Présidente du Jury des courts-métrages et des films d’écoles de la Cinef en compétition cette année à Cannes, Lubna Azabal raconte en toute franchise son parcours, depuis ses premières années à Bruxelles en tant qu’étudiante au Conservatoire le jour et serveuse le soir. Qu’elle laisse parler le silence, écoute le petit Louis du coin ou prenne l’accent chibani de son père, la comédienne (vue dans Amal, Le Bleu du Caftan, Incendies,…) en impose, tant dans sa générosité que dans son humilité, comme rarement cela se passe en entretien.
Format Court : Ton rapport au court-métrage, c’est lié à quoi ?
Lubna Azabal : Moi, je suis fascinée par le court. Pour moi, c’est un exploit, un court-métrage. C’est quand même toutes les exigences d’un long, sans la complaisance du temps et souvent de l’argent. J’aime bien l’idée de collaborer à la naissance d’un futur cinéaste, d’un futur nom, de voir un bébé qui va se mettre à marcher. Il y a quelque chose de frais, il y a des maladresses. Quand je peux aider, je le fais. C’est un vrai laboratoire, pour le coup. Que ce soit pour l’équipe technique, le chef op, le réalisateur, tout le monde se cherche un peu. Tout le monde essaie de faire son premier film. En tout cas, le tout premier court-métrage, c’est extrêmement émouvant. J’aime bien ça. Ça me rappelle mes débuts. On se permet la chute. On se permet certaines choses qu’on ne pourrait peut-être pas faire après, dans les années qui suivent, avec énormément de passion et d’envie. Il y a quelque chose de l’ordre du désir. On n’est pas blasé. On veut réussir, il y a vraiment cette cuisine où tout le monde s’y met. Et souvent, d’ailleurs, quand il n’y a pas de temps et qu’il n’y a pas d’argent, c’est la passion qui prend le pas.
Moi, ça me touche énormément. Pouvoir faire un vrai début, un vrai milieu et une vraie fin en essayant de réinventer des choses, en essayant de surprendre, que ce soit par la construction narrative ou de son cadre, ça peut être un vrai casse-tête, beaucoup plus angoissant, je crois, que la préparation d’un long. J’ai vu certains courts-métrages qui faisaient 4 minutes et j’étais bluffée.
C’est quoi, la chute ? Ça veut dire l’erreur ?
L.A. : Oui, c’est l’erreur, la maladresse, comme un enfant qui tombe et qui se relève, qui apprend, en fait, à marcher. Et ça, c’est émouvant, quoi. Quand on a une notoriété, à un moment, on vous attend au tournant, la chute est moins acceptée. Avec un court, on peut se permettre ça. Je pense au tout premier court, mais même au deuxième, au troisième, … .
Tu as commencé avec le court, dans un film du réalisateur belge Vincent Lannoo, qui s’appelle J’adore le cinéma. Ça tombe bien !
L.A. : Je crois qu’il y avait Olivier Gourmet dedans. Oui, je me rappelle, j’étais au Conservatoire. C’était ma première année. C’était une histoire d’amour entre moi et une autre gamine qui était dans la même classe. C’était mon premier court. Mais lui, je crois qu’il avait de l’expérience, il avait déjà fait deux ou trois choses avant.
Comment as-tu approché ce premier plateau ?
L.A. : À l’époque, je n’étais pas du tout sûre que j’avais envie de continuer de faire ça.
Pourquoi ?
L.A. : Moi, j’ai fait le Conservatoire au début pour juste faire quelque chose de mes journées parce que j’étais serveuse le soir. Je l’ai fait en suivant les conseils d’un ami. Je n’ai jamais rêvé d’être comédienne. J’ai toujours rêvé d’être reporter de guerre quand j’étais plus jeune. C’était ça, ma passion.
Qu’est-ce qui nourrissait justement cette envie, cet intérêt ? C’était par rapport à des conflits qu’il y avait à ce moment-là dans le monde ?
L.A. : Par rapport à des conflits et puis, à une image qui m’avait assez choquée quand j’étais petite. J’ai vu l’exécution de Ceaușescu, le président romain, et sa femme. Je crois que je devais avoir 8-9 ans à ce moment-là. Ça passait à la télé, dans les journaux. Ça m’a terriblement choquée. Je voulais comprendre ce que c’était en fait. D’ailleurs, j’ai fait un travail là-dessus parce qu’à l’école, on nous a demandé de faire une dissertation. Ma première élocution, du coup, a été sur Ceaușescu. J’avais fait des recherches et j’essayais de comprendre pourquoi on l’avait exécuté. Je ne comprenais pas, en fait. On tue un homme et on le montre à la télé. Ce n’est pas un film, c’est la vie.
J’ai eu un grand frère qui m’a aussi, très vite, très tôt, fait lire Holocauste, Siddartha, .… J’avais déjà cette envie de comprendre, en fait, de mettre ça dans une caméra, de filmer, et de ramener un témoignage.
Je dis toujours que ce qui m’intéresse, c’est de faire parler le silence. J’ai toujours eu ça en moi : donner la parole au silence, que ce soit par l’image ou par le verbe, maintenant. C’est vrai que c’est quelque chose qui vit en moi et qui a commencé par cette image d’exécution de Ceaușescu fusillé.
Pourquoi n’as-tu pas continué dans cette voie-là ?
L.A. : Parce que je suis partie. J’ai quitté le cocon familial à l’âge de 15 ans, et il fallait vraiment vivre. J’ai continué un peu l’école, mais tant bien que mal. Mes parents évidemment ne m’aidaient pas. J’ai dû faire des tas de boulots, et éviter la rue, c’était compliqué. Il fallait manger, et puis, voilà. J’ai fait le chapeau avec un musicien aussi.
C’est toi qui faisais passer le chapeau ?
L.A. : C’est moi qui faisais passer le chapeau. Je ne joue pas, c’est mon pote violoniste du Conservatoire qui jouait. Pour moi, le cinéma, c’était plus de l’ordre du fantasme. C’est l’étoile que tu vois très, très loin, inapprochable. C’était un monde dont je ne me permettais pas de rêver.
Tu n’aimes pas trop l’idée de rôles engagés. Tu parles de silences et moi, ce que je retiens, c’est plutôt de comprendre le monde. À travers les films que tu fais, que ce soit avec un réalisateur belge, français, marocain, israélien, c’est une façon aussi de comprendre ce monde-là en fait.
L.A. : Disons que les réalisateurs viennent avec des sujets qui tout d’un coup m’interpellent aussi. Ce n’est pas moi qui vais vers ça. On m’appelle et puis effectivement, quand je vois la nécessité de faire ces films, j’ai du mal à dire : « Non ça ne m’intéresse pas, c’est trop compliqué ». Moi, j’ai grandi avec des Louis de Funès, des Bourvil, et c’était très bien, c’était le cinéma familial. Je suis fan mais c’est aussi très important d’apprendre quelque chose, de comprendre. Quand je fais Le Bleu du caftan de Maryam Touzani qui parle de l’homosexualité, dans un pays (Le Maroc), où quand tu es homosexuel, tu vas en taule, tu te prends les sévices qui vont avec, et que ce film a un visa d’exploitation pour sortir dans les salles marocaines alors que c’est toujours interdit, je me dis que c’est une putain de victoire parce que tu accompagnes un spectateur qui n’est plus seul, qui est compris. Ça me fait du bien à chaque fois de pouvoir ouvrir une fenêtre, de mettre de la lumière là où c’est noir. C’est vrai que c’est important de pouvoir poser les yeux sur les invisibles. Ça a l’air bateau comme ça, mais c’est important, comme de dire bonjour à un SDF, de lui demander comment il ou elle va. C’est un être humain, l’idée, ce n’est pas juste de l’ignorer et de lui dire : « Tu m’emmerdes, laisse-moi passer ».
Autant les films peuvent parler aux gens, autant ils ont besoin de visibilité, de promotion. Tu parles de regarder l’autre. Comment gardes-tu ton authenticité, comment arrives-tu à rester toi-même ?
L.A. : Après un tournage ou un passage à Cannes, je retourne à Bruxelles. La première chose que je fais, c’est d’être avec ma maman et mon papa. Ma mère, c’est quelqu’un qui a nettoyé les chiottes des gens, dans 3-4 maisons toute sa vie. Je n’oublie pas d’où je viens comme je n’oublie pas mon papa qui a aussi trimé toute sa vie. Moi, j’ai une chance incommensurable, je n’ai pas l’impression de travailler. Quand tu exerces une passion, ce n’est pas du travail. Jouer, c’est bien ce que ça veut dire : c’est jouer. Je ne peux pas oublier d’où je viens parce que j’y reviens toujours. C’est un socle pour moi qui est tellement important et qui me permet aussi de pouvoir incarner des personnages qui sont par moments extrêmement compliqués, de pouvoir les comprendre et de me mettre dans leur peau. Elle est là, ma nourriture aussi. Elle est là, elle est dans l’humanité. 90% de gens sont dans la merde. Les 10% restants, c’est super agréable, c’est génial, c’est fascinant, ça reste un rêve éveillé mais après, c’est comme Cendrillon : tu enlèves tout et tu reviens à autre chose, avec ta famille et tes amis proches. Dans mon univers, la vie de tous les jours, ce n’est pas exactement ce qu’on appelle la grande famille du cinéma. Je suis avec des peintres, des photographes, des chanteurs, le petit Louis du coin qui a 500 balles de pension par mois et qui me raconte sa vie avec sa clope et son vin blanc à 8h du mat’. Moi, j’adore ça et puis, j’apprends énormément.
Tu te nourris aussi de ces gens-là quand tu joues ?
L.A. : C’est un puits d’inspiration énorme. J’ai été serveuse pendant 8 ans à l’Ultime Atome (brasserie à Bruxelles, NDLR). Mon métier, c’est ça, c’est de comprendre l’humanité dans ce qu’elle a de beau, mais aussi de dégueulasse et d’essayer de ne pas la juger en fait. Voilà, c’est ce que j’essaye de faire en tout cas. Je n’ai pas honte, je ne suis pas gênée.
Quelle attention portes-tu aux jeunes réalisateurs pris à Cannes dont certains sont encore étudiants ?
L.A. : Sincèrement, j’ai du respect, et je dois aussi les traiter avec exigence et bienveillance. Je garde en tête les heures et les mois potentiels d’angoisses, de nuits blanches : comment trouver l’argent, comment créer le film qu’on a en tête ? C’est tellement précieux, tellement important de pouvoir respecter ces œuvres et d’avoir également un regard exigeant pour les pousser encore plus loin. C’est une forme de pari sur l’avenir. Dans ce qu’on a vu sincèrement, on a été bluffé par certains d’entre eux, il y a une espèce de maîtrise et de maturité hallucinante. Et puis, il y a cette envie féroce de parler, de décrypter une fragilité d’un monde qui ne va vraiment pas bien. Je ne sais pas si c’est lié aux problèmes de l’écologie, dans 20-50 ans, mais il y a cette peur, cette urgence de dire, de faire bouger les lignes. Ils n’ont plus envie d’attendre, il faut y aller et ça se ressent. C’est très émouvant de nouveau. Ils m’ont bluffée. Je sais qu’à leur âge, j’aurais été incapable de faire ça, j’ai déjà très envie en tant qu’actrice de travailler avec eux, même ceux qui n’ont pas eu de prix.
On te contacte encore pour des courts-métrages ? Parfois, les réalisateurs n’osent pas le faire car la personne est déjà trop loin dans son parcours.
L.A. : Je suis quelqu’un d’extrêmement accessible. Vraiment. On m’en a proposé un que je devais tourner au mois de mai mais il était trop vert, j’ai donné mon avis, j’ai dit ce qu’il fallait probablement retravailler, que j’étais là et que je serais ravie de travailler avec la personne mais quand il y a des faiblesses, pour le coup, je me dis qu’on peut attendre.
À la lecture d’un scénario, qu’est-ce qui arrive ? Qu’est-ce qui va t’inciter à y aller justement ?
L.A. : Je fais plusieurs lectures. Il y a une première lecture juste pour voir plus ou moins la vision scénaristique, ce qu’on a envie de me raconter, dans quel bateau je vais embarquer et si le sujet me parle. Je vois très très vite là où je pense qu’il faut retravailler et après, quand j’accepte vraiment, j’y vais en profondeur. Je décortique et là, c’est des notes et on ne reconnait plus le texte. Il y a des notes partout parce que je vois en images, je parle, je collabore énormément avec le réalisateur ou la réalisatrice, je ne fais pas ça dans mon coin parce que c’est un travail de groupe.
Depuis quelques années, il y a de plus en plus de comédiens et comédiennes qui passent à la réalisation. Es-tu tentée par cet exercice de raconter tes propres histoires, de livrer ta propre vision des choses ?
L.A. : J’écris en ce moment un court avec Nathalie Hertzberg qui a travaillé avec Cédric Kahn entre autres (Le Procès Goldman, NDLR) et puis, j’écris également en parallèle mon projet. Je suis partie sur un long mais je suis quelqu’un qui a besoin de temps, de procrastiner, de repenser et Nathalie m’aide dessus aussi. Je travaille en séquencier, j’ai besoin de prendre le temps. Comme je suis quelqu’un d’extrêmement pas sympa avec moi-même, je suis très exigeante dans le travail. Je ne suis pas chiante mais je suis exigeante.
Ce sera l’intro (rires) !
L.A. : Ça peut même être un titre de film ! J’ai les personnages, je sais avec qui je veux travailler, mais ça va prendre du temps et je veux le prendre, c’est important en plus. Celui avec Nathalie sera fait avant par contre.
Tu as étudié au Conservatoire, qu’est-ce que tu retiens de ce passage ?
L.A. : Le Conservatoire, pour moi, c’était vraiment un passage. J’y étais un an et demi. Comme je ne me voyais pas du tout faire ça, j’avais un regard de spectatrice sur moi et sur les autres. Tout me semblait assez ridicule. Quand on devait faire un exercice comme jouer le tournesol ou la confiture de fraises, j’avais l’impression d’être dans un hôpital psychiatrique en permanence. J’avais du mal à prendre les choses au sérieux parce que je n’y croyais pas moi-même. Ce n’était pas quelque chose que je comptais faire ou continuer. Seulement, j’ai très vite été happée par des jeunes réalisateurs, sur des courts-métrages et puis, j’ai croisé la route d’André Téchiné et il a fallu que je fasse deux films avec lui (Loin en 2001 et Les Temps qui changent en 2004, NDLR), grâce à lui ou à à cause de lui, pour que je prenne les choses vraiment plus sérieusement. Là, j’ai compris l’importance aussi de ce que c’était cette passion-là et de ce qu’on pouvait en faire.
C’est un pouvoir, en fait, de jouer ?
L.A. : Ce n’est pas un pouvoir, c’est presque une bénédiction, c’est une chance incroyable et on peut aussi l’utiliser pour parler de certaines choses. Quand je fais Amal de Jawad Rhalib et que j’ai envie de démonter l’islamisme radical, c’est très important pour moi parce que j’en ai ras-le-cul de ces merdes-là et que ça me fait souffrir. Ça fait souffrir des tas de gens, ça a fait souffrir aussi mon père qui est parti, il ne comprenait pas pourquoi au nom de Dieu, on assassinait, on massacrait, on décapitait des gens. Il ne comprenait pas, il disait : « Ma chérie, je me sens sale. Ces salopards nous salissent ». Il les appelait les salopards avec son accent chibani. Moi, je ne peux pas garder le silence, moi qui ai baigné aussi dans une culture arabo-musulmane, je me dis que si je ne prends pas ce sujet-là, qui va le prendre ? On ne va pas attendre, il faut le prendre.
Ton personnage dans Amal refuse le silence…
L.A. : Elle refuse le silence, c’est une Antigone, elle refuse de se plier, de se taire. C’est un « Not in our name ». C’est terrible, la culpabilité qu’on ressent. La seule façon de la casser, de s’en sortir, c’est de s’exprimer par rapport à ça, de sortir de sa tanière, d’arrêter de se cacher, de s’excuser, de dire non. Je lis souvent ces termes d’antidote. Je pense que nous sommes les antidotes aussi pour contrecarrer puisqu’ils utilisent l’islam pour commettre des atrocités. C’est aux musulmans aussi de dire : « Non, pas en notre nom, t’es juste un assassin en fait, mec ».
As-tu l’impression que ce rôle-là, c’est un pivot dans ta carrière ?
L.A. Non, je ne pense pas, je n’en sais rien, je n’ai même pas vu le film. Je ne regarde pas mes films sauf quand je suis obligée. Moi, je fais les choses avec passion tout le temps. On m’a demandé si Incendies de Denis Villeneuve ou même Le Bleu du caftan, c’était un tournant. C’est juste que je fais les choses avec passion et que j’y crois quand je les fais. J’ai besoin de croire et je continue jusqu’au long-métrage.
Propos recueillis par Katia Bayer