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Festival Format Court 2025, participez au Jury Étudiant !

Vous avez entre 18 et 25 ans et vous êtes passionné·e de cinéma, et surtout de courts-métrages !? Devenez membre du Jury Étudiant de la 6ème édition du Festival Format Court qui aura lieu du mardi 2 au dimanche 6 avril 2025 au Studio des Ursulines (Paris, 5e).

A travers cette expérience de juré.e, vous aurez l’occasion de découvrir notre festival, de visionner les 18 films de notre compétition, d’assister aux rencontres avec les équipes et de décerner un prix (le vôtre !) à l’un des films sélectionnés, lors de la cérémonie de clôture le dimanche 6 avril prochain. Ce Jury, composé de 5 personnes, participe au festival au même titre que le Jury professionnel et le Jury presse.

Pour postuler au Jury Étudiant, contactez-nous avant le mercredi 5 mars 2025 pour vous présenter et exprimer votre désir de participer à notre festival.

Attention : être membre du jury nécessite votre présence durant le festival, particulièrement le samedi 5 avril et le dimanche 6 avril ainsi que pour les projections privées.

Envoyez-nous vos candidatures à l’adresse suivante : coordinationformatcourt@gmail.com

Queen Size de Avril Besson

Tout commence assez simplement : une petite blonde, combinaison fleurie vient acheter un matelas Queen Size à une grande brune élancée dans son jean. Mais lorsque les imprévus d’organisation s’enchaînent, la banale transaction se transforme en un mini-périple qui dépasse vite le cadre de l’ameublement. Dans ce film qui s’est frayé un chemin jusqu’aux nomination des César, une sensation d’improvisation, d’urgence de vie nous prend au vol. Un matelas à déplacer, pas de voiture, pas le temps et une décision impulsive plus tard, les deux femmes que tout semble opposer se retrouvent ensemble dans la rue bien décidées à dompter à deux et à pied l’encombrant objet.

C’est une rencontre inopinée de deux personnes à un tournant compliqué de leurs vies : Charlie, interprétée par India Hair, en deuil de sa dernière parente qui lui a laissé un appartement et Marina, campée par Raya Martigny, obligée par économie de revenir chez ses parents. Ce matelas devient alors un pont qui les relie, les accompagne dans chaque étape d’un parcours physique et émotionnel. Depuis l’appartement fraîchement vidé de l’une à la chambre nouvellement meublée de l’autre, nous suivons au plus près les personnages et leur route au rythme de laquelle la distance sociale s’envole peu à peu. Poussées par ce temps de coopération imprévue, elles s’ouvrent petit à petit et des liens se nouent autour de ce déplacement de mobilier. Là où l’une doit laisser tomber sa possession, l’autre la récupère pour son nouvel abri. « A l’abri », comme elle le dit mais peu comblée dans un confort dont elle est presque lassée et que sa congénère, comme une lionne sur le point d’être remise en cage, envie. Un peu perdues et désabusées, les femmes s’échangent des bribes de leur vie, se découvrent, se rendent compte qu’elles ne sont peut-être pas si différentes.

Tout cela est joué avec un naturel très fort qui donne la sensation d’y être, d’être aux côtés des personnages. En toute simplicité on est propulsés avec elles au milieu des cafés et des boutiques, dans ce chemin tortueux aux multiples à-coups, sensation appuyée par des plans très rapprochés et une caméra fluide qui s’adapte aux mouvements des personnages. Ce réalisme est même parfois déroutant principalement dans les premières minutes du film où l’on se croirait presque comme un personnage invisible qui espionne la discussion. Passée cette première impression, le film séduit vite par sa sincérité. En même temps que les deux héroïnes discutent, nous apprenons à les connaître, entrevoyons leurs passés, leurs échecs, leurs aspirations. On ne connaîtra longtemps pas leurs noms et pourtant leur charme nous emporte, suffit à rendre leurs rôles attachants, touchants. Elles-mêmes s’apprivoisent : d’abord gênées, prises dans des échanges conventionnels, elles deviennent peu à peu troublées l’une par l’autre. Entre celle corsetée de manières et celle qui tutoie directement, une complémentarité se créé. L’objet qui gardait un espace de sécurité entre les deux évolue lui aussi et finit par les rapprocher et envoyer voler la bienséance lorsqu’elles s’étalent de tout leur long dessus après leur longue marche. Leurs deux mondes s’entrechoquent et leurs corps se rapprochent, brouillent les limites, les distances entre les peaux.

C’est le début d’une friction, d’une étincelle, d’un moment d’échappatoire pour ces personnages à l’étroit dans les normes. Charlie, stressée et propre sur elle est mise devant ses réelles envies lorsque Marina, plus franche et directe entre pas à pas dans son univers, son salon et même ses songes alors qu’elle s’assoupit sur le fameux matelas. Le film délaisse alors son réalisme pour une scène plus onirique jouant de symboles sur les routes de la vie. Un début d’histoire d’amour qui pourrait sauver ces personnages d’une vie subie ? Si la fin assez ouverte nous laisse compléter le destin de ces héroïnes ordinaires, la réalisatrice leur réserve déjà de nouvelles aventures dans long-métrage en préparation, Les Matins merveilleux où le duo d’actrices et de personnages partagera à nouveau l’écran.

Rachel Laurand

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Article associé : l’interview de Avril Besson

Q comme Queen Size

Fiche technique

Synopsis: Ce matin, Marina a rendez-vous avec Charlie pour lui vendre un matelas. Ce soir, elle annulera son avion pour la Réunion. Mais ça, elles ne le savent pas encore.

Genre : Fiction

Durée : 19’

Pays : France

Année : 2023

Réalisation : Avril Besson

Scénario : Avril Besson

Interprétation : Raya Martigny, India Hair, Marie Loustalot

Image : Julia Mingo

Son : Tristan Pontécaille

Montage : Avril Besson

Mixage : Jean-Charles Bastion

Production : The Cup of Tea, Topshot films

Article associés : la critique du film, l’interview de Avril Besson

Festival Format Court 2025, l’affiche !

Après Lucrèce Andreae, Agnès Patron, Marie Larrivé, Marine Laclotte et Vadim Alsayed, c’est au tour de Balthazar Lab, lauréat du Prix de l’Image pour son travail sur Après L’aurore de Yohann Kouam primé lors de notre dernière édition, de signer l’image de notre 6ème Festival Format Court !

Venez célébrer avec nous cette nouvelle édition du festival, organisée du mardi 2 au dimanche 6 avril 2025 au Studio des Ursulines (Paris 5e), où de nombreux courts-métrages et de bien belles rencontres vous attendent !

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Graphisme : Isadora Guercovich

 

M comme My Brother, My Brother

Fiche technique

Synopsis : Ce film d’animation autofictionnel explore les complexités d’un passé partagé par deux jumeaux identiques : Omar et Wesam. Un récit parallèle présente les deux versions de leurs souvenirs – depuis les instants de leur vie fusionnelle in utero, au moment où ils sont séparés par la mort de l’un d’entre eux ; brouillant les lignes entre leurs identités, la réalité et la fiction, le présent et le passé.

Genre : Animation

Durée : 15’

Pays : Égypte, Allemagne, France

Année : 2024

Réalisation : Abdelrahman Dnewar, Saad Dnewar

Scénario : Saad Dnewar

Animation : Dnewar Brothers, Samaka Studio

Création graphique : Saad Dnewar

Son : Myrto Chatziandreou, Matthais Lempert, Andrew Mamdhou Ayoub

Voix : Sherif Zein, Marwa Khali, Abdelrahman Dnewar…

Production : Punchline Cinéma, Dnewar Films, Milkman Films

Articles associés : la critique du film, l’interview de Abdelrahman Dnewar

My Brother, My Brother de Abdelrahman et Saad Dnewar

Un contexte de création difficile entoure ce film qui raconte la vie en Égypte de deux frères jumeaux Omar et Wessam. Ces deux personnages sont la transcription à l’écran de leurs réalisateurs Abdelrahman et Saad Dnewar, également jumeaux et cinéastes. Frappés par la perte de leur mère, ils souhaitaient lui consacrer un film avant d’être eux-mêmes séparés par la mort de Saad. Cette autofiction, ayant obtenu une Mention spéciale à Clermont-Ferrand et programmée également à Rotterdam, commencée à quatre mains a donc été terminée par deux et rend hommage aux proches disparus du réalisateur dans un mélange subtil d’animation, de prises de vue réelles, de scénettes dessinées et d’archives de famille.

My Brother, My Brother, ce sont des souvenirs que l’on fait ressurgir. Il y a les éléments matériels une photo, des documents médicaux, des lieux qu’une voix-off commente presque dans un style de documentaire. Il y a les souvenirs qui n’ont pas laissé de traces et que l’on aimerait revoir, les vidéos non prises par crainte du « mauvais œil », les lieux vides que l’animation vient combler, réécrire en redonnant un instant vie aux absents. Ainsi, les échographies de grossesses se transforment en grands yeux de bébés et la fiction fait sa place. La voix-off devient personnage pour nous raconter son monde, un monde tout en pudeur et discrétion dont les couleurs pastel et souvent sombres ne menacent pas mais dissimulent de grands mystères. On ressent la complicité entre Omar et Wessam, l’amour qu’ils reçoivent tout autant que les non-dits qui les enserrent, les réponses qu’ils cherchent dans un foyer qui fait cohabiter science et religion. Comment une femme tombe-t-elle enceinte ? La question posée à leur mère reste sans explication claire et l’appel à la prière retentit, rythmant la journée. Comme ses protagonistes le film se passe de longues explications et parfois de dialogues, il laisse parler l’image, les visages. L’animation intègre également une touche onirique, notamment lorsque les frères aperçoivent un hippopotame, se font face dans l’utérus ou tentent littéralement de mettre en lumière leur questionnements en fouillant le bureau sombre de leur père. La disparition de Wessam/Saad a aussi lieu de manière symbolique, lors d’une scène de prières où il s’en va peu à peu, laissant Omar dans un cadre en partie vide.

Leur gémellité est le cœur du film dans lequel ils partagent presque toutes les scènes et où leurs sœurs de la vie réelle n’apparaissent que brièvement. On confond d’ailleurs parfois leurs personnages à l’écran. Le peu de signes distinctifs et les effets de symétrie lorsqu’ils bougent ensemble renvoient dans certaines scènes la sensation étrange que l’un a été dédoublé, décalqué. Un bagarreur prend l’un pour l’autre et peu de temps après dans la lumière faible d’un bureau, leurs ombres se confondent, passent de deux à une, à deux. Ce jeu de de double est accentué par le fait que Omar et Wessam sont tous deux interprétés par Abdelrahman Dnewar, ce qui renforce l’effet de flou tout en redonnant momentanément une voix à son frère.

My Brother, My Brother n’était pas qu’un film, c’était le projet des jumeaux qui se destinaient à la même école de cinéma dans la vie (DFFB Film Academy, Berlin). Que se passe-t-il quand l’un part et l’autre reste ? Que devient cette création ? Abdelrahman Dnewar a le courage la terminer, de porter le projet qu’ils avaient bâti ensemble et de le faire parvenir jusqu’à nous, réalisant le rêve des deux et permettant à son frère, d’une certaine manière, de continuer de vivre via son art.

Rachel Laurand

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Article asssocié : l’interview de Abdelrahman Dnewar

Poupées de son, poupées de cire

Microphones à bonnettes, tables de mixage, casques et perches ont envahi récemment le festival de Clermont-Ferrand dans le cadre d’une rétrospective autour du son, qui n’a rien du parent pauvre du cinéma. La désarticulation de l’image et du son est source de comique et de quiproquos. Le travail sonore permet l’établissement d’un hors-champ contaminateur qui distille de la tension dans le corps du métrage. Ses possibles interprétations donnent lieu à une narration complexe et à la suggestion. Parmi plusieurs propositions passionnantes, quatre films de la rétrospective s’emparent des vertus du son avec maîtrise et inventivité : Son seul, Svømmeren, On the origin of fear et La peur, petit chasseur.

Son seul

Film de fin d’études de la Fémis, Son Seul incarne l’achèvement de l’apprentissage de Nina Maïni de la discipline sonore. Ingénieure du son, Son seul est son unique film en tant que réalisatrice, ce qui est peut-être regrettable lorsque l’on mesure l’habileté du travail sonore, ainsi que la mise en place réussie d’un burlesque très ingénieux. Dans le film de Nina Maïni, un ingénieur du son et son perchman doivent enregistrer des sons seuls afin de finaliser leur travail.

Le film s’ouvre avec une séquence du tournage, deux enfants soufflent dans un crocodile gonflable au bord de la mer. Cette situation première, de jeu, d’entente, de travail époumoné en duo, est un écho au tandem adulte, incarné par Philippe Duquesne et Pascal Demolon. La quête des sons seuls, l’impossible captation d’un cri de mouette sans le doux roulis des vagues, sont liées plastiquement à l’enfance. Dans la voiture, les deux personnages à l’avant sont séparés dans le cadre par la présence sur le siège arrière de la bouée gonflable. Cette scission par le crocodile introduit la déchirure relative de ces personnages : le perchman abandonne l’ingénieur son sur leur prochain projet afin de lui-même atteindre ce statut. On assiste à une forme de traîtrise autant qu’à une rupture, vite remise en cause par la créativité et la vivacité avec laquelle le perchman essaie d’attraper en plein vol le cri de l’oiseau pour l’offrir à son ami. Les mots usuels ne suffisent pas pour témoigner l’affection complice que l’un et l’autre se portent, il faut aller du côté du son ; ce qui les lie plus que ce qui les sépare. Son seul rend hommage à cette invention caractéristique des métiers du son. D’autres films de la rétrospective portent ce parti pris de la débrouille, de l’ingéniosité et in fine d’une profession qui regarde du côté des illuminations et des jeux de l’enfance.

Nina Maïni réinvestit les codes du burlesque, en jouant sur un couple un peu dépareillé, qui n’est pas sans rappeler celui de Laurel et Hardy. Les deux partenaires se noient dans un paysage souvent saisi en plan de grand ensemble. Ce sont de petites poupées de son qui s’agitent, sur une plage, comme les enfants de la première séquence s’essoufflaient pour gonfler leur crocodile. Petit clin d’œil aux films de Charlie Chaplin, un plan saisit les deux compères marchant vers un horizon infini sur la plage, avant que le film ne rebondisse : il existe un après Chaplin, un nouveau burlesque. Le travail du son est un artisanat, fait de connivences et de fulgurances. Plus qu’un auteur et son film, le cinéma, c’est un ensemble d’individus réunis pour un seul objet. La rétrospective de Clermont-Ferrand le rappelle en présentant les merveilleux à-côtés de la réalisation d’un film.

Svømmeren

Dans le sixième film de Máté Boegi le son est le lieu de l’interprétation complexe, comme la source d’une curiosité obsessionnelle. Ici, un ingénieur du son et sa compagne se déchirent dans un paysage sauvage danois. Lui, microphone couvert d’une bonnette à la main et casque sur les oreilles, est à la recherche de sons d’ambiance. Elle, l’œil à l’appareil, prend des photographies. C’est un couple de cinéma, l’un est l’image, l’autre est le son. Svømmeren en chargeant ses personnages de cette dichotomie, réinvente la manière de figurer la fissure d’un couple. Le son se dénoue de l’image, cela amène la question de la lecture, du sens que l’on donne : à quoi renvoie visuellement ce que l’on écoute ? De cette disjonction émane une tension imparable qui culmine lors de la séquence de dédale dans un bunker sur le sable, rongé par l’écume. Le film de Máté Boegi se rattache à la trinité cinématographique de l’enquête par l’image et le son : Blow-Up d’Antonioni, Conversations Secrètes de Francis Ford Coppola et Blow Out de Brian de Palma. Si dans ces trois films, la recherche jaillit d’une frustration liée à un impensé de l’image, du son, de leur inadéquation, elle est aussi liée à une pulsion de voyeurisme, scopique, sonore, tout comme une pulsion de meurtre inconsciente. Il y a un plaisir que l’on n’ose nommer qui réside dans la fascination qu’un meurtre ait pu être commis et que l’on puisse en situer les rouages. Dans Svømmeren, ce n’est plus le meurtre qui est fantasmé, mais l’adultère. Le personnage tend sa perche en direction de sa compagne pour entendre sa communication téléphonique au début du film, il poursuit un son dans le bunker : celui des râles érotiques d’un couple en liaison charnelle. Sur ses gémissements, il projette son fantasme que sa compagne le trompe avec le “nageur” (c’est la traduction française de Svømmeren) qu’elle prenait en photo, par désir inconscient, comme peut-être par volonté d’escamoter sa propre culpabilité. Le film réussit à subvertir la thématique de l’adultère, comme celle de la pulsion, dans un décor fait de bunkers abandonnés en bord de mer, qui évoque la déliquescence du couple. Le dernier plan, en deux visages, évoque Bergman, comme il ancre la fêlure, initiée par une envie débordante d’entendre et d’interpréter.

On the origin of fear

Chef-opérateur sur plusieurs courts-métrages, Bayu Prihantoro Filemon signe deux films en tant que réalisateur. On the origin of fear sorti en 2016 est son premier film en tant que cinéaste.

Dans ce court métrage resserré qui prend la forme d’un huis clos dans un studio d’enregistrement, Bayu Prihantoro Filemon donne un corps au son. La voix de l’acteur qui fait le doublage s’imprime et saillit dans les traits distordus de son visage, tout entier saisi par les inflexions, les cris, que le metteur en scène lui impose. S’il est très simple dans son intrigue, comme dans son décor, son propos théorique est quant à lui d’une complexité vertigineuse. Le son prend en charge la schizophrénie d’un régime, l’homme incarne à la fois la victime et le tortionnaire. C’est le cas, souvenons-nous, du cygne blanc et du cygne noir, joués tous deux par la même danseuse, cette polarité d’un même corps avec une charge tragique faisait la tension psychologique du film Black Swan de Darren Aronofsky. Ici, c’est l’allégorie d’un pays, l’Indonésie, tiraillé entre le communisme et le régime au pouvoir. La caméra tourne régulièrement autour du personnage, l’oppressant, faisant cercle ; le cri ici n’est pas libérateur, mais coercitif. C’est d’abord celui du bourreau dont les ordres secs et hurlés raidissent le visage de l’acteur. Ce mugissement devient celui, mouillé, de la victime torturée, qui déverse sa violente plainte. Le film de Bayu Prihantoro Filemon donne lieu à une performance exceptionnelle d’un acteur (Pritt Timothy) dont la voix se fait plus grosse que le corps, le tuméfiant, et qui le fait basculer d’un rôle à l’autre dans un glissement saisissant. C’est aussi l’histoire d’une mystification. Ce qui se joue devant nous relève de l’usage fallacieux de la voix, du son pour appuyer le récit anti-communiste soutenu par le régime. Non seulement le son se donne un corps, scinde en deux un même homme, un même État, mais se fait aussi mensonge, et on le devine, assassin. C’est cet emploi machiavélique du son que sous-tend le titre : l’origine de la peur ou le détournement insidieux et despotique des moyens de l’art.

La peur, petit chasseur

La rétrospective rend également hommage au cinéaste Laurent Achard, disparu en mars 2024, auteur primé deux fois au festival de Clermont-Ferrand. Un plan fixe de moins de dix minutes, dans lequel un enfant et un chien sont les témoins auditifs d’une agression conjugale au sein d’une maison située en arrière-plan. La peur, petit chasseur, d’un minimalisme radical, évoque la violence des surgissements, comme des blessures traumatiques de l’enfance, thématiques qu’il partage avec Maurice Pialat dont l’œuvre hante son cinéma. C’est une excellente idée de remontrer ce film de Laurent Achard, devenu un cas d’école, souvent analysé pour son extraordinaire travail sonore. La puissance du film n’a d’égale que la relative simplicité de sa mise en scène. Un plan fixe, un enfant, un chien, une maison. À l’intérieur de celle-ci, le hors-champ violent et cruel d’un homme qui bat sa femme. Si l’image est placide, figée, dans un cadre qui inspire la quiétude, un jardin où l’on étend le linge, ce vernis d’apparente sérénité est désavoué par ses personnages. Il y a le chien, enchaîné, que l’on peut voir comme l’allégorie des femmes victimes de violences conjugales, et un enfant qui ne joue pas, un enfant prostré, en proie à la peur. Dans ce court, on s’appelle mais on ne se répond pas, la femme étend son linge en silence. Plus que du son, c’est un vacarme, douloureux, qui gronde au fur et à mesure et explose, en cris et vaisselle cassée, en train qui passe avec fracas. Cinéaste de l’enfance douloureuse, du contraste, du non-dit, c’est avec le son que Laurent Achard contamine l’immuabilité du plan, le crevant de violence, de coups, de traumatismes. La peur, petit chasseur est un geste de mise en scène, radical, féroce, inimitable. Cela donne envie de se replonger dans la filmographie tourmentée et rare (trois longs métrages seulement) d’un artiste regretté.

Lou Leoty

Jocelyne Saab, les images pour témoigner et résister

Au festival de Clermont-Ferrand, on regarde au-delà des montagnes vers le Moyen-Orient et son cinéma. Le Liban est mis à l’honneur dans l’une des sections “Panoramas”, on y découvre son cinéma contemporain. Marqué par la guerre et ses ravages dans Beyrouth, par les conflits et persécutions actuels, il déborde aussi d’une énergie inflammable, celle de créer des nouvelles images, un cinéma nouveau sensible et fort comme une fleur qui renaîtrait des ruines. Il devient essentiel alors pour comprendre cette ardeur de remonter dans les années 70 et 80 au cinéma de Jocelyne Saab. Journaliste, reporter de guerre, mais surtout réalisatrice et porteuse d’un cinéma politique et poétique, Jocelyne Saab est une figure du cinéma nouveau libanais. Le festival de Clermont-Ferrand lui consacre une collection où l’on peut découvrir trois de ses courts-métrages, Les Enfants de la guerre, Beyrouth, jamais plus et Beyrouth, ma ville.

Trois films qui témoignent avec force du travail de leur cinéaste, celui de documenter la guerre du Liban, de témoigner de l’horreur mais surtout de donner du sens à l’inhumain. De telles images racontent une horreur indicible, comment peuvent-elles dire et transmettre ce qu’elles portent ? Une question qui aujourd’hui résonne avec fureur tant les images de violence dans le monde inondent nos médias et se banalisent, noyées les unes dans les autres. Nos regards et nos cœurs manquent-ils de sensibilité ? Les images que nous voyons faillissent-elles à transmettre leur réalité ?

Jocelyne Saab nous rappelle qu’il est possible de montrer ce qui semble impossible à montrer. Malgré les décennies et la distance, ses images nous traversent et laissent en nous leurs sensations, horreur, effroi, stupeur, lutte et espoir. « Il faut terroriser les images pour que les hommes choisissent de les oublier » est dit dans Beyrouth, ma ville. Que faut-il faire alors pour qu’elles ne soient pas oubliées ?

Les mots, les images, la musique, saisissons-nous du sensible pour dénoncer l’horreur. La caméra est dès son invention un outil de témoignage, elle capture un regard ici pour le transporter ailleurs, permettant aux images de voyager. Portée à la main, sur l’épaule, au plus près du chaos, elle saisit des fragments du réel, des preuves impossibles à nier. Mais la caméra n’est pas le cinéma à elle seule, car le cinéma s’écrit. Jocelyne Saab s’empare de sa grammaire pour documenter et dénoncer, elle ne se contente pas d’une caméra témoin immobile. Dans Les Enfants de la guerre, le face-à-face entre victimes et bourreaux est rendu possible au montage. Les visages des enfants où on lit colère et détresse précédent à des images d’archives, en plans serrés elles aussi, sur les responsables du conflit. Comment alors ne pas jeter un regard accusateur sur eux ? La musique nous accompagne dans notre ressentiment : « Pour qui ? Combien ? Quand et pourquoi ? Contre qui, comment ? Contre quoi ? C’en est assez de vos violences. D’où venez-vous ? Où allez-vous ? Qui êtes-vous ? Qui priez-vous ? Je vous prie de faire silence. » A l’ouverture du film, les images se bousculent, enfants et bourreaux se confrontent et nous confrontent. Plus tard dans le même film, alors que les enfants jouent à la guerre, des images d’archives viennent rappeler le conflit qu’ils imitent. Elles viennent entrecouper sans relâche les scènes de jeu des enfants, si bien que les images se confondent. Les cadavres “joués” et les “vrais” cadavres se suivent et se ressemblent. Les mains des enfants découpent les cous de leurs camarades, dévoilant l’horreur à laquelle ils sont confrontés et qui leur est devenue habituelle. Peu à peu, les cris des jeux sont remplacés par les cliquetis des armes. En surimpression sonore, la guerre est toujours présente, parfois elle s’efface derrière les cris des enfants, toujours rappelés dans un hors-champ qui ne cesse de gronder. Alors que la caméra s’attarde sur les dessins des enfants, les bombes et les tirs éclatent, transformant le dessin en preuve tangible de ce dont il témoigne.

Jocelyne Saab se saisit de la poétique du cinéma, du montage, du texte, de musiques. Beyrouth, jamais plus, est écrit par la poétesse libanaise, Etel Adnan ; et, alors que la caméra saisit les étincelles du soleil sur le sol jonché de bouts de verre, on entend son texte : “une sorte de poésie amère a remplacé l’insouciance qui régnait par le passé. L’insolite a démoli les choses ordonnées. Des millions de petits soleils jouent dans les vitres brisées. » Un instant de beauté côtoie ce qui est affreux et redonne à toutes ces images leur sensibilité. Jocelyne Saab insuffle une nouvelle âme au peuple libanais en révélant la beauté qui réside au cœur des ruines.

Les vestiges s’érigent en monuments de mémoire dans les films de Jocelyne Saab. Ils sont les vestiges du présent, du passé et du futur de Beyrouth. Ces images des destructions documentent ce qui a été, l’invisible Beyrouth, la ville qui ne sera plus. Dans Beyrouth, jamais plus, les objets détruits, les cabarets éventrés, les machines à écrire et les juke-box témoignent d’un autre temps. Les mannequins, faux corps de vrais vestiges, sont éparpillés dans la ville, bras, jambes et têtes au quatre coins des rues – nous rappelant sans cesse les conséquences horrifiques d’un bombardement sur la chair humaine. Les images des vestiges s’inscrivent comme un motif, répétant sans cesse la dévastation et réveillant le fantôme de la ville. Beyrouth, ma ville commence dans les décombres d’une maison avec le soulagement d’une survivante mais aussi sa stupeur. On perd un toit, on perd aussi son identité. Des blessés aux visages arrachés suivent aux décombres des maisons. Parmi les images de vestiges, certaines nous heurtent à la réalité des corps meurtris par les bombardements. Ainsi ces visages se succèdent les uns aux autres et ne peuvent que nous saisir tant ils nous obligent à voir et donc à témoigner. Les films de Jocelyne Saab ne sont pas dénués d’images monstrueuses ; il faut nommer la guerre et montrer ces mouches qui se posent par centaines sur les corps cadavériques d’enfants qui ne sont pas encore morts. Mais si la réalisatrice souhaite témoigner de cette misère, elle construit le portrait d’une ville et de son peuple qui survit et résiste. Ainsi, ce vieil homme qui arrose ses plantes, “plus fortes que les bombes”, dans Beyrouth, jamais plus. Jocelyne Saab filme une ville qui vit encore où dans les vestiges du passé survivent quelques-uns et quelques-unes dans une nouvelle ville.

Le texte d’Etel Adnan résonne aujourd’hui avec beaucoup de force : « On a trop dit l’horreur et la dévastation, trop raconté la mort qui s’abattait sur nous et qui venait d’ailleurs. Finalement, dans les guerres, les images qu’on retient et qu’on se plaît à répandre, c’est tout ce qui exprime la présence d’un ennemi, sa guerre, ses crimes, ses images projetées sur la ville. Toutes ces images de la mort tellement superposées qu’on ne voyait plus les hommes accrochés à la vie avec tant de passion qu’ils enchantaient la ville et lui donnaient une âme. »

Les images de Jocelyne Saab documentent la guerre mais elles viennent surtout remplacer d’autres images, celles qui font des Libanais des victimes invisibles, des corps ensevelis sous les débris. La réalisatrice choisit de montrer ces corps – qu’ils soient suggérés ou pas et ainsi nous heurte à notre regard occidental. A la fin de Beyrouth, ma ville, les soldats mettent des bandeaux sur les yeux des prisonniers pour cacher ce qu’ils savent déjà, les tortures et la mort très proches. Cette scène semble nous regarder, nous qui savons mais ne voyons pas. Par la force des images, dans leur présence comme dans leur absence, Jocelyne Saab nous invite à mieux regarder.

Aujourd’hui, ces images résonnent avec une actualité brûlante. Gaza anéantie, le Liban frappé à nouveau, les Palestiniens menacés d’expulsion… Les drapeaux palestiniens qui flottaient fièrement dans les films de Saab, portés par ceux qui espéraient encore la victoire, prennent une teinte tragique face à l’ampleur de l’actualité en cours. Les films de Jocelyne Saab nous questionnent bruyamment : comment témoigner sans céder aux vainqueurs ? La réalisatrice nous offre une réponse en ré-enchantant les vestiges. Ses images ne nient pas la guerre, ni ne l’adoucissent, mais elles construisent une mémoire vivante. Elle filme non seulement la destruction, mais aussi ceux qui continuent à exister, à jouer et à survivre. Elle nous apprend à regarder dans les cendres et la poussière des vestiges où le sang a coulé pour y trouver les reflets du soleil dans le verre brisé, les éclats d’espoir et de lutte qui survivent encore et toujours dans les décombres.

Agathe Arnaud

Loïc Espuche. Laisser l’imprévu s’installer

Beurk !, son premier film d’animation professionnel, est sélectionné aux César et nommé aux Oscars 2025. Après avoir mené, avec ses productrices Juliette Marquet (Ikki Films) et Manon Messiant (Iliade et Films), une campagne de crowdfunding maligne et drôle pour emmener des Frenchies à Hollywood, Loïc Espuche présente actuellement son film à Clermont-Ferrand. Beurk ! ou Yuck ! (en anglais) sorti en salles le 5 février, grâce à Cinéma Public Films, dans le cadre d’un programme de cinq films sur le thème de l’amour, accessible dès 6 ans. L’occasion de revenir sur Beurk !, l’histoire de Léo, un petit garçon qui tente de résister à l’amour et aux bisous dégoûtants, avec le risque de voir sa bouche se teinter de rose paillette.

Format Court : Avec tes productrices, vous avez lancé une campagne de crowdfunding pour le film. On y apprend beaucoup de choses, comme le fait que le film a mis 5 ans et demi à se faire, qu’il y a eu 63 versions de scénarios, et que le coût principal de la campagne aux Oscars, c’est la promotion. Comment as-tu appréhendé tout cela ?

Loïc Espuche : Les productrices, c’était aussi leur première campagne pour les Oscars. On a vraiment appris aux côtés de Benoit Berthe Siward et de The Animation Showcase, son agence de communication qui gère ces campagnes depuis 7 ou 8 ans. Benoit a beaucoup de contacts, de réseaux, et sait exactement comment ça fonctionne. Par rapport aux Césars, où la campagne est beaucoup moins développée (on a juste envoyé deux mails), les Oscars, c’est très normé, surtout à cause de tous les scandales qui ont eu lieu ces dernières années. Chaque année, l’Académie améliore le processus. Il y a des questions de timing, de stratégie sur quels événements participent réellement au vote, et d’autres petites questions pratiques. Par exemple, il y a un événement auquel Benoit allait chaque année, mais cette fois, il tombait le jour des élections présidentielles américaines. Il nous a dit que ça ne servait à rien d’y dépenser 2 000 dollars, car tout le monde serait en train de se demander qui serait le prochain président.

Et vous vous basez sur le montant que vous avez obtenu via le crowdfunding ou avez-vous d’autres soutiens ?

L.E. : On a investi de l’argent personnel, mais on a aussi des soutiens. Une sortie en salles aux États-Unis de cinq courts-métrages nominés pour l’Oscar du meilleur film d’animation est prévue. Cela va bien sûr rapporter de l’argent.

À quel moment as-tu étudié à l’EMCA d’Angoulême ?

L.E. : Je crois que j’y étais de 2011 à 2013, puis je suis allé à La Poudrière à Valence de 2013 à 2015.

Qu’est-ce qui fait leur distinction ? Pourquoi une formation a-t-elle besoin d’être complétée par une autre ?

L.E. : Je pense qu’à l’EMCA, la formation était plus libre, plus axée sur la découverte. En trois ans, tu pouvais explorer ce qui t’intéressait, quitte à laisser d’autres choses de côté. Cela m’a permis de savoir ce que je voulais faire et d’explorer des aspects très personnels. À La Poudrière, c’était plus professionnalisant autour de la réalisation. Là-bas, il n’y a pas de cours techniques en animation, mais tu apprends vraiment à concevoir un projet et à réaliser un dossier financier. Ça te permet de comprendre la gestion d’un budget, de savoir comment payer des intervenants, et de te préparer au poste de réalisateur ou réalisatrice. C’est une formation assez complète, qui couvre aussi bien le court-métrage que des projets de séries ou de télévision. Je trouve que c’est un bon complément mais je te parle de mon ressenti d’il y a 10 ans, ça a peut-être changé.

À l’EMCA, avais-tu déjà réalisé des courts-métrages ?

L.E. : Oui, j’avais réalisé mon film de fin d’études, intitulé Je repasserai dans la semaine, que j’ai co-réalisé avec Sophie Devautour et Alizée Cholat. Ce film a plutôt bien marché, il a été sélectionné à Clermont-Ferrand. À La Poudrière, j’ai fait un autre film de fin d’études, Tombés du nid, qui a aussi été à Clermont-Ferrand et a remporté un prix à Premiers Plans d’Angers. Il a pas mal tourné en festivals.

Vous étiez trois sur le premier film. Qu’as-tu appris à travers ces projets en collectif et en solo ?

L.E. : J’aime beaucoup le travail en équipe. Faire un film de fin d’études en équipe me paraissait naturel, car cela permet de faire plus que ce qu’on pourrait faire seul, non pas forcément en termes techniques, mais en termes de durée. On peut explorer des choses qu’on n’aurait pas pu faire seul. Avec Sophie, on a décidé de faire un projet ensemble, et chacun a proposé des idées. J’ai proposé une histoire qui m’était arrivée, et ça a parlé à tout le groupe. Chacun a fait des propositions selon ses affinités. Quand quelque chose n’allait pas, on continuait à creuser pour trouver une solution qui convenait à tout le groupe. À La Poudrière, tu te retrouves seul à réaliser. Tu assumes plus tes choix, tu portes davantage de responsabilités.

Avant de faire Beurk !, tu as travaillé sur des longs-métrages. Est-ce que ça t’a permis d’apprendre pour ton premier court-métrage professionnel ?

L.E. : Je n’avais pas forcément l’idée, en sortant de l’école, de faire directement un film. J’avais aussi envie d’être indépendant et de gagner ma vie. Travailler pour d’autres t’aide à comprendre comment un réalisateur gère son équipe, ce qui te motive ou pas, et comment organiser le travail d’une production. Tu apprends à exprimer les demandes et à comprendre celles des autres.

Ça a été comme une troisième école…

L.E. : Oui, en quelque sorte. Travailler comme technicien dans différentes productions m’a permis de rencontrer des producteurs et et des productrices et de savoir ce que je cherchais. Ça a aussi facilité les collaborations futures, comme avec Juliette Marquet et Manon Messiant sur Beurk !. On s’était rencontré sur un film de Sacrebleu, L’Extraordinaire Voyage de Marona [d’Anca Damian], et quelques mois plus tard, on a décidé de produire le film ensemble.

À quel moment as-tu compris que l’apparition des lèvres roses dans Beurk !, ça pouvait marcher aussi bien à l’écrit qu’à l’image ?

L.E. : Dès que l’idée des bouches roses s’est opposée aux dialogues, j’ai senti que j’avais quelque chose de spécifique. Même en pitchant l’idée oralement, les gens commençaient déjà à la visualiser.

Il y a vraiment eu 63 versions de scénario ?

L.E. : Il y en a eu beaucoup, certaines n’avaient que des petites variations, mais il y a aussi eu de nombreuses animatiques. L’écriture du film a pris trois ans et demi. Ce n’était pas juste des révisions, il y a eu des changements fondamentaux au fur et à mesure. Le projet est parti d’un concept sans véritable histoire, sans dialogues. Au début, il se passait dans un parc, puis dans une école maternelle, mais il y avait des problèmes d’âge et de pression sociale liée aux bisous. Il a fallu adapter le projet en conséquence. Au fur et à mesure, le projet a pris forme, avec des ajouts de dialogues, jusqu’à ce qu’on se retrouve dans un camp de vacances où les enfants côtoient les adultes. Tout ça a été très progressif, très long. Je pense que dans l’écriture, il faut chercher à mettre les choses à la bonne place. Moi, j’ai besoin de savoir pourquoi je mets tel élément et le questionner sans cesse.

J’ai pensé au film d’Osman Cerfon, Aaaah !, qui utilise aussi des voix d’enfants. Ça t’a inspiré ?

L.E. : En fait, j’ai eu l’idée de Beurk ! avant qu’il sorte Aaaah ! ne sorte. Il a sorti son film avant que je termine le mien, mais au moment où j’ai vu le film, j’étais déjà bien avancé. Pour revenir à l’écriture, je pense que c’est vraiment une question de structure. Il faut comprendre comment positionner chaque élément. Ce qui est intéressant, c’est que même si le scénario fonctionne sur le papier, une fois que tu le passes à l’animatique, ça peut ne pas marcher du tout. Dès que je finissais une version qui me plaisait, je la passais en animatique et je voyais ce qui clochait. Cela me poussait à retravailler le scénario et refaire l’animatique. Parfois, ça changeait complètement l’approche. J’ai fait entre 12 et 13 animatiques, et chacune d’elles a été essentielle pour l’évolution du projet.

Quand on est arrivés à l’enregistrement des voix des enfants, mon animatique n’était pas encore complètement aboutie. Il ne restait plus qu’une semaine, alors j’ai corrigé le scénario. On a décidé de vraiment travailler avec les enfants sur le jeu, de faire entrer la vie dans ce projet. On les a enregistrés avec une perche, pour qu’ils puissent bouger et être dans l’interprétation, pas dans la récitation. Après, il a fallu travailler toute cette matière. Ce qui est difficile avec les enfants, c’est que parfois deux répliques peuvent être parfaites séparément, mais ne pas fonctionner ensemble. C’est dans le montage des voix que le film a commencé à se dessiner, et c’est sur cette base que j’ai fait l’animatique finale. Un plan a même changé à ce moment-là. Héloïse Pelloquet, qui a fait le montage, est arrivée très tôt. Elle a vu les premières versions de mes animatiques et a contribué à l’évolution du film.

Beurk ! est son premier film d’animation. Pourquoi avoir pensé à elle ?

L.E. : Quand mes productrices m’ont proposé trois personnes pour le montage, j’avais déjà vu les films d’Héloïse, et j’étais fan. Ça a été une évidence. Pour te dire, il y a dix ans, j’avais vu L’âge des sirènes dans une séance à la Cinémathèque, et à la fin, je suis allé la voir pour lui dire que j’avais adoré son film et que je voulais voir ses autres films.

Le fait de t’inspirer de choses réelles, est-ce que cela t’apporte une base solide pour raconter tes histoires ? Et penses-tu qu’un projet purement imaginaire serait plus risqué ?

L.E. : Oui, je trouve que c’est plus simple de s’ancrer dans quelque chose que l’on a vécu ou observé. Parfois, dans la vie, des événements incroyables se produisent, des choses qui vont bien au-delà de ce que l’on pourrait imaginer. C’est fascinant de se nourrir de ces contradictions ou enjeux humains. Même si tu crées une histoire totalement imaginaire, par exemple avec des extraterrestres, je pense qu’une part de toi-même s’y retrouve, même si l’histoire n’est pas réaliste. Notre propre vision du monde finit toujours par transparaître dans ce que l’on réalise.

Le film a commencé à Berlin et maintenant, il est en pleine actualité. Une question que je pose souvent, c’est ce que tu as appris à travers ce film ?

L.E. : J’ai beaucoup appris, mais ce que j’ai ressenti plus fortement, c’est l’importance de l’expression collective dans la fabrication du film. Toute l’animation s’est faite avec une équipe. Nous avons partagé une résidence à Ciclic Animation où on travaillait ensemble le jour, et vivions en coloc le soir. Cette dynamique d’équipe a vraiment marqué le film, car c’était une vraie expérience humaine. Le film dure 13 minutes, mais il a pris 5 ans de travail, avec plein de moments de rencontres et d’échanges. Au rez-de-chaussée, on faisait l’animation, tandis qu’à l’étage, c’était une grande coloc’ ! C’était génial, car on travaillait à fond le jour, puis le soir, on jouait aux jeux vidéo, on dînait ensemble… C’est une expérience de vie que j’ai vécue avec l’équipe. Si ça s’était mal passé avec l’équipe, je pense que j’aimerais un peu moins le projet, mais là, c’était vraiment un moment fort.

Une autre chose que j’ai apprise, c’est de laisser l’imprévu s’installer. Au départ, tout était très structuré : trois ans et demi de travail sur le scénario, plusieurs versions d’animatiques, le tout pour définir un ton précis. J’ai dû apprendre le lâcher-prise.. Lorsqu’on est confronté à la réalité, il faut savoir accepter ce qui vient, surtout quand on travaille avec des enfants. Quand tu choisis les enfants, tu ne sais pas exactement qui sera retenu, et ça change tout.

Est-ce que tu aurais envie de réécrire, de travailler autour de la question du rejet de l’autre ?

L.E. : Je ne sais pas, peut-être. Ce thème pourrait resurgir de manière inconsciente, ou peut-être prendra-t-il une place secondaire dans un projet futur. C’est une source de conflit très riche, mais j’aimerais bien éviter de faire tout le temps le même film.

Tu as montré ton film en prison, tu le présentes souvent en festival. Quelles sont les réactions qui te surprennent encore ?

L.E. : J’ai beaucoup vu le film, donc c’est rare que je sois surpris. Cependant, ce qui me frappe souvent, c’est l’intensité des réactions. Par exemple, il y a quelques semaines, lors du festival Paris Court Devant, les enfants hurlaient tellement que je n’entendais plus rien d’autre !

Et est-ce que tu restes en salle à chaque projection ?

L.E. : Pas à chaque fois, mais j’aime bien être présent. Je regarde moins le film que les réactions du public. Même dans des séances plus calmes, entendre des rires ou des gloussements, c’est un bon signe : la séance va décoller. C’est agréable de voir les spectateurs réagir, car c’est la récompense après tout le travail investi.

Comment vois-tu l’évolution du secteur de l’animation en France ? Quel regard portes-tu sur ce milieu ?

L.E. : Le milieu de l’animation en France est très convivial, assez familial. Je ne suis pas sûr que cela soit aussi vrai dans la fiction, mais dans l’animation, les gens sont bienveillants. Bien sûr, il y a toujours des exceptions, mais dans l’ensemble, c’est agréable de faire partie de ce milieu.

Ce secteur se divise entre animation indépendante, industrielle, séries, longs-métrages, web-séries… Chaque type de production a sa propre atmosphère. Pour avoir travaillé sur des films super variés, j’ai vu des ambiances très différentes selon les boîtes et les projets. Ce que je constate aussi, c’est que le secteur traverse une période difficile : beaucoup de gens n’ont pas de travail, et ça se ressent. L’année dernière était déjà compliquée, et cette année, ça ne semble pas s’améliorer, notamment à cause des plateformes.

Propos recueillis par Katia Bayer

Clermont-Ferrand, aperçu labo

Retour sur la séance L4 de la compétition labo de Clermont-Ferrand où expérimentation et inventivité sont au cœur de la programmation.

Le Festival de Clermont-Ferrand a ouvert ses portes vendredi dernier à Clermont-Ferrand. Comme chaque année, ce rendez-vous incontournable du court métrage nous présente une multitude de films partagés dans plusieurs catégories dont quatre compétitions : la nationale, l’international, la labo et celle des films immersifs. Nous reviendrons dans cet article sur la labo qui propose un terrain d’expérimentation innovant. De quoi appâter la curiosité, animer le regard et surprendre l’imaginaire. Parmi 27 films répartis en 5 programmes, nous nous attarderons sur le quatrième composé de cinq films, cinq propositions uniques et variations complètement différentes allant d’une immersion intrigante dans une boîte de nuit pour phasmes et mantes religieuses, au questionnement militant de super-héros du quotidien dans un Liban tourmenté.

Qui aurait cru qu’une caméra à hauteur d’insectes dans l’espace clos d’un club sombre et lugubre pouvait être aussi captivante ? Dans Club Bunker de Marc Weis et Martin De Mattia (Allemagne), aucune parole, seulement un microcosme d’insectes dans un décor miniature. Une forme étrange d’anthropomorphisme s’opère devant nous, mais en réalité ces insectes ne sont pas comparés à des humains, ils sont des créatures confrontés à des espaces humanoïdes. Instinctivement, nous associons leurs comportements à ceux des humains, mais s’ils semblent danser, boire ou aller aux toilettes, rien ne les rend pour autant plus humains. Et c’est ce qui attire dans ce film, on ne peut être que immergé dans cette vision excessivement nette d’une errance de la nature minuscule dans un espace fictif. Cependant, un danger les menace, leur lieu d’enfermement finit par exploser telle la providence d’un retour à la nature, à la verdure de leur habitat naturel.

L’espace fictif est aussi au cœur de Lamento de Jannik Giger et Demian Wohler (Suisse). Dans un décor de sitcom, un couple ne voit pas comment s’exprimer hormis en émettant les sons de célèbres tubes de divas de la pop, tout en les reprenant de manière altérée et étrange. Le décor fictif traduit l’impossibilité de ce couple à communiquer. L’homme et la femme sont contraints à surjouer des chants pour tenter de dialoguer mais cela sonne faux. Attiré.es par la lumière, ces personnages représentent une image fissurée de nos relations, artificielles et bercées de pop culture. L’extravagance de leurs gestes, de leur voix, ne fait qu’accentuer ce propos. Alors, le spectateur est confus, perdu dans cette déambulation à travers le studio. Un spectacle des plus étranges pour un film de faux-semblants, paradoxal, un peu inquiétant et pour autant attrayant.

Le troisième film de ce programme est un documentaire à l’image d’un poème, doux et mélancolique. Réalisé par Tristan Feres et Maky Margaridis, Sol béni (Belgique) parle de football et d’amitié. Les plans tournés à Abidjan à la caméra 16 mm sont d’une beauté rare. Le cadrage et la mise en scène bercent le spectateur à travers l’histoire d’une amitié. Il s’agit de grandir, de se rapprocher et de partir. Le football est le lien qui unit les protagonistes dans cette lente rêverie. En filmant le sport, les gens, la ville, Tristan Feres et Maky Margaridis magnifient Abidjan et ses personnages. On se laisse alors transporter dans ce moment calme et intime, pour en ressortir apaisé.e et songeur.euse.s.

Aferrrado d’Esteban Azuela ou Enferré en français (Mexique) est une plongée VFX dans la chute d’un homme à Mexico. Lui qui aspire à une vie tranquille est propulsé dans la violence et le stress d’affaires peu recommandables. Mécanicien de profession, il se voit confier la mission d’aller confronter une personne qui a un contentieux avec son patron. En parallèle, il espère ne pas rater l’anniversaire de son neveu. Le conflit moral de ce personnage est la trame narrative d’une journée sans fin, mis en image par des effets visuels mouvants et expérimentaux. Dans cette virée PS2 aux images pixelisées, le monde se déforme comme la pensée de cet homme. Le film débute par une mort, la sienne puis se déroule comme un voyage intérieur depuis lequel il observe sa propre descente en enfer jusqu’à sa mort, une boucle infernale vouée à se répéter encore et encore… .

Le dernier court métrage de ce programme, intitulé Ship of fools ou La Nef des fous en français, nous parle du Liban et tout particulièrement d’un personnage hors du commun de Beyrouth. La cinéaste, Alia Haju fuit Beyrouth dans les années 90. Elle y retourne faire ses études et commence à documenter son quotidien puis le conflit libanais de 2008. Elle devient journaliste et travaille comme éditrice de photos de presse lors de la guerre en Syrie. Marquée par la violence de ces images, elle cherche refuge sur les plages de Beyrouth. Alia y rencontre Abu Samra qui s’entraîne en vue de devenir un super-héros. Elle décide de le suivre dans son entraînement tout en questionnant les espoirs de sa ville. Sa rencontre avec Abu est le début d’une amitié et d’un partage sur une façon atypique de militer. Tout en perpétuant des exercices rudes et douloureux, Abu Samra, personnage haut en couleur, est une lueur d’optimisme. Il aspire à devenir le superman libanais, il serait alors capable de vaincre le mal. Le temps défile, les révoltes de 2019 surviennent puis l’explosion du port de Beyrouth en 2020. Alia continue de documenter cela tout en poursuivant son entraînement auprès d’Abu. Ils discutent des manifestations, du mal, de la lutte, et de leurs monstres. Depuis son enfance, Alia imagine des monstres qui émanent de chacun.e de nous. Elle anime ces créatures dans son film, véhicules d’un esprit de révolte intérieure, d’émotions fortes, d’une force enfouie qui n’attend que d’être libérée. En quête d’espoir, d’un nouveau souffle, Alia trouve des réponses en présence d’Abu, et de cette belle amitié naît le courage de continuer sa lutte, de trouver sa force intérieure, et de laisser parler ses monstres.

Garance Alegria

Festival Format Court 2025, les films en compétition

Vous avez été très nombreux à nous envoyer vos films que notre comité de sélection a pris soin de visionner ces derniers mois. Cette année, nous avons reçu plus de 900 films. Nous sentons que l’intérêt pour notre festival se confirme !

Nous avons finalement porté notre choix sur 18 films, tous différents et singuliers, reflétant un esprit de diversité cher à Format Court avec des courts-métrages animés, en prises de vues réelles, documentaires, expérimentaux, produits ou plus indépendants, français comme étrangers. Ces 18 films ont été réalisés par 8 femmes et 11 hommes.

Le comité de sélection 2025 est composé de Agathe Arnaud, Katia Bayer, Corentin Courage, Ariane Naziri, Gaspard Richard Wright et Eliott Witterkerth.

A travers ces films (mais également les autres courts qui seront programmés dans nos séances thématiques), nous défendons une programmation exigeante et ouverte, sensible à l’humain et à l’exploration de la création.

Sans plus attendre, voici la liste des films qui seront projetés, en présence des équipes, du mercredi 2 au dimanche 6 avril 2025 au cinéma Le Studio des Ursulines (Paris 5e), à l’occasion de notre 6ème édition. Ces mêmes films seront soumis aux regards de nos différents jurys (professionnel, presse et étudiant) ainsi qu’au vote du public.

Films en compétition

– À Marée Haute de Camille Fleury (France, Les Quarante-Huitièmes Rugissants Productions)

– Adieu Emile de Alexis Diop (France, Barney Production)

– Esquisse d’Albert de Hugues Perrot (France, Hippocampe productions)

– La fille qui explose de Caroline Poggi et Jonathan Vinel (France, Atlas V)

– Crave de Mark Middlewick (France, Afrique du Sud, Jabu-Jabu, Rikiki Films)

– Adieu Tortue de Selin Öksüzoğlu (France, Turquie, Apaches Films)

– Qu’importe la distance de Léo Fontaine (France, Offshore)

– Un Hijo & un Padre de Andres Ramirez Pulido (Colombie, France, Alta Rocca Films)

– Chère Louise de Rémi Brachet (France)

– The Oasis I Deserve de Inès Sieulle (France, Too Many Cowboys)

– Sous le gel de Glasgow de Léo Devienne (France, Guadeloupe Dirty Tools, Zayanfim)

– Mille Moutons de Omer Shamir (France, La Cellule Productions)

– Tapage de Joséphine Madinier (France, Belgique)

– Une fille comme toi de Nathalie Dennes (France, The Living et Kalpa Films)

– Better than Earth de Sherif Elbandary (France, Suède)

– Car Wash de Laïs Decaster (France, Lorca Productions)

– Comment savoir .. ? de Joachim Larrieu (France, J’ai grandi ici)

– Miracle à Maiori de Anouk Phéline (France)

J’ai avalé une chenille de Basil Khatir

C’est tout en délicatesse et en animation colorée que ce film, en compétition nationale au festival de Clermont-Ferrand, présente son histoire pourtant sombre : le coma d’un adolescent qui a, pour les beaux yeux d’une fille, pimenté son shot de tequila… d’une chenille. Accident tragique qui friserait presque le comique, si incongru que le héros lui-même l’assume à peine. « […] J’vais avoir l’air bien con à mon réveil […] » songe-t-il dans son lit d’hôpital, perfusé, immobile, mais l’esprit vif.

Le personnage est en effet extrêmement vivant, traversé de mille idées qu’il livre sans barrières, de pensées de lycéen futiles ou importantes. A-t-il encore une chance avec la jeune fille ? Va-t-il passer le bac ? Se réveiller ? Ces questions nous accrochent dès les premières secondes quand sa voix, une voix typique d’ado, nonchalante, un peu blasée voire familière, tranche les ténèbres de l’écran noir, happe notre attention, elle ne la lâchera plus. Attitude du médecin, gestes des infirmières, visites de sa mère, rien n’échappe au ton incisif du personnage, stéréotype du lycéen désabusé qui ne manque cependant pas d’humour et nous régale de ses remarques acides avec une honnêteté touchante qui fait irrésistiblement sourire.

Les images défilent, accompagnent les souvenirs, les espoirs et les humeurs du jeune homme qui se dévoilent tout en traits d’apparence simple. Leur enchaînement fluide s’adapte à ses mots, transforme le décor au gré des anecdotes, véritable échappatoire d’imagination. Dans son monde intérieur, pas de contraintes, il peut s’intégrer dans un film de guerre, faire danser les infirmières ou transformer son père en chaise. Sans être abstrait, le dessin ne s’attarde pas sur les détails, nous présente les contours du décor et des personnes, un peu comme le héros pourrait se les remémorer, légèrement flous. L’animation joue de ses possibilités visuelles, le moniteur cardiaque devient néon de lumière, les témoins de l’accident des taches de peinture bigarrées, le quotidien une frise de chenilles et d’infirmières. Cette vivacité appuyée de musiques entraînantes laisse aussi place à des moments de tranquillité, presque de sérénité comme lorsque le flot de pensées devient un fleuve que le héros parcourt silencieusement sur son matelas, oubliant presque sa situation.

Là est la seconde force du film qui tout en rendant attachant son anti-héros mangeur d’insecte, intègre petit à petit de légères couches de noirceur, tout en double sens et indices subtils. Sa voix qui nous hypnotise n’efface pas ce à quoi le spectateur a droit contrairement au personnage, les moments de réel. Disséminés presque dissimulés au milieu des divagations mentales du héros, ils marquent leur présence par des couleurs plus vives, des traits plus nets. Plus fades au premier abord à côté des idées amusantes du jeune homme, ils s’imposent alors que le temps s’écoule. Soudain les cheveux de la mère deviennent un peu plus blancs, soudains la saison change, soudain un ami vieillit… Le décalage entre cette réalité et les mots du héros créé un certain malaise, depuis combien de temps en fait est-il endormi ? Peu de contraste dans l’image mais des portions de décor noires apparaissent parfois comme les fauteuils qui semblent l’observer, l’ombre de la fenêtre qui défile au rythme de la musique mais aussi des jours qui passent. Ces petits éléments moins perceptibles au premier visionnage, apportent une nouvelle lecture plus sombre. Les pensées continues du héros qui faisaient rire par leur candeur frappent maintenant au cœur car il n’a pas évolué, devient étranger à son entourage figé à jamais dans sa mue d’adolescent. En parallèle, angoissante, la chenille s’aventure dans son corps, sa chrysalide bat comme un cœur, menaçante. Le héros qui comparait son coma à un désert auquel il opposait des éléments aquatiques, perfusion, verre d’eau, présence de bleu, est rattrapé par l’insecte et son cocon vert sur fond violacé inquiétant.

On se rappelle alors que malgré tout, il est seul, seul avec ses pensées, sa seule distraction, cousin moins dramatique de Johnny Got His Gun obligé de passer le temps comme il peut sans percevoir correctement l’extérieur. La musique du générique final, total entre-deux entraînante puis accompagnée d’accord plus graves, nous laisse sous le choc émus par cet ado criant de vérité qu’on a envie de voir sortir de là.

Rachel Laurand

Consulter la fiche technique du film

J comme J’ai avalé une chenille

Fiche technique

Synopsis : A la fête de Max, Tristan a avalé une chenille avec de la tequila. Depuis, il est dans le coma et il pense : à la fille de la soirée, à l’infirmière qui fume dans sa chambre, à sa mère envahissante et à sa photo de profil Facebook qui ne changera plus jamais. Bref, Tristan est un adolescent comme les autres.

Genre : Animation

Durée : 10’

Pays : France

Année : 2024

Réalisation : Basil Khatir

Scénario : Basil Khatir, Marine Louvet

Animation : Flore Montmorry

Création graphique : Basile Khatir

Musique : Raphaël Bigaud

Montage son : Thomas Fourel

Voix : Félix Lefebvre

Production : La Petite Prod, Tonnerre de l’Ouest

Article associé : la critique du film

Clermont-Ferrand, coup de projecteur international

Partir, revenir. Être un étranger en milieu hostile, accueillant, parfois même dans sa propre famille ; c’est la thématique de l’une des sélections internationales du festival de Clermont-Ferrand (I4). Des touristes norvégiens sur une île grecque, un jeune turc qui revient dans sa famille dans des circonstances tragiques, une européenne projetée au cœur de l’État Islamique; voilà les occurrences narratives respectives des trois courts les plus saisissants de la sélection : Pirateland, Merhaba anne, Benim, Lou Lou (Salut maman, c’est moi, Lou Lou) et Walud (Fertilité). Le corps étranger dans un nouveau milieu est ici autant un ressort comique, voire burlesque, que celui de la tragédie. Comment notre corps peut-il s’adapter à un milieu qui n’est pas le nôtre, quelles mises en scène cela implique-t-il ? Que devient le corps lorsque ce lieu nous a invisibilisés, fait disparaître avec le temps?

Pirateland

Dans son nouveau court métrage de fiction, le cinéaste grec Stavros Petropoulos met en exergue son analyse des rapports de force, certainement acquise lors de ses études de sociologie. Après plusieurs documentaires (Dancing to connect, I am a Dancer, Homes, Microbiome) autour notamment de la danse et des coutumes, Pirateland conjugue les deux : le geste comique, presque dansé, et le rapport contemporain du tourisme aux particularismes locaux.

Les propriétaires d’un gîte mal en point sur une île grecque reçoivent la visite d’une famille norvégienne, en mal d’aventures et d’authenticité, qui souhaite absolument vivre et ressentir l’héritage pirate de l’île. On reconnaît là les fondamentaux du comique : l’arrivée d’étrangers, la confrontation avec les attentes de ceux qui les accueillent, et bientôt une gesticulation des corps. Pirateland, en plus de s’amuser des dérives du tourisme, réinvente son comique. L’idée du film est d’amener un geste de mise en scène, dans un cadre de découverte touristique, certes, mais qui parvient à mettre en question ce qu’est le cinéma : un auteur qui demande à ses acteurs de gesticuler pour satisfaire ses petits caprices et ses grandes idées. Les situations sont toujours plus rocambolesques, on se demande même si l’on va basculer dans l’horreur, comme dans la très accueillante communauté suédoise de Midsommar de Ari Aster. Un plan résume l’excellence de l’infusion comique qui tend la composition des cadres : dans un arrière-plan flou, le père attache Tassos, son fils, contre le mur, tandis que son épouse, et la mère de la famille de touristes, échangent paisiblement autour d’un petit-déjeuner sous la lumière grecque. Pirateland n’a jamais l’air de ce qu’il est en surface : cet état de fait donne aux images une profondeur vertigineuse. La brillante trouvaille du film, c’est celle de faire du tourisme une affaire de mise en scène, liée à la pulsion, au désir. Le tourisme est un masochisme : il fallait y penser, c’est toute l’originalité de ce court aussi radieux et drôle que brillamment pensé.

Merhaba anne, Benim, Lou Lou

La première incursion dans la réalisation pour Atakan Yilmaz introduit une mise en scène portée sur l’inclusivité d’un corps queer confronté aux attendus de la société, ici, les normes de virilité qui pèsent sur les fils. Un premier film vibrant où nulle amertume ne pointe : le queer est tolérant, même envers ceux qui peuvent le rejeter, c’est un propos aussi courageux que bouleversant.

Hakki, artiste drag queen à Istanbul, retourne dans sa famille pour enterrer sa maman, alors que tous ignorent ses activités et son orientation sexuelle. La mise en scène afflue le récit, c’est d’abord l’ouverture, un show de l’artiste, visage fardé, corps costumé qui danse dans des néons lascifs. La grâce des gestes, comme de la scénographie, font honneur à la profusion esthétique des spectacles de drag queens. La disparition de sa mère le ramène auprès de sa famille, dont l’éloignement, le déracinement ont permis paradoxalement son épanouissement identitaire. Le choc est violent : il doit mettre en scène son corps pour camoufler sa véritable nature, tandis qu’il est en proie au déchirement du deuil, de la perte, lardé d’une certaine culpabilité. Dans le film de Yilmaz, le corps se trahit, par petites touches de couleurs jusqu’à être le paysage d’un dévoilement sans concession. Le cinéaste construit en opposition, les lumières vives des boites queer, à celles plus ternes de la province endeuillée. La proposition d’une totale inclusivité, inclut une contamination plastique. C’est non seulement celle du corps queer dans l’espace de la société, mais aussi, de celle-ci dans le milieu queer, un rêve sidérant qui offre une conclusion magistrale au film.

Walud

Fertilité. C’est à ce terme que l’on réduit les femmes, comme les terres, lorsqu’on les méprise. Elle sera fertile ou ne sera pas. Louise Zenker et Daood Alabdulaa unissent leurs voix dans ce court métrage, syrien et allemand, comme leurs regards se croisent, femme et homme. Pour leur nouvelle collaboration après Do You See What I See ? qui interrogeait la mémoire allemande du IIIe Reich, les cinéastes se penchent sur le point noir de l’histoire de la Syrie : celui de la théocratie telle que portée par les combattants de l’État Islamique.

2014, Amuna vit avec son mari, un combattant de l’État Islamique, ils n’ont pas d’enfant. À son domicile dans le désert où les époux s’occupent de leurs bêtes, il apporte avec lui une seconde épouse, une jeune européenne, nouvelle recrue désespérée.

Filmée en osmose avec la nature, sauvage, aride, dans un certain vent de liberté, la première épouse ne porte pas la niqab pour s’occuper des bêtes. Ce n’est que face au paysage, qu’elle peut se dévoiler, qu’elle peut respirer. Elle est vite rabrouée par son mari, qui a apporté dans sa maison, comme un butin, une deuxième épouse, dont on ne voit que les yeux, et en laquelle il espère bien faire enfanter un fils. Tout est fait pour les séparer, l’une parle, l’autre pas. L’une est drapée de noir, l’autre pas. On peut postuler un scénario qui va ancrer cette déchirure entre elles, leur opposition a priori insurmontable. À rivalité et fertilité, on fera sonner plutôt le mot, oublié dans ces monts sans pluie où flottent des drapeaux noirs : sororité. Une entente tacite se noue, dépositaire de toutes les douleurs quotidiennes des femmes utilisées et haïes, surveillées et gommées. Le film frappe en plein cœur avec ce sujet, ce hors-champ de la vie des femmes au sein de l’État Islamique violent et glaçant. On le désirait déjà dans Le Ciel attendra de Marie-Castille Mention-Schaar, qui montrait la radicalisation avant le départ pour la Syrie, Louise Zenker et Daood Alabdulaa le mettent en scène, avec une excellente idée : celle de retourner les moyens d’oppressions contre ceux qui les établissent. La niqab, d’une étoffe oppressante, devient un levier de la liberté, un jeu avec l’identité au lieu de sa disparition. Il en allait de même avec la captation vidéo et la communication numérique, dont les combattant de l’État Islamique usaient pour des menaces, des mises en scènes d’exécution. Le cinéma reprend ici ses droits dans l’un des films les plus saisissants de la compétition.

Lou Leoty

Violette Gitton : “J’avais envie de voir au cinéma le même mystère que celui que je vois parfois chez des enfants »

Ce qui appartient à César est en lice pour le César du meilleur court métrage de fiction. Sa réalisatrice, Violette Gitton, y parle de l’enfance avec la dure réalité d’un jeune garçon dont la sœur a été agressée sexuellement. De son quotidien à l’escrime, dans les vestiaires ou à la piscine où il vient chercher sa sœur, le film suit César qui ne sait pas comment réagir face à tout cela. Dans son entretien avec Format Court, Violette Gitton nous parle de sa perception de l’enfance au cinéma, ou encore de son métier d’assistante à la direction et à la protection de l’enfance, encore bien méconnu.

Format Court : Est-ce que vous pouvez nous parler de votre métier d’assistante à la direction et à la protection de l’enfance ?

Violette Gitton : C’est un poste que j’ai découvert il y a 6 ans. J’étais jeune, j’avais 19 ans et on me l’a fait connaître plus ou moins grâce à mon expérience en tant qu’animatrice et directrice en colo. On savait que j’avais la double compétence : j’avais déjà réalisé, j’avais un peu de connaissances du plateau, et j’adorais travailler avec les enfants. On m’a proposé de participer à des projets, mais le poste n’était pas encore construit. L’idée, c’était vraiment de mettre quelqu’un qui saurait interférer avec l’enfant, c’était juste ça au début. Quand j’ai eu ces premières expériences, je me suis rendu compte du potentiel qu’il y avait dans ce poste-là. C’était sur du court-métrage, et même sur ce format, ça me paraissait énorme : les enjeux de ce poste et ceux de travailler avec des mineurs sur des plateaux. De projet en projet, j’ai développé un peu ma pratique et ma technique, j’ai inventé mes propres outils, mes propres manières de faire. Ça va faire 6 ans que j’occupe ce poste-là en parallèle de la réalisation. J’ai accompagné, en 6 ans, à peu près une grosse cinquantaine d’enfants de 4 à 17 ans sur du court, du long, de la série, de la radio même. Il y a beaucoup de variétés de projets, que ce soit aussi dans les équipes, dans les sujets, dans les personnalités avec qui on travaillait, dans l’aspect financier aussi. Et finalement, ce qui revient à chaque fois, peu importe le projet, peu importe les sous qui sont dedans, c’est comment protéger l’enfant, comment faire en sorte de lui garantir sa sécurité physique et morale, comment l’accompagner à travers cette expérience et comment parvenir à ce qu’il soit le plus juste possible sans engager sa vie, ses souvenirs, ses émotions qui lui appartiennent. Ces objectifs-là, ils ne changent jamais, peu importe le projet. Ça me passionne. Je trouve que c’est un poste qui est extrêmement politique aussi, qui a une dimension vraiment militante. Surtout en ce moment, après la prise de parole de Judith Godrèche et la prise de conscience générale de l’urgence de mieux encadrer les mineurs sur les plateaux et des violences auxquelles ils sont exposés. Maintenant, c’est devenu obligatoire d’avoir des coachs, et pour l’instant, il faut se rappeler qu’on a ni formation, ni diplôme, ni sécurité quelconque. On n’a pas de syndicat, on n’a rien. On est extrêmement seul face à des enjeux qui sont énormes et qui sont très sociologiques. Et là-dessus, il y a tout à construire encore.

Justement, que pensez-vous de l’état actuel de l’accompagnement des enfants sur un tournage ? Comme vous le dites, le métier n’est pas encore totalement ancré.

V.G : Franchement, c’est dur. C’est compliqué d’être exhaustif parce qu’une enquête qui va être menée justement sur ce sujet-là pour ensuite servir de base à une formation, je crois qu’elle a démarré en janvier. Pour l’instant, je n’ai que mon expérience et les expériences qu’on m’a racontées, mais je n’ai pas une vue globale sur la manière dont ça se passe. Après, de ma petite fenêtre, je suis scandalisée par énormément de choses. Sur la vingtaine de projets auxquels j’ai pris part, j’en ai vécu quatre qui se sont hyper bien passés, quatre qui ont été absolument traumatisants pour les enfants et moi, et le reste, ça a été illégal, dangereux, compliqué en fait. Ça n’a pas dérapé vers une expérience traumatique, mais ça n’était absolument pas professionnel, absolument pas sécuritaire pour l’enfant. C’était vraiment compliqué. Je pense qu’il faut réaliser que là, personne ne sait tourner avec les enfants. On ne forme absolument pas les productions, les réalisateurs, les équipes à ça. Et ça donne lieu à des aberrations. Par exemple, les horaires ne sont pas respectés, jamais ou extrêmement rarement. Pas par mauvaise foi ou mauvaise volonté, c’est aussi vraiment très souvent un argument financier parce qu’on ne donne pas les moyens aux courts-métrages de respecter la grille horaire qui est semblable à celle du long. Un enfant de 7 ans peut donc se retrouver à faire des journées de 8 heures…On n’arrive pas à concilier notre connaissance de l’enfant dans la vie (et encore elle est bancale), et la pratique des plateaux. Il faut de la formation et il faut surtout, au-delà de la formation, que l’état d’esprit soit enclin à entendre ce qu’on a à dire et à nous respecter. C’est un gros enjeu, notre place dans les équipes, parce que c’est rare que les gens travaillent avec des coachs, ça va devenir de plus en plus courant, mais la plupart du temps, ils ne savent pas clairement ce que tu fais. Comme on n’a pas de formation, rien, chacun bosse différemment. À chaque fois que tu as un coach différent, c’est des nouvelles manière de faire. De plus, nous passons un peu pour des flics. Des flics ou des baby-sitters, ça dépend, mais c’est très flou ce qu’on fait, notre légitimité. Moi, j’ai 25 ans, je n’ai pas d’enfants, on me le rappelle très souvent, et apparemment c’est un gage de respect et de légitimité. Il faut donc arriver à convaincre au-delà de ça, arriver à prouver vraiment que tu es pertinente et que tu connais l’enfant, que tu sais comment faire, que tu as des clés en tout cas. Et ça, ça met bien 3-4 jours sinon plus sur les plateaux. Il faut se dire que sur un court métrage c’est la moitié du projet que l’on passe à gagner la confiance de l’équipe. C’est épuisant, ça nous fragilise, et en plus c’est l’enfant qui en pâtit.

C’est choquant de savoir qu’il y a encore cette atmosphère d’insécurité concernant les enfants sur les tournages.

V.G : C’est un peu plus délicat que l’insécurité. Les enfants et les parents sont confiants quasiment tout le temps. Ils sont confiants quand ils débarquent sur des plateaux, quand ils démarrent le tournage. C’est presque ça le problème, c’est-à-dire que c’est notre rôle à nous de ne pas être aussi confiants. Cette confiance est là parce que comme il n’y a pas de règles encore précises, ils ne se rendent pas compte de celles qui ont été enfreintes ou des erreurs qu’ils s’apprêtent à commettre. Une partie de notre travail est d’un peu tout anticiper et tout prévoir. On ne peut pas être dans la réparation parce que généralement on n’a pas le temps, on n’a pas l’espace, on n’a pas les moyens et donc on n’a pas le choix que d’être dans l’anticipation tout le temps et ça ça nous distingue du reste de l’équipe qui va être dans l’anticipation de mille autres choses techniques… . On est vraiment sur comment préserver au maximum l’enfant à la fois pour lui et à la fois pour qu’il soit prêt à jouer et à donner ce qu’on souhaite… . L’insécurité est donc plutôt de notre côté parce que c’est comme si on avait une sorte de radar un peu plus aiguisé. Ça n’a pas tant bougé, ça bouge très doucement dans la tête des gens, mais moi, je n’ai pas encore été sur des équipes où tout le monde était hyper alerte et avait la même anticipation et la même attention que moi pour ce qui se passait pour l’enfant.

C’est donc toute une pédagogie à revoir ?

V.G : Il y a ça, une pédagogie. D’ailleurs, c’est impossible de faire ce travail si tu n’es pas pédagogue, parce qu’on ne t’attend pas, on n’a pas envie de t’écouter, donc si tu n’as pas un minimum de pédagogie dans ce que tu expliques, tu vas te prendre des murs. C’est impossible de faire ce poste en étant uniquement militant et énervé. Il y a donc cette pédagogie à mener et ensuite, il y a vraiment une déontologie à inventer, enfin à réinventer. Comment on travaille avec les enfants sur les plateaux, qu’est-ce qu’on se permet, avec quoi on travaille comme matière mentale, qu’est-ce qu’on engage comme sentiments, comme émotions, comme souvenirs ou comme gestes avec l’enfant pour qu’il puisse parvenir à des émotions et à jouer ? Comment est-ce que les adultes se comportent avec l’enfant qui est en tournage, qui n’est pas leur enfant, qui est l’enfant du film ? Comment est-ce qu’on accompagne l’avant, l’après. Tout est à repenser.

Quant au court métrage Ce qui appartient à César, quelle importance cela avait pour vous de parler de l’enfance ?

V.G : Je crois que ce n’est pas sincèrement un choix de ma part, je ne me vois pas parler d’autre chose pour l’instant et je travaille sur un long métrage qui est encore complètement plongé dans l’adolescence, donc je n’en ai pas fini avec ce sujet, je crois. Par contre, j’avais envie de représenter quelque chose que je vois peut-être assez rarement de l’enfance, qui est l’enfance un peu cryptée, l’enfant qui ne livre pas tout sur un plateau. J’avais envie de voir au cinéma le même mystère que celui que je vois parfois chez des enfants que j’ai en colo ou que je croise et qui sont farouches. C’est assez rare, je crois, les enfants farouches dans les films parce qu’on a besoin de personnages qui parlent et qui puissent générer de l’empathie, donc c’est plus simple de générer cette dernière en étant expressif, en parlant et en expliquant. J’avais envie d’essayer de toucher et de raconter une histoire avec un enfant qui parle assez peu et avec qui tout passe par le regard, j’avais envie d’essayer ça.

Est-ce que vous pensez que des films comme le vôtre vont permettre ou en tout cas essayer de permettre de changer les mentalités sur ce qu’est un enfant au cinéma ?

V.G : J’espère énormément. Je n’ai pas la vanité de dire que c’est avec mon petit 18 minutes que ça déclenchera un changement, mais en tout cas moi, j’ai vraiment souhaité montrer une part de l’enfance que je vois rarement. Il y a un livre super qui s’appelle Enfances de cinéma de Carole Desbarats. Elle analyse justement les enfants dans les films et les conclusions qu’elle en fait sont extrêmement intéressantes. Elle parle beaucoup de l’enfant lissé, en plastique un peu, l’enfant de cinéma dérivé de Shirley Temple et des petits enfants qui sont bourrés de stéréotypes et sont complètement des poupées qui font ce qu’on attend d’eux, qui sont toujours trop innocents. Je suis hyper sensible à ce genre de représentation de l’enfance. Ça me hérisse quand je sens qu’il y a un enfant qui a été construit, on dirait qu’il a été fait par ChapGPT, c’est vraiment l’enfant un peu robot de Spielberg et j’ai une aversion, je crois, pour ces personnages-là. Ça m’énerve de me dire qu’on peut écrire des personnages d’enfants comme ça, alors que ce sont de vrais enfants avec de la personnalité, avec de la complexité, ce n’est pas comme si c’était difficile de se confronter à ça. Et puis, ce qui m’énerve aussi, c’est que je pense à l’enfant qui va jouer ce personnage. Je me dis qu’il a bien plus de complexité ou alors qu’il est en recherche de complexité, qu’il se construit etc…. Tu vas lui demander de camper ce genre de personnage, et selon la notoriété du film, cela peut lui coller à la peau toute sa vie, ou du moins une grande partie de sa vie. Il faut se dire qu’un rôle, c’est comme un t-shirt et que tu vas choisir la couleur, les motifs, la taille, tu vas tout choisir. Ensuite, tu vas le donner à un enfant et cet enfant va devoir mettre ce t-shirt pendant une semaine, trois semaines, deux mois. Il va devoir en être fier tous les jours, il va devoir réussir à le porter sans en avoir marre. Et, même après avoir fini de tourner, il va se voir avec ce t-shirt, toute sa vie, il verra les images de lui portant ce t-shirt, tout son entourage le verra, et potentiellement, on le raccrochera à ce t-shirt, on l’identifiera à ce t-shirt. Quand on voit cette image, la responsabilité qu’on a nous, réalisateurs, réalisatrices à écrire des beaux films pour enfants, pour les enfants, avec des rôles d’enfants, à fabriquer des t-shirts de fou, c’est hyper important.

J’ai vu que ce film s’inspirait aussi de votre relation avec votre frère, est-ce que c’est lui qui a inspiré César ?

V.G : Oui, tout à fait, il s’appelle Gaspard. Il était un peu plus jeune quand on a vécu cette situation, on n’avait pas exactement les mêmes âges. Quand je me suis dit que c’était le moment de raconter cette histoire, et que je réfléchissais à l’angle et à la narration, assez vite je me suis rendu compte que c’était ses attitudes et son regard à lui qui m’avaient marquée. Juste après l’agression, il a développé une passion pour les armes vraiment intense. J’étais allée le chercher à l’école, il avait 8 ans je pense, et il avait un arc, on rentrait vers la maison et à chaque fois qu’il y avait un homme qui passait devant, il le pointait avec son arc, il s’apprêtait à lui tirer dessus. Je voyais ça et je sentais que ça bouillonnait là-dedans, que ce n’était absolument pas prêt encore à être exprimé mais que c’était lourd de sens et extrêmement confus. Quelques années plus tard, quand j’ai décidé que ce serait du point de vue du petit frère, il avait grandi et on s’est enfin parlé. Il m’a dit des choses qui m’ont énormément marquée et qui ont été structurantes pour le récit, notamment, comment en réalisant petit à petit qu’il était un homme, il sentait que potentiellement il était une menace. Il avait 11 ans quand il m’a dit ça, donc ça m’a fait un choc. Sa discrétion, sa grâce, son regard un peu farouche et le fait qu’il ne soit pas très bavard ont aussi beaucoup nourri la caractérisation de César et la recherche du comédien.

Le film est à la fois doux et percutant. Comment avez-vous travaillé cette dualité ?

V.G : En fait, Marius [Plard], le comédien, a déjà un peu ça en lui et c’est pour ça que j’ai très rarement eu de doutes sur le fait que c’était lui à partir du moment où je l’ai revu, parce que je le connaissais déjà, c’était un enfant que j’avais en colo. Je ne prévoyais pas du tout de tourner avec lui, mais l’été des castings, il était dans ma colo, je l’ai vu et je me suis dit qu’en fait, il incarnait non seulement le personnage mais aussi justement la dualité du film, c’est-à-dire une extrême douceur, une candeur encore dans le corps, dans le visage, dans les yeux et en même temps quelque chose d’hyper brutal. On sent qu’il comprend tout mais qu’il garde à l’intérieur et ça, c’était exactement ce que je voulais. Je pense que c’est ce qui est à la fois dans le personnage de César et à la fois dans le film en soi. C’est aussi un film qui est farouche, qui ne donne pas beaucoup de clés, qui ne se livre pas comme ça. Il faut un peu aller le chercher, il n’est pas hyper accessible à tout le monde. J’ai eu des doutes parfois, je me suis demandé si le film aurait dû être un peu plus simple à comprendre, un peu plus littéral. Le plus souvent je suis quand même convaincue que mon cinéma c’est un cinéma de la métaphore, qui est assez allusif, qui ne se donne pas comme ça. Je crois que ça fait sens avec ce film mais aussi avec les histoires que ça raconte, c’est-à-dire que les histoires d’agression quand ça survient dans la vraie vie, c’est rarement bavard, rarement explicité, rarement clair pour tout le monde. Il fallait donc trouver une grammaire dans le film qui respecte cette pudeur-là.

Vous ne parlez pas de l’agression, était-ce important de ne pas la nommer pendant tout le film ?

V.G : Elle est nommée quand même par la policière. Ce qui était important pour moi, c’était vraiment de surtout ne rien montrer de frontal de cette agression. Ça nous a été reproché, ça nous a été demandé par les commissions notamment, et j’avais trouvé ça assez choquant en fait. Ça m’avait permis de trouver ce qui n’était pas mon style et ce qui n’était pas ma manière de raconter des histoires. J’étais très claire là-dessus, et pourtant avec la voiture [lieu de l’agression, laissée comme une carcasse vide devant la piscine où César vient chercher sa sœur], j’avais le sentiment que c’était d’autant plus fort, que chacun pouvait se figurer ce qu’il voulait, et que ça n’a pas tant d’importance de savoir si c’est un viol, une agression sexuelle, des attouchements,… La distinction entre ces termes là est extrêmement juridique. Alors oui, il y en a une, mais en fait, pour une enfant de 16 ans, l’impact dans sa vie est colossal, il y a une barrière qui est franchie qui est énorme, peu importe la nature du fait. C’est pour ça que je n’avais pas envie de la montrer.

Dans le film, il est aussi question de grandir en étant un jeune garçon. Comment avez-vous pensé cet aspect du film ?

V.G : Je me suis beaucoup inspirée des enfants que j’ai en colo, parce que c’est un grand vivier de réflexion. J’ai dirigé des grosses colos où on était avec 75 enfants de 6 à 14 ans, donc en tout avec l’équipe on est une centaine. Il faut s’imaginer qu’une centaine de personnes pendant un mois, c’est une micro société et il y a tellement de choses qui se passent. C’est un incubateur incroyable pour de nouvelles pédagogies, pour tester des choses humainement, et c’est aussi un observatoire assez dingue de comment avance la société, comment se porte la jeunesse, c’est très précieux. C’est aussi dans ces colos que j’ai pu être au contact de jeunes ados, de garçons qui se construisent, qui deviennent peu à peu des adolescents. Je suis la directrice et je m’occupe aussi de l’infirmerie, et, il faut savoir que l’infirmerie c’est un lieu magnifique pour ce qui se passe. La plupart du temps, je soigne bien plus des bobos dans la tête que des bobos sur le corps. Les choses qui se disent dans cet espace sont hyper intimes, hyper précieuses. C’est dans cet espace et lors de ces échanges-là avec des jeunes garçons que j’ai vu la crise dans laquelle ils étaient, qu’ils ont pu me confier que leur sœur, leur mère, leur cousine, leur pote ont été victimes de violences sexuelles et que ça les chamboulait. Mais que comme eux ils n’avaient rien vécu, ils ne pouvaient pas en parler, ils ne savaient pas comment dealer avec ça, et ils se voyaient, eux, grandir dans le même temps et ressentir des désirs. Ils étaient hyper confus. Pour le film, je me suis vraiment inspirée des enfants que j’ai accompagnés et que j’ai écoutés. J’ai essayé de les faire vivre à travers l’escrime et à travers les vestiaires, de faire vivre leur dualité à la fois capable de complètement obéir aux ordres et d’être extrêmement discipliné, et à la fois capable d’exploser et d’être extrêmement toxiques entre eux.

Justement, comment avez-vous organisé le tournage des scènes de vestiaire ?

V.G : C’était extrêmement bruyant, et donc, c’était très fatiguant. Je crois qu’on a eu deux jours dans les vestiaires. Sincèrement, je dois beaucoup, pour le film entier évidemment, mais encore plus pour ces scènes de vestiaire, à Martin Laugery, mon chef opérateur, qui est brillant. Ça je le savais, mais je l’ai vraiment compris quand j’ai vu la manière dont il parvenait à danser avec eux et à suivre leur impro dans les vestiaires. C’était à l’épaule, pendant deux jours, à suivre ces gamins à qui on donnait des directions comme : « Bon, là, tu sais, tu dis ça, et puis après, là, toi, tu viens,… ». C’était des indications assez vagues. On n’était pas du tout sur une lecture très franche de la scène. Je leur faisais confiance pour jouer quelque chose de meilleur que ce que j’avais écrit. Ensuite, ça partait et on avait des prises de dix minutes, quinze minutes, où Martin ne faiblissait pas, le son non plus, et où on les suivait comme ça, à l’image, à la perche, pour capter le plus possible de leur essence, de ce qu’ils mettaient d’eux-mêmes. Ça a été hyper dur de couper, parce que j’aurais pu faire un film uniquement avec ce qui se passait dans les vestiaires. Il y avait beaucoup de matière par rapport à ce qu’on a gardé, et c’était nécessaire pour le rythme du film et pour le sens qu’on coupe. Mais, ça a été un terrain de jeu fascinant, et ce que j’ai aimé, c’est qu’ils avaient complètement le pouvoir à cet endroit-là, c’est-à-dire qu’il y avait une équipe d’adultes qui les filmait le plus correctement possible, qui écoutait tout ce qu’ils avaient à dire, même les choses les plus folles, ils avaient la scène pour eux et on les laissait faire. C’était eux qui nous donnaient quelque chose, et pas nous qui allions chercher quelque chose qui ne nous appartient pas à la base.

Ça devait être libérateur pour eux aussi.

V.G : Carrément, ils étaient crevés à la fin. Le tournage en entier a été quand même assez fort et assez libérateur pour les enfants. Je pense que ça a été le cas parce que ça raisonnait aussi avec ce qu’ils vivaient eux, ça leur parlait complètement, l’histoire, et ils sentaient qu’on faisait quelque chose qui avait du sens. Ils m’ont dit plusieurs fois qu’ils sentaient qu’on faisait un film pour eux et pour les enfants de leur âge, donc ils étaient hyper investis.

Pouvez-vous nous parler de vos prochains projets ?

V.G : Je suis aux prémices de l’écriture d’un long métrage qui sera une adaptation d’un roman québécois que j’aimerais tourner là-bas. J’ai aussi sorti un podcast il y a quelques mois sur Arte Radio, qui est très intime, très personnel, et qui ne contient pas d’enfants. Pour le coup, ça ne parle pas de l’enfance, ça parle de l’hôpital psychiatrique. Je vais aussi continuer à travailler pour Arte Radio, je vais réaliser une fiction audio pour enfants dans le courant de l’année. Après, je vais continuer mes activités de coach, j’ai même fondé un collectif qui s’appelle Regard Caméra afin de rassembler des personnes qui seraient intéressées pour se former, pour discuter, pour échanger des techniques, des expériences, du matériel, en attendant que tout soit plus cadré. Voilà, pour la suite.

Propos recueillis par Garance Alegria

Article associé : la critique du film

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#Clermont-Ferrand 2025

Un regard mystérieux dans un rétroviseur, comme celui de Robert de Niro dans Taxi Driver, un pare-brise qui donne sur les pistes historiques du site Michelin. C’est ainsi que le festival de court-métrage de Clermont se pare sur l’affiche de sa 47e édition qui se tient du 31 janvier au 8 février 2025, signée Marie Larrivé, Césarisée pour Noir-Soleil (qui avait par ailleurs signé l’affiche de notre propre festival en 2021).

Dans le cinéma de Kiarostami, la voiture est à la fois le lieu des confidences feutrées comme de l’ouverture sur le monde, sur un chemin sinueux. L’automobile ou le lieu parfait pour voir, en mouvement, la vie, l’existence à travers un écran, comme au cinéma. De même que lors des années précédentes, le festival, rendez-vous éminent et remarqué du court métrage, propose quatre compétitions : internationale, nationale, labo et XR. Ces sélections permettent l’effervescence d’horizons pluriels, comme la mise en avant de propositions expérimentales, qui font à chaque édition la richesse et la renommée du festival, comme des auteurs qui en croisent la route.

La nouvelle édition clermontoise promet d’ouvrir grand les yeux et les oreilles en proposant une rétrospective autour du son et ses utilisations multiples, entre cris et chuchotements, entre tapage et mélodie. Elle invite également à sillonner jusqu’au Liban, cinématographie plus méconnue, donc très attendue, à travers une rétrospective couvrant vingt années de réalisation, de 2004 à 2024.

Il y aura d’autres rendez-vous parallèles, comme les séances Pop-Up ou bien Regards d’Afrique. Les séances Polar et Kids pour ne citer qu’elles, complètent ce tableau bigarré, chatoyant, qui fait le présage d’une nouvelle édition ardente dans laquelle nous avons envie de nous laisser porter.

Notre équipe vous fera part dans les jours à venir de ses émerveillements sur la route du festival auvergnat.

Lou Leoty

Retrouvez dans ce Focus :

– L’interview de Masi Maheswari la réalisatrice de Bunnyhood
– L’interview de Paul Kermarec le réalisateur de Ni dieu ni père
– L’interview de Abdelrahman Dnewar, réalisateur de My Brother, My Brother
– La critique de My Brother, My Brother de Abdelrahman et Saad Dnewar
– Poupées de son, poupées de cire. Notre reportage sur la rétrospective son
– Le reportage Jocelyne Saab, les images pour témoigner et résister (Panorama Liban)
– L’interview de Loïc Espuche, réalisateur de Beurk !
– Le reportage Aperçu Labo 4
– La critique de J’ai avalé une chenille de Basil Khatir
– Le reportage Coup de projecteur international
– La critique de 27 et l’interview de Flóra Anna Buda
– La critique de The Man who could not remain silent de Nebojša Slijepčević
– La critique de Soleil gris de Camille Monnier
– La critique de Papillon de Florence Miailhe
– L’interview de Dania Bdeir, réalisatrice de Warsha
– L’interview de Michelle Keserwany, co-réalisatrice de Les chenilles
– L’interview de Wissam Charaf, réalisateur de Et sil le soleil plongeait dans l’océan des nues
– La critique de Plot Point de Nicolas Provost
– La critique de Aaaah ! et l’interview d’Osman Cerfon
– La critique de Les Mystérieuses aventures de Claude Conseil de Marie-Lola Terver et Paul Jousselin
– La critique de Le repas dominical de Céline Devaux

César 2025, les nominations des courts

Ce mercredi 29 janvier, l’Académie des Arts et Techniques du cinéma a dévoilé la liste des films et artistes nommés pour la 50 Cérémonie des César qui aura lieu le 28 février prochain dans la salle de l’Olympia à Paris. Voici les courts en lice pour le César du meilleur court-métrage de fiction, documentaire et d’animation. Pour info, le second tour de vote s’ouvrira le jeudi 5 février et se clôturera le vendredi 28 février, quelques heures avant l’ouverture de la Cérémonie qui révélera les lauréats 2025.

2 bonnes infos à retenir : 8 cinéastes sur 10 sont des femmes et Salomé Da Souza, réalisatrice de Boucan (Grand Prix du Festival Format Court 2024), est nommée !

Courts-métrages en lice pour le César 2025 du meilleur court-métrage de fiction

BOUCAN réalisé par Salomé Da Souza
CE QUI APPARTIENT À CÉSAR réalisé par Violette Gitton
THE MAN WHO COULD NOT REMAIN SILENT réalisé par Nebojša Slijepčević
QUEEN SIZE réalisé par Avril Besson

Courts-métrages en lice pour le César 2025 du meilleur court-métrage d’animation

BEURK ! réalisé par Loïc Espuche
PAPILLON réalisé par Florence Miailhe
GIGI réalisé par Cynthia Calvi

Courts-métrages en lice pour le César 2025 du meilleur court-métrage documentaire

PETIT SPARTACUS réalisé par Sara Ganem
LES FIANCÉES DU SUD réalisé par Elena López Riera
UN CŒUR PERDU ET AUTRES RÊVES DE BEYROUTH réalisé par Maya Abdul-Malak

E comme L’Envoûtement

Fiche technique

Synopsis : Dans un établissement maraîcher, un couple d’amoureux, Bruno et Céline, tous deux déficients mentaux, vivent en parfaite harmonie. Leur quotidien est bouleversé lorsque Lucie intègre l’équipe des éducateurs.

Genre : Fiction

Durée : 46’

Pays : France

Année : 2023

Réalisation : Nicolas Giuliani

Scénario : Nicolas Giuliani

Image : Christophe Chauvin

Montage : Julien Soudet

Son : Laurent Blahay, Luc Mariette

Interprétation : Guillaume Drouadaine, Manon Carpentier, Elise Lhomeau, Jean-Paul Dubois

Production : Les Films Hatari

Article associé : la critique du film

L’Envoûtement de Nicolas Giuliani

Quelques pas dans la nuit, une pierre et une main qui l’enserre, voilà comment débute L’Envoûtement de Nicolas Giuliani, réalisateur de trois courts métrages : Petites Vallées, Les Louves et Elio, qui révélaient son affection particulière pour les grands espaces et la ferveur des liens entre les êtres, qu’ils soient familiaux ou amoureux. L’Envoûtement présélectionné en vue des César 2025, offre une histoire d’amour déchirante, rarement montrée au cinéma, filmée avec tendresse et pudeur.

Dans un établissement maraîcher accueillant et employant des personnes en situation de handicap mental, Bruno et Céline s’aiment. Bruno, atteint d’autisme, est un formidable jardinier. Passionné par la nature, il s’occupe avec beaucoup de dévotion de ses plantes, tandis que Céline veille constamment sur lui et le rassure. Dans ce couple, on ne se parle pas beaucoup, mais on se touche, on se palpe, on s’enlace. L’arrivée de Lucie, une nouvelle éducatrice, fascine Bruno jusqu’à le détourner de sa compagne, terrassée de se voir remplacer par une autre.

C’aurait pu être un documentaire autour du quotidien des personnes en situation de handicap dans cet ESAT de Dordogne (Établissement et Service d’Aide par le Travail), saisissant leurs gestes au travail et leurs petites tragédies. Et pourtant, le film de Nicolas Giuliani va au-delà et prend le pari de la fiction et d’une histoire d’amour fou, sans pour autant écarter le réalisme, ni la précision documentaire. Pour préparer son film, il a mis en place des ateliers d’initiation au cinéma dans l’établissement et s’est familiarisé avec le lieu, son esprit et ses êtres. Marion Carpentier (Céline) et Guillaume Drouadaine (Bruno) sont tous les deux des acteurs professionnels issus de la troupe Catalyse de l’ESAT des Foyers à Morlaix. Ils apportent à leurs personnages autant d’authenticité que de sensibilité.

Tout le film se noue autour des mains qui dévoilent et deviennent des paysages, des visages de l’amour. Par elles, au début du film, l’on découvre en suivant leur mouvement, l’identité du protagoniste à mesure qu’il porte une pierre proche de son visage. Ce sera aussi par un toucher de la plante teintée de terre, en écho à un plan du début du film, que Lucie devine la présence de Bruno dans son appartement. Lorsque celui-ci disparaît, il revient dans le champ du visible, au milieu des fleurs, par une main tendue.

L’envoûtement qui donne son titre au film, la fascination quasiment mystique que Bruno va développer à l’égard de Lucie, s’annonce par un contact entre les mains. Tandis que Bruno jardine, la main de Lucie fait irruption dans le champ. Elle est acceptée dans l’espace de Bruno lorsqu’il crée un agencement de deux pierres et qu’après avoir tâté et caressé la main de Lucie, il la dépose sur elles. Pour sceller cette première communion, il couvre la main de l’éducatrice de la sienne. Un peu plus tard, Lucie montre à Céline comment défaire des liens lorsqu’ils s’emmêlent : une résurgence allégorique de la déliaison de Bruno et Céline provoquée par l’arrivée de l’éducatrice.

Bruno va manifester pour la nouvelle arrivante, une adoration, comme un état de grâce, dont les rituels ressemblent à ceux de la religion chrétienne. Il répète comme en prière les paroles de Lucie,“Merci Bruno”. Il dérobe également une clé et une photo d’identité qu’il conserve dans une boîte à biscuits déterrée à la force de ses doigts. Son attention particulière aux objets les transforme en reliques. Il taille un arbre, afin de déposer l’image de Lucie et se prosterner devant, à genoux. La séduction exercée par Lucie sur Bruno est un désir sacré, déséquilibré et donc inachevé.

Par les mains, l’on se révèle, l’on se déclare. Tandis qu’on la somme de dire ce qu’elle sait de la fuite de Bruno, Céline oppose la rugosité de ses mains à la douceur de celles de Lucie : c’est dans ce hiatus que se joue le drame du film. Touchés par les mains, les objets prennent part à l’intimité. Les deux pierres de Bruno sont tapotées à plusieurs reprises par Céline, comme un totem se confondant avec l’être cher perdu. Lorsqu’elle porte le caillou à son oreille, comme pour entendre le lieu où se tient l’être aimé, la pierre se fait le relais d’un appel.

Il en va de même lorsque la casquette jaune divague dans les flots de la rivière jusqu’à ce jeune couple amoureux qui ne tardera pas à l’emmener dans leurs ébats. Ce double rappel de la relation privilégiée qu’il possède avec Céline : l’amour de deux inconnus et la personnification du couvre-chef met Bruno face à ses sentiments. Il se saisit de l’objet et l’emporte dans son autel, en le serrant contre lui, avec le même geste que pour les gants de Lucie, sur le cœur.

Au terme d’un sublime monologue, bouleversant, au clair de lune, Céline dépasse sa condition et proclame son amour, dans un élan qui affirme que quelque chose de Bruno vit en elle : “ Ton cœur est en moi, tout mon cœur bat pour lui.” La résolution d’un amour réciproque se fait encore une fois par une main, qui effleure la joue avant d’être suivie par celle de l’être aimé. Puis, vient l’étreinte.

Nicolas Giuliani consacre l’amour fou à travers les mains, la transcendance des objets, dans un film lumineux, humain et d’une délicatesse sidérante. L’amour, c’est sans doute cela, une traversée dans la nuit, dans un souffle, main dans la main.

Lou Leoty

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Vibirson Gnanatheepan : « J’observe, je me construis, je m’affirme »

Son film, Anushan, a été diffusé l’an passé dans le cadre de la séance Ville de Paris de notre Festival Format Court. En lice cette année aux César, le film parle du regard que porte un ado d’origine tamoule du Sri Lanka sur le passé trouble (guerres, non-dits) de sa famille. Entre fiction et auto-biographie, le réalisateur Vibirson Gnanatheepan revient longuement sur son histoire familiale, mais aussi sur sa timidité, son besoin de s’entourer, son métier de directeur de casting et son désir de rester ancrer dans le réel et le sincère.

© Natacha Lamblin

Format Court : Qu’écris-tu pour le moment ?

Vibirson Gnanatheepan : En fait, j’ai beaucoup d’idées, des souvenirs de ce que j’ai vécu ou ce que j’ai vu et qui m’ont impacté. J’essaie de les écrire, de les assembler, mais ce n’est pas suffisant pour faire un scénario. C’était le cas sur Anushan. C’est parti d’un souvenir assez précis. On hébergeait des oncles chez moi et j’ai du mal à mettre en place un scénario. J’avais fait la résidence La Ruche pour Anushan pour avoir un accompagnement dans la structure de mon scénario. Je viens d’être admis à l’atelier scénario de la Fémis où je vais développer un scénario de long-métrage. J’ai deux idées de projets. L’un, c’est une potentielle suite d’Anushan. L’autre, c’est complètement autre chose.

La communauté tamoule est peu représentée au cinéma, elle a ses propres codes comme toute communauté. Comment as-tu réussi à te construire en tant qu’individu en son sein ?

V.G. : Comme je parle de gens qui n’ont pas encore été représentés, pour moi c’est très important de rester dans quelque chose de très réaliste. Je parle toujours de cinéma naturaliste parce que j’ai un peu de mal à inventer ou aller dans quelque chose qui n’existe pas, pour le moment. Il y a certaines personnes qui ne voient pas la part de fiction dans les films, ils vont s’imaginer que les gens représentés sont réellement comme à l’image, donc j’aimerais rester dans quelque chose de très réel.

Et en tant qu’individu, si la question c’est comment je suis arrivé à faire des films et comment je me suis construit, c’est que je pense qu’on ne peut pas parler de quelque chose qu’on ne connait pas. Une directrice de casting, Marie-France Michel, m’a dit : « Parle de toi ». C’était un peu flou pour moi, mais en cherchant en moi, en essayant de mettre des mots sur ce que j’avais vu, petit à petit, j’ai compris que ce que j’avais à raconter pouvait parler à beaucoup de gens. C’est comme ça que j’ai déjà intégré La Ruche qui a été pour moi un tremplin, une lumière sur l’histoire d’Anushan. On arrive avec une idée ou un scénario. On est 8 à être choisis chaque année dans toute la France. Au début, je me sentais seul. En arrivant dans la résidence, de plus en plus on m’a dit : « Tu as le droit de raconter, tu es légitime ». J’ai pris conscience de ça, petit à petit, j’y ai cru. Je pense que de plus en plus de personnes s’identifient à un personnage qui ne leur ressemble pas du tout physiquement. Je me suis dit qu’à partir d’une chose, on pouvait avoir une portée universelle.

Ça m’étonne ce genre de questionnements parce que plein de réalisateurs parlent d’histoires sans les avoir forcément vécues, simplement parce que leur imaginaire travaille.

V.G. : Moi, je pense que quand on parle d’une chose, il ne faut surtout pas blesser des personnes qui sont concernées. Par exemple, si on parle de violences, je ne veux surtout pas blesser quelqu’un qui les a réellement subies. Quand je raconte dans Anushan ce dont j’avais extrêmement peur si quelqu’un qui a vu la guerre civile ou qui l’a vécue, qui a combattu comme l’un des personnages, me dit : « Mais qu’est-ce que tu racontes ? », là, je me dis que j’ai tout perdu.

A priori, ce ne sont pas les retours que tu as eus.

V.G. : Ce ne sont pas du tout les retours que j’ai eus, c’est là où je fais très attention, j’essaie de rester sur quelque chose de très sincère et réel. J’observe, je me construis, en faisant ce que je fais, je m’affirme. Là, j’ai fait un film, je me considère en tant que réalisateur, et de plus en plus, je m’affirme comme ça, même au sein de ma famille.

Tu as fait des études d’informatique, a priori pour plaire à ta famille, pour avoir une sorte de sécurité d’emploi. Comment as-tu été amené à devenir réalisateur ?

V.G. : Oui, c’est ça. Moi, je suis fils unique et je pense que mes parents font partie d’une génération qui a tout sacrifié. Quand ils voient que leur seul enfant se met à dire qu’il va faire quelque chose qui ne leur parle pas, notamment du cinéma, ils ont peur, et on peut tout à fait le comprendre. Eux, les métiers qu’ils identifient, c’est ingénieur ou avocat. Moi, je veux faire autre chose, et ce que je veux faire, ils ne le comprennent pas.

Ça va mieux maintenant ?

V.G. : Ça va de mieux en mieux, dans le sens où, en tout cas, ils comprennent que j’ai trouvé ma place, que je fais quelque chose que j’aime, et parfois, j’ai tendance à chercher cette reconnaissance auprès de mes parents. Je me suis toujours dit que ma mère, mes parents seraient fiers de moi s’ils m’avaient vu avec un diplôme à la main. Mais ils ont fait un sacrifice, et moi, je pense que j’ai fait mon sacrifice à moi : j’ai envie de faire du cinéma pour raconter des choses, mais je ne peux pas totalement être compris par mes parents, parce que je suis issu de la double culture, et eux n’y auront jamais accès, en fait, ils n’ont pas cette culture française.

C’est quoi leurs repères cinématographiques, les acteurs sri-lankais ? Quel est l’état de ce cinéma ?

I V.G. : Il n’y a pas d’école. Il n’y a pas ça au Sri Lanka. En fait, au Sri Lanka, il y a deux ethnies, les Tamouls et les Cinghalais. La guerre civile opposait le gouvernement sri-lankais, majoritairement Cinghalais, aux Tigres Tamouls. En temps de guerre, les Tamouls n’ont pas eu l’occasion ou le temps de regarder des films. Il n’y a pas de films tamouls venant du Sri Lanka, c’est plutôt des films tamouls venant d’Inde. Quand j’ai annoncé à ma mère que je voulais faire du cinéma, elle m’a dit : « Tu veux aller en Inde ? ». J’ai dit non. Elle m’a demandé : « Tu veux en faire où alors ? ». Ils n’ont pas du tout des repères de films ici. Pour te donner une idée, j’avais travaillé sur Le Grand Bain de Gilles Lellouche, l’équipe a fait une avant-première au Grand Rex. Moi, j’étais en résidence d’écriture à Gindou et j’ai dit à mes parents d’y aller. Ils y sont allés tous les deux et à la fin, ils sont sortis du film. Ma mère m’a appelé, elle m’a dit : « Je crois que c’est un film avec des stars, qu’elle voyait des Français assis sur les escaliers pour regarder les comédiens quand ils sont arrivés à la fin du film. Le public était enthousiaste, ébahi. Je leur ai avais expliqué pourtant que c’était un film avec des stars, mais ils ne les connaissent pas, ils ne les identifient pas.

Ça leur a parlé ou pas, le film ?

V.G. : Non, le film ne leur a pas parlé, je pense.

En fait, ils étaient juste là pour voir ton nom en générique.

V.G. : Voilà, c’est ça. Même si je leur explique que ces acteurs représentent tel ou tel acteur en Inde, dans tous les cas, ce ne sera jamais compris de la même façon. Quand j’ai travaillé sur Dheepan, je leur disais que Jacques Audiard représentait telle personne, mais ce sera toujours un Français.

Ça se comprend, en fait.

V.B. : Mais moi, j’accepte ça. Au début, j’avais du mal. Je leur disais tout le temps, quand je travaillais avec un réalisateur ce qu’il représentait. Et maintenant, j’accepte. En fait, je pouvais même leur en vouloir, à un moment donné, de ne pas comprendre ce que je faisais. Mais c’est comme ça. Ils n’ont pas cette double culture. Moi, j’ai une culture française qu’eux n’ont pas.

Comment s’est déroulé le tournage de ton film ?

V.B. : Je suis quelqu’un d’extrêmement timide. Moi, quand j’étais au collège, je ne voulais surtout pas lire. Je ne voulais surtout pas que ma prof s’intéresse à moi. Quand il y avait des exposés, mon cerveau cherchait toujours comment sécher ou éviter le cours plutôt que de me retrouver face aux autres. Et là, je me retrouve sur le plateau. J’ai fait en sorte d’être accompagné de gens qui sont toujours là pour moi et qui m’aident à me sentir confiant : mon meilleur ami et ma femme. J’ai eu une équipe extrêmement bienveillante autour aussi. Mais une fois sur le plateau, on était très nombreux et j’avais de nouveau eu le trac. Le premier jour de tournage, j’étais dans mon coin. En fait, je parlais aux comédiens, au chef op mais je ne prenais pas du tout de place. À la fin du premier jour de tournage, le directeur de production qui est aussi très jeune mais extrêmement mature, m’a dit : « Tu sais, ton film, tu l’as en tête. Tu sais ce que tu racontes, c’est ton histoire, c’est ton film. Tu n’as besoin de demander l’approbation de personne. À chaque fin de prise, tu n’as pas besoin de regarder autour de toi si tout va bien. Tu sais ce que tu racontes, tu as tout en tête ». Le lendemain, je suis arrivé sur le plateau et j’ai pris un peu plus de place, je me suis plus affirmé. Ca, c’est grâce aux gens extrêmement bienveillants qui m’ont aidé à me rendre moins timide, à m’affirmer et à me construire en tant qu’individu.

A la soirée Format Court [After Short César], je me disais que j’avais travaillé énormément sur moi pour m’affirmer. Je me disais que j’y étais arrivé. J’avais le micro, mais j’avais les mains moites. J’ai même partagé des photos qui ont été prises à la soirée. Il y a des gens qui me connaissent, qui savent que je suis très timide et qui m’ont dit : « Tiens, maintenant, tu es plus à l’aise ». Je leur ai parlé de l’état dans lequel j’étais et ils m’ont dit que ça ne se voyait pas du tout.

Tu es autodidacte. Qu’est-ce qui t’a incité à te tourner vers Bien ou Bien Productions pour produire ton film ?

V.B. : En écrivant, déjà, tout le monde me disait qu’il y avait un côté Maman(s) dans mon film. Dans le film de Maïmouna Doucouré., le père de la petite fille arrive avec sa deuxième femme et elle essaie de faire sortir cette femme de sa vie. Dans mon film, c’est un oncle qui arrive, qui dérange l’espace vital de Anushan. Dans Maman(s), c’est une autre femme qui dérange l’espace vital de la petite. Dans ma tête, je trouvais ça bizarre. Ils sont à des années-lumières de où je suis. Mais c’est resté dans un coin de ma tête. Je n’ai jamais osé leur envoyer le projet. En 2019, j’ai rencontré des producteurs grâce à la Ruche. J’ai pitché le projet à Talents en court, là aussi, des gens étaient intéressés. Ça a également été le cas de France 2 qui voulait lire le projet dès que je trouverais une production. J’ai eu la possibilité de rencontrer énormément de boîtes. Mais les étoiles n’étaient pas alignées. Après, il y a eu Covid. Entre temps, j’avais envoyé le projet à Zangro. A l’époque, le film s’appelait Ce qui nous lie. Je n’avais pas eu de réponse. J’étais épuisé par le projet. Je me suis dit que j’allais le faire en auto-production. J’avais juste prévenu Sébastien Lasserre de Gindou qui m’a conseillé d’écrire à Bien ou Bien. Mon meilleur ami m’a dit : « Ça te coûte quoi ? Tu as le mail, envoie tout simplement ». Je me rappelle que j’avais effacé le titre et j’ai mis Anushan. J’ai eu un déclic, je ne saurais pas dire pourquoi. Moins d’une semaine après, ils m’ont contacté. Ils étaient intéressés, ils m’ont proposé de venir à Bordeaux pour les rencontrer. A la fin, ils m’ont proposé de signer. Là, je ne me suis pas posé de questions. J’ai vu le poster de Maman(s), j’ai vu le César. Je me suis dit : « Tiens, il y a deux ans, quand j’avais commencé à écrire, on me disait qu’il y avait des similitudes avec le film de Maïmouna. Je me disais : « Maman(s) c’est loin, Maïmouna c’est loin, Bordeaux c’est loin, Zangro c’est loin, mais on y est. » Et c’est comme ça que je suis arrivé chez Bien ou Bien Productions.

Tu viens d’être admis à l’atelier de scénario de la Fémis. Tu as envie d’attaquer quelque chose d’un peu plus long ?

V.B. : On travaille avec des scénaristes professionnels. Moi, j’aime bien être seul pour commencer. J’aime bien essayer de faire tenir debout quelque chose. Être un peu dans mon coin, avancer seul. Je n’aime pas trop dépendre de quelqu’un. Un atelier, c’est un peu plus scolaire. J’ai des retours, j’ai un cadre.

Avant Anushan, c’était quoi ton rapport au court-métrage ?

V.B. : Je regardais énormément de courts-métrages. Je venais chaque fois à vos événements. Je restais discret dans un coin. Pour te dire, à l’époque, c’était le summum de ma timidité. Quand c’était la fin, je partais, je n’osais pas parler aux gens. Je craignais qu’on vienne me parler. Je pense que la première fois, je suis même rentré, j’ai eu peur et je suis parti. Je me suis dit que ce n’était pas mon milieu et qu’on me demanderait ce que je faisais là. J’identifiais les boîtes de production de courts-métrages, et j’essayais de comprendre le système de court-métrage, les productions. Je n’avais aucun contact dans le milieu, c’était une façon d’identifier les gens. Je regardais des courts-métrages partout, il y en avait que je ne comprenais pas du tout, j’essayais de comprendre pourquoi certains étaient sélectionnés. J’avais un peu compris qu’il fallait passer par le court et que pour écrire le mien, je pourrais y arriver en en regardant plein.

Tu penses que ça t’a aidé, que ça t’a formé ?

V.B. : Non. C’est plus la résistance qui m’a formé.

Quand on est un enfant d’exilé, comment construit-on son imaginaire autour de la guerre ? Comment raconte-t-on la guerre quand on ne l’a pas vécue soi-même ?

V.B. : J’aime beaucoup cette question. Raconter la guerre sans l’avoir vécue. Comme je disais, c’est ce dont j’avais peur. Que des gens de la communauté me disent que j’en parle sans la connaître. Mes parents, c’est un peu comme dans le film, ils ne m’ont jamais parlé de cette guerre. En cinquième, mon meilleur ami a été très impliqué au moment du tsunami, il en parlait tout le temps, ses parents étaient aussi très impliqués. Ils allaient aux manifestations. Je me suis demandé pourquoi ce n’était pas mon cas. J’ai posé cette question à mes parents : « Vous êtes arrivé dans un pays, vous êtes en sécurité, et ça y est, vous avez tout oublié ». En fait, ils n’ont jamais su me répondre. Je ne saurais pas pourquoi. Même encore, d’ailleurs. Du coup, j’ai voulu savoir, me renseigner. Je me suis mis à regarder énormément de vidéos. Je lisais des articles, je parlais à des oncles, ils me racontaient des choses, c’est un peu comme ça que je me suis mis à m’intéresser, à aller aux manifestations.

Par rapport à la façon dont j’ai imaginé cette guerre, j’ai écrit une scène que j’adorais, hyper impactante, avec des figurants, des tanks. Cette scène raconte la guerre, mes producteurs m’ont dissuadé de la tourner car c’était trop cher. Moi, j’ai insisté. Zangro m’a dit : « Cette guerre, ne la montre pas de cette manière, laisse les spectateurs s’imaginer, c’est beaucoup plus violent, tu ne peux pas t’arrêter à ça ». Il avait les mots Je suis allé au Sri Lanka en 2002, j’ai des images plus concrètes, j’ai vu vraiment les lieux, on est allé où mon père a grandi il ne reste plus qu’une porte.

Comment se passe la campagne autour du film ?

V.B. : J’ai travaillé sur plusieurs longs métrages en tant que technicien, les gens me connaissent comme quelqu’un étant dans le casting, mais je vais communiquer au sein de tout mon réseau, dire que je suis aussi aux César. Comment je le vis ? Je reste confiant dans le fond, enfin posé, C’est une belle lumière, mais on parle du film. Après, on ne va pas se mentir, on est dans les 24. Si je n’y avais pas été, je serais un peu triste. Mais maintenant qu’on y est, je pense qu’il faut tout faire pour arriver à quelque chose que ce soit positif ou négatif, le principal, c’est qu’on n’ait pas de regrets. Tout simplement. C’est tout ce que je me dis. C’est tout ce que je compte faire.

Le casting, c’est une épreuve pour les comédiens. Toi, tu es de l’autre côté. Tu fais défiler des gens. Tu fais partie des gens qui rappellent. Est-ce que la conception du casting a évolué ces dernières années ?

V.B. : D’une certaine manière, il y a des choses à dire aux comédiens pour ne pas que ce soit trop dur si ils ne sont pas pris. J’ai un peu cette idée de persévérance. Il y a un élu pour je ne sais pas combien de personnes qui se présentent. Je le dis tout le temps et d’autant plus quand je fais du casting sauvage. Ces gens n’ont rien demandé. On va dans la rue, on les trouve bien, on les cherche. Je prends énormément de temps à expliquer, surtout après. J’essaie avec beaucoup de délicatesse d’expliquer aux gens que si ils ne sont pas pris, ce n’est pas parce que quelque chose n’allait pas. Je leur dis que ce n’est pas forcément parce qu’ils ne sont pas bien. C’est plein de choses. C’est l’imagination du réalisateur, ça peut être une énergie, ça peut être tellement de choses. On ne saurait pas s’arrêter là. Il faut continuer, persévérer. Ça arrivera à un moment donné. J’essaie d’être bienveillant au casting. Ce n’est pas facile, c’est comme moi en tant que créateur qui envoie des dossiers et ne suis pas pris. Il y a tellement des choses qui doivent s’aligner pour qu’on soit pris, il faut être vigilant là-dessus. J’essaie tout le temps d’analyser les situations après coup. J’ai vu passer des comédiens qui n’ont pas été rappelés et qui sont aujourd’hui en tête d’affiche.

Propos recueillis par Katia Bayer