Poupées de son, poupées de cire

Microphones à bonnettes, tables de mixage, casques et perches ont envahi récemment le festival de Clermont-Ferrand dans le cadre d’une rétrospective autour du son, qui n’a rien du parent pauvre du cinéma. La désarticulation de l’image et du son est source de comique et de quiproquos. Le travail sonore permet l’établissement d’un hors-champ contaminateur qui distille de la tension dans le corps du métrage. Ses possibles interprétations donnent lieu à une narration complexe et à la suggestion. Parmi plusieurs propositions passionnantes, quatre films de la rétrospective s’emparent des vertus du son avec maîtrise et inventivité : Son seul, Svømmeren, On the origin of fear et La peur, petit chasseur.

Son seul

Film de fin d’études de la Fémis, Son Seul incarne l’achèvement de l’apprentissage de Nina Maïni de la discipline sonore. Ingénieure du son, Son seul est son unique film en tant que réalisatrice, ce qui est peut-être regrettable lorsque l’on mesure l’habileté du travail sonore, ainsi que la mise en place réussie d’un burlesque très ingénieux. Dans le film de Nina Maïni, un ingénieur du son et son perchman doivent enregistrer des sons seuls afin de finaliser leur travail.

Le film s’ouvre avec une séquence du tournage, deux enfants soufflent dans un crocodile gonflable au bord de la mer. Cette situation première, de jeu, d’entente, de travail époumoné en duo, est un écho au tandem adulte, incarné par Philippe Duquesne et Pascal Demolon. La quête des sons seuls, l’impossible captation d’un cri de mouette sans le doux roulis des vagues, sont liées plastiquement à l’enfance. Dans la voiture, les deux personnages à l’avant sont séparés dans le cadre par la présence sur le siège arrière de la bouée gonflable. Cette scission par le crocodile introduit la déchirure relative de ces personnages : le perchman abandonne l’ingénieur son sur leur prochain projet afin de lui-même atteindre ce statut. On assiste à une forme de traîtrise autant qu’à une rupture, vite remise en cause par la créativité et la vivacité avec laquelle le perchman essaie d’attraper en plein vol le cri de l’oiseau pour l’offrir à son ami. Les mots usuels ne suffisent pas pour témoigner l’affection complice que l’un et l’autre se portent, il faut aller du côté du son ; ce qui les lie plus que ce qui les sépare. Son seul rend hommage à cette invention caractéristique des métiers du son. D’autres films de la rétrospective portent ce parti pris de la débrouille, de l’ingéniosité et in fine d’une profession qui regarde du côté des illuminations et des jeux de l’enfance.

Nina Maïni réinvestit les codes du burlesque, en jouant sur un couple un peu dépareillé, qui n’est pas sans rappeler celui de Laurel et Hardy. Les deux partenaires se noient dans un paysage souvent saisi en plan de grand ensemble. Ce sont de petites poupées de son qui s’agitent, sur une plage, comme les enfants de la première séquence s’essoufflaient pour gonfler leur crocodile. Petit clin d’œil aux films de Charlie Chaplin, un plan saisit les deux compères marchant vers un horizon infini sur la plage, avant que le film ne rebondisse : il existe un après Chaplin, un nouveau burlesque. Le travail du son est un artisanat, fait de connivences et de fulgurances. Plus qu’un auteur et son film, le cinéma, c’est un ensemble d’individus réunis pour un seul objet. La rétrospective de Clermont-Ferrand le rappelle en présentant les merveilleux à-côtés de la réalisation d’un film.

Svømmeren

Dans le sixième film de Máté Boegi le son est le lieu de l’interprétation complexe, comme la source d’une curiosité obsessionnelle. Ici, un ingénieur du son et sa compagne se déchirent dans un paysage sauvage danois. Lui, microphone couvert d’une bonnette à la main et casque sur les oreilles, est à la recherche de sons d’ambiance. Elle, l’œil à l’appareil, prend des photographies. C’est un couple de cinéma, l’un est l’image, l’autre est le son. Svømmeren en chargeant ses personnages de cette dichotomie, réinvente la manière de figurer la fissure d’un couple. Le son se dénoue de l’image, cela amène la question de la lecture, du sens que l’on donne : à quoi renvoie visuellement ce que l’on écoute ? De cette disjonction émane une tension imparable qui culmine lors de la séquence de dédale dans un bunker sur le sable, rongé par l’écume. Le film de Máté Boegi se rattache à la trinité cinématographique de l’enquête par l’image et le son : Blow-Up d’Antonioni, Conversations Secrètes de Francis Ford Coppola et Blow Out de Brian de Palma. Si dans ces trois films, la recherche jaillit d’une frustration liée à un impensé de l’image, du son, de leur inadéquation, elle est aussi liée à une pulsion de voyeurisme, scopique, sonore, tout comme une pulsion de meurtre inconsciente. Il y a un plaisir que l’on n’ose nommer qui réside dans la fascination qu’un meurtre ait pu être commis et que l’on puisse en situer les rouages. Dans Svømmeren, ce n’est plus le meurtre qui est fantasmé, mais l’adultère. Le personnage tend sa perche en direction de sa compagne pour entendre sa communication téléphonique au début du film, il poursuit un son dans le bunker : celui des râles érotiques d’un couple en liaison charnelle. Sur ses gémissements, il projette son fantasme que sa compagne le trompe avec le “nageur” (c’est la traduction française de Svømmeren) qu’elle prenait en photo, par désir inconscient, comme peut-être par volonté d’escamoter sa propre culpabilité. Le film réussit à subvertir la thématique de l’adultère, comme celle de la pulsion, dans un décor fait de bunkers abandonnés en bord de mer, qui évoque la déliquescence du couple. Le dernier plan, en deux visages, évoque Bergman, comme il ancre la fêlure, initiée par une envie débordante d’entendre et d’interpréter.

On the origin of fear

Chef-opérateur sur plusieurs courts-métrages, Bayu Prihantoro Filemon signe deux films en tant que réalisateur. On the origin of fear sorti en 2016 est son premier film en tant que cinéaste.

Dans ce court métrage resserré qui prend la forme d’un huis clos dans un studio d’enregistrement, Bayu Prihantoro Filemon donne un corps au son. La voix de l’acteur qui fait le doublage s’imprime et saillit dans les traits distordus de son visage, tout entier saisi par les inflexions, les cris, que le metteur en scène lui impose. S’il est très simple dans son intrigue, comme dans son décor, son propos théorique est quant à lui d’une complexité vertigineuse. Le son prend en charge la schizophrénie d’un régime, l’homme incarne à la fois la victime et le tortionnaire. C’est le cas, souvenons-nous, du cygne blanc et du cygne noir, joués tous deux par la même danseuse, cette polarité d’un même corps avec une charge tragique faisait la tension psychologique du film Black Swan de Darren Aronofsky. Ici, c’est l’allégorie d’un pays, l’Indonésie, tiraillé entre le communisme et le régime au pouvoir. La caméra tourne régulièrement autour du personnage, l’oppressant, faisant cercle ; le cri ici n’est pas libérateur, mais coercitif. C’est d’abord celui du bourreau dont les ordres secs et hurlés raidissent le visage de l’acteur. Ce mugissement devient celui, mouillé, de la victime torturée, qui déverse sa violente plainte. Le film de Bayu Prihantoro Filemon donne lieu à une performance exceptionnelle d’un acteur (Pritt Timothy) dont la voix se fait plus grosse que le corps, le tuméfiant, et qui le fait basculer d’un rôle à l’autre dans un glissement saisissant. C’est aussi l’histoire d’une mystification. Ce qui se joue devant nous relève de l’usage fallacieux de la voix, du son pour appuyer le récit anti-communiste soutenu par le régime. Non seulement le son se donne un corps, scinde en deux un même homme, un même État, mais se fait aussi mensonge, et on le devine, assassin. C’est cet emploi machiavélique du son que sous-tend le titre : l’origine de la peur ou le détournement insidieux et despotique des moyens de l’art.

La peur, petit chasseur

La rétrospective rend également hommage au cinéaste Laurent Achard, disparu en mars 2024, auteur primé deux fois au festival de Clermont-Ferrand. Un plan fixe de moins de dix minutes, dans lequel un enfant et un chien sont les témoins auditifs d’une agression conjugale au sein d’une maison située en arrière-plan. La peur, petit chasseur, d’un minimalisme radical, évoque la violence des surgissements, comme des blessures traumatiques de l’enfance, thématiques qu’il partage avec Maurice Pialat dont l’œuvre hante son cinéma. C’est une excellente idée de remontrer ce film de Laurent Achard, devenu un cas d’école, souvent analysé pour son extraordinaire travail sonore. La puissance du film n’a d’égale que la relative simplicité de sa mise en scène. Un plan fixe, un enfant, un chien, une maison. À l’intérieur de celle-ci, le hors-champ violent et cruel d’un homme qui bat sa femme. Si l’image est placide, figée, dans un cadre qui inspire la quiétude, un jardin où l’on étend le linge, ce vernis d’apparente sérénité est désavoué par ses personnages. Il y a le chien, enchaîné, que l’on peut voir comme l’allégorie des femmes victimes de violences conjugales, et un enfant qui ne joue pas, un enfant prostré, en proie à la peur. Dans ce court, on s’appelle mais on ne se répond pas, la femme étend son linge en silence. Plus que du son, c’est un vacarme, douloureux, qui gronde au fur et à mesure et explose, en cris et vaisselle cassée, en train qui passe avec fracas. Cinéaste de l’enfance douloureuse, du contraste, du non-dit, c’est avec le son que Laurent Achard contamine l’immuabilité du plan, le crevant de violence, de coups, de traumatismes. La peur, petit chasseur est un geste de mise en scène, radical, féroce, inimitable. Cela donne envie de se replonger dans la filmographie tourmentée et rare (trois longs métrages seulement) d’un artiste regretté.

Lou Leoty

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