Partir, revenir. Être un étranger en milieu hostile, accueillant, parfois même dans sa propre famille ; c’est la thématique de l’une des sélections internationales du festival de Clermont-Ferrand (I4). Des touristes norvégiens sur une île grecque, un jeune turc qui revient dans sa famille dans des circonstances tragiques, une européenne projetée au cœur de l’État Islamique; voilà les occurrences narratives respectives des trois courts les plus saisissants de la sélection : Pirateland, Merhaba anne, Benim, Lou Lou (Salut maman, c’est moi, Lou Lou) et Walud (Fertilité). Le corps étranger dans un nouveau milieu est ici autant un ressort comique, voire burlesque, que celui de la tragédie. Comment notre corps peut-il s’adapter à un milieu qui n’est pas le nôtre, quelles mises en scène cela implique-t-il ? Que devient le corps lorsque ce lieu nous a invisibilisés, fait disparaître avec le temps?
Pirateland
Dans son nouveau court métrage de fiction, le cinéaste grec Stavros Petropoulos met en exergue son analyse des rapports de force, certainement acquise lors de ses études de sociologie. Après plusieurs documentaires (Dancing to connect, I am a Dancer, Homes, Microbiome) autour notamment de la danse et des coutumes, Pirateland conjugue les deux : le geste comique, presque dansé, et le rapport contemporain du tourisme aux particularismes locaux.
Les propriétaires d’un gîte mal en point sur une île grecque reçoivent la visite d’une famille norvégienne, en mal d’aventures et d’authenticité, qui souhaite absolument vivre et ressentir l’héritage pirate de l’île. On reconnaît là les fondamentaux du comique : l’arrivée d’étrangers, la confrontation avec les attentes de ceux qui les accueillent, et bientôt une gesticulation des corps. Pirateland, en plus de s’amuser des dérives du tourisme, réinvente son comique. L’idée du film est d’amener un geste de mise en scène, dans un cadre de découverte touristique, certes, mais qui parvient à mettre en question ce qu’est le cinéma : un auteur qui demande à ses acteurs de gesticuler pour satisfaire ses petits caprices et ses grandes idées. Les situations sont toujours plus rocambolesques, on se demande même si l’on va basculer dans l’horreur, comme dans la très accueillante communauté suédoise de Midsommar de Ari Aster. Un plan résume l’excellence de l’infusion comique qui tend la composition des cadres : dans un arrière-plan flou, le père attache Tassos, son fils, contre le mur, tandis que son épouse, et la mère de la famille de touristes, échangent paisiblement autour d’un petit-déjeuner sous la lumière grecque. Pirateland n’a jamais l’air de ce qu’il est en surface : cet état de fait donne aux images une profondeur vertigineuse. La brillante trouvaille du film, c’est celle de faire du tourisme une affaire de mise en scène, liée à la pulsion, au désir. Le tourisme est un masochisme : il fallait y penser, c’est toute l’originalité de ce court aussi radieux et drôle que brillamment pensé.
Merhaba anne, Benim, Lou Lou
La première incursion dans la réalisation pour Atakan Yilmaz introduit une mise en scène portée sur l’inclusivité d’un corps queer confronté aux attendus de la société, ici, les normes de virilité qui pèsent sur les fils. Un premier film vibrant où nulle amertume ne pointe : le queer est tolérant, même envers ceux qui peuvent le rejeter, c’est un propos aussi courageux que bouleversant.
Hakki, artiste drag queen à Istanbul, retourne dans sa famille pour enterrer sa maman, alors que tous ignorent ses activités et son orientation sexuelle. La mise en scène afflue le récit, c’est d’abord l’ouverture, un show de l’artiste, visage fardé, corps costumé qui danse dans des néons lascifs. La grâce des gestes, comme de la scénographie, font honneur à la profusion esthétique des spectacles de drag queens. La disparition de sa mère le ramène auprès de sa famille, dont l’éloignement, le déracinement ont permis paradoxalement son épanouissement identitaire. Le choc est violent : il doit mettre en scène son corps pour camoufler sa véritable nature, tandis qu’il est en proie au déchirement du deuil, de la perte, lardé d’une certaine culpabilité. Dans le film de Yilmaz, le corps se trahit, par petites touches de couleurs jusqu’à être le paysage d’un dévoilement sans concession. Le cinéaste construit en opposition, les lumières vives des boites queer, à celles plus ternes de la province endeuillée. La proposition d’une totale inclusivité, inclut une contamination plastique. C’est non seulement celle du corps queer dans l’espace de la société, mais aussi, de celle-ci dans le milieu queer, un rêve sidérant qui offre une conclusion magistrale au film.
Walud
Fertilité. C’est à ce terme que l’on réduit les femmes, comme les terres, lorsqu’on les méprise. Elle sera fertile ou ne sera pas. Louise Zenker et Daood Alabdulaa unissent leurs voix dans ce court métrage, syrien et allemand, comme leurs regards se croisent, femme et homme. Pour leur nouvelle collaboration après Do You See What I See ? qui interrogeait la mémoire allemande du IIIe Reich, les cinéastes se penchent sur le point noir de l’histoire de la Syrie : celui de la théocratie telle que portée par les combattants de l’État Islamique.
2014, Amuna vit avec son mari, un combattant de l’État Islamique, ils n’ont pas d’enfant. À son domicile dans le désert où les époux s’occupent de leurs bêtes, il apporte avec lui une seconde épouse, une jeune européenne, nouvelle recrue désespérée.
Filmée en osmose avec la nature, sauvage, aride, dans un certain vent de liberté, la première épouse ne porte pas la niqab pour s’occuper des bêtes. Ce n’est que face au paysage, qu’elle peut se dévoiler, qu’elle peut respirer. Elle est vite rabrouée par son mari, qui a apporté dans sa maison, comme un butin, une deuxième épouse, dont on ne voit que les yeux, et en laquelle il espère bien faire enfanter un fils. Tout est fait pour les séparer, l’une parle, l’autre pas. L’une est drapée de noir, l’autre pas. On peut postuler un scénario qui va ancrer cette déchirure entre elles, leur opposition a priori insurmontable. À rivalité et fertilité, on fera sonner plutôt le mot, oublié dans ces monts sans pluie où flottent des drapeaux noirs : sororité. Une entente tacite se noue, dépositaire de toutes les douleurs quotidiennes des femmes utilisées et haïes, surveillées et gommées. Le film frappe en plein cœur avec ce sujet, ce hors-champ de la vie des femmes au sein de l’État Islamique violent et glaçant. On le désirait déjà dans Le Ciel attendra de Marie-Castille Mention-Schaar, qui montrait la radicalisation avant le départ pour la Syrie, Louise Zenker et Daood Alabdulaa le mettent en scène, avec une excellente idée : celle de retourner les moyens d’oppressions contre ceux qui les établissent. La niqab, d’une étoffe oppressante, devient un levier de la liberté, un jeu avec l’identité au lieu de sa disparition. Il en allait de même avec la captation vidéo et la communication numérique, dont les combattant de l’État Islamique usaient pour des menaces, des mises en scènes d’exécution. Le cinéma reprend ici ses droits dans l’un des films les plus saisissants de la compétition.