Membre du Jury de la Semaine de la Critique 2024, Eliane Umuhire est comédienne. Vue dans Augure de Baloji, Prix de la nouvelle voix à Cannes l’an passé, elle revient sur son parcours, l’importance du théâtre alors qu’elle étudiait la comptabilité dans les années 2000. Dans ce long et passionnant entretien, il sera question du génocide qui a sévi dans son pays d’origine, le Rwanda, mais aussi de mots, de repères, de rôles forts, de travail et de création.
Format Court : Est-ce que tu as l’impression d’avoir retenu quelque chose de ta formation en comptabilité ?
Eliane Umuhire : Oui. En fait, ça m’a permis de m’accrocher encore plus au jeu d’acteur, de réaliser que je n’aimais pas la comptabilité, mais que j’aimais le théâtre. C’est quand tu es privée de quelque chose que tu te rends compte de la valeur de ce que tu ne peux pas avoir. J’avais trouvé un groupe théâtral à l’université, avec lequel je passais la plupart de mon temps au lieu de faire mes études (rires) ! Si je n’avais pas fait la comptabilité, je pense que je n’aurais pas rencontré cette troupe. C’est ça qui m’a formée, on se rencontrait chaque dimanche après-midi, et on échangeait des exercices, on faisait de l’improvisation, juste par amour pour le théâtre.
C’était quoi l’inspiration pour toi, à ce moment-là ? Est-ce qu’il y avait justement des acteurs de théâtre qui se produisaient à cette période ?
E.U : Quand j’étais à l’université, c’était la période de Carole Karemera, une comédienne belgo-rwandaise qui s’est formée en Belgique. Des fois, je la voyais à la télévision. A l’université, on répétait dans un centre d’art qui organisait un festival de théâtre. Des compagnies d’un peu partout dans le monde étaient invitées. Carole était venue jouer. Je l’adorais, même à la maison, tout le monde le savait ! Du coup, quand elle passait sur TV5, on m’appelait, on me disait : « Viens la voir ! ». Je me rappelle l’avoir vue à Butare. Elle venait de Bruxelles et avait joué plus de 32 personnages sur scène, je suis allée voir la pièce deux fois sur la même journée. Waouh !
Quelques années après, elle est venue s’installer au Rwanda et elle a créé un centre d’art et une compagnie de théâtre. C’était au moment où je finissais mes études et, du coup, j’ai rejoint sa compagnie. Entre temps, notre compagnie anglophone s’était formée à Kigali, et faisait plus du théâtre de mouvement. J’ai aussi rejoint cette compagnie, du coup, je pouvais jouer en français et en anglais.
Ca me fait penser au documentaire Au bord de la guerre : Ariane Mnouchkine et le Théâtre du Soleil à Kyiv de Duccio Bellugi-Vannuccini et Thomas Briat. Ce film sur Ariane Mnouchkine qui est partie à Kiev avec des membres de sa troupe, pour le coup, travailler avec les comédiens sur place. On est dans un autre contexte, mais je comprends l’idée de la personne qui se déplace et qui provoque des émotions parce que soit le théâtre est arrêté (comme là-bas), soit est inexistant, soit il y a des balbutiements encore.
E.U : On ne se rend pas compte de la nécessité de la représentation, d’avoir des modèles. Le film Les filles du Nil (de Ayman El Amir de Nada Riyadh) m’a énormément touchée à la Semaine de la Critique. C’est un documentaire sur des jeunes égyptiennes qui ont formé une troupe de théâtre pour pouvoir briser les codes de leur société, pour pouvoir s’habiller comme elles veulent et questionner les croyances, quelque part dans un petit village en Égypte. Et du coup, elles sont libres de faire leurs scènes comme elles le veulent, de jouer dans la rue, avec les moyens qu’elles ont. Je me suis rappelée des premiers jours (rires émus) !
Ce qui m’intrigue au Rwanda, c’est cette question de la réconciliation, de la cohabitation, du pardon. Est-ce que le théâtre, le jeu, vos armes ont pu aider ? Avez-vous fait par exemple des représentations dans les villages ?
E.U : On en a fait énormément. D’ailleurs, nos pièces revenaient à chaque fois sur le génocide, sur la mémoire du génocide, sur la réconciliation, sur le pardon. De 2009 à 2019, on jouait à Kigali, mais on faisait autant du théâtre communautaire, quand on allait jouer dans les villages. À partir de 2014, je suis allée un peu plus dans le cinéma, mais il n’empêche qu’on continuait avec le théâtre. On ne venait pas demander aux gens : « Est-ce que vous avez pardonné ? ». On n’était pas là pour enseigner, mais les gens pouvaient se réunir dans le même espace, être tous ensemble, sans se demander si telle personne était tutsi et telle personne était hutu. Qu’ils puissent voir sur scène ce qu’ils ont traversé ensemble, bourreaux et victimes, je trouve ça déjà assez fort.
Tu veux dire que parmi les comédiens de la troupe, il y avait des gens qui étaient issus des deux communautés ?
E.U : Oui, c’était le cas déjà pour les comédiens dans la troupe, mais aussi pour les gens qui venaient voir les pièces.
Je comprends mieux pourquoi ton cinéma est traversé par la mémoire et la résilience. Est-ce que tu continues justement à faire ce travail autour du théâtre et autour de la réconciliation maintenant que tu vis en France ?
E.U : Je ne suis plus sur place mais le travail autour de la mémoire continue. J’ai créé une petite maison de production avec laquelle j’ai co-produit un film documentaire sur la résilience des femmes au Rwanda. On a interviewé cinq jeunes femmes qui ont la trentaine. La jeunesse, qui représente 65% de la population, est trentenaire. Cette année, on commémorait les 30 ans du génocide. On a interrogé ces femmes sur la résilience. Qu’est-ce qui fait que chaque jour elles se lèvent ? Qu’est-ce que les 30 ans qu’on vient de passer représentent pour elles ? Si elles pouvaient donner un message à un enfant qui est quelque part dans le monde et qui est en train de vivre la même chose qu’elles ont traversé durant le génocide, qu’est-ce qu’elle lui dirait ? J’ai l’impression qu’au début, les pièces qu’on faisait, c’était des pièces pour rappeler aux gens ce qui s’est passé et aussi pour permettre à ceux qui voulaient panser leurs plaies de le faire à travers le théâtre.
Il y avait une urgence aussi de trouver des moyens d’action.
E.U : Et de mettre des paroles. Je trouve que c’est important de mettre des paroles sur des choses et du coup pouvoir se dire que ça, ça s’est passé. Il y a une partie de la population qui a tué l’autre partie de la population. Et comme ça, on décharge la population même de ce travail parce que c’est tellement difficile de mettre des mots dessus. Et nous, du coup, on s’en charge, c’est comme si on exorcisait les traumas sur scène. Plus tard, ça a commencé à évoluer, c’est là où on a commencé à parler de pardon. Aujourd’hui, on parle de où on est 30 ans plus tard.
Toi, aussi, tu as fait on chemin personnel en suivant ce mouvement ?
E.U : Oui, et le théâtre m’a beaucoup aidée. Déjà, dans ma famille, depuis que je suis petite, on ne parlait pas de race, de tutsi et de hutu. Et puis, il y a eu un silence après le génocide et je ne comprenais pas où est-ce qu’on en était.
Tu es née quand ?
E.U : En 86. J’avais 8 ans durant le génocide. Tout ce que j’avais vu du monde avait basculé et je ne pouvais pas mettre des mots dessus mais je savais ce que c’était. Et puis à l’intérieur de ma famille, il y avait beaucoup de silences et je ne savais pas de quel côté on était. Je sais qu’à un moment, on se cachait et à un autre, non. C’est quand je suis arrivée à l’université que j’ai compris justement, avec le théâtre, quand a mis les mots dessus. Je me souviens que j’ai passé beaucoup de temps sans pouvoir pleurer. Avec le théâtre, la première fois, j’ai failli m’étouffer. Le théâtre m’a aidée. Petit à petit, j’ai intégré réellement ce qu’il s’est passé dans ma société. J’ai essayé de comprendre les deux côtés et à être à ma place, au milieu, sans nécessairement me dire : « Est-ce que je suis du côté des victimes ou des hutus ? ». En fait, j’ai pu construire mon identité en tant qu’humain et artiste. C’est là où je me suis dit que ça allait être difficile pour moi de faire de l’art juste comme divertissement.
C’était important pour toi de partir du Rwanda ?
E.U : Non, c’était imprévu (rires) ! Je suis toujours venue avec les compagnies de théâtre pour des co-productions avec les compagnies européennes. À chaque fois, je faisais des allers-retours et puis avec le cinéma, souvent, je me retrouvais à l’étranger. À aucun moment, j’ai pensé que j’allais vivre à l’étranger. À chaque fois, je disais que la raison serait liée au travail ou à la famille.
Mon mari est français. On est venu en France sans avoir planifié de rester. C’était avant le confinement et puis, du coup on est resté. Je voyageais déjà depuis longtemps et je me disais que je pouvais vivre n’importe où, que je pouvais faire de l’art n’importe où.
Tu as vécu une sacrée exposition l’an passé avec Augure. Quel regard portes-tu sur cela ?
E.U : C’était l’année passée, c’était une surprise énorme. L’autre jour, j’ai croisé le producteur du film et on se disait : « Mais qui aurait pensé quand on était à Kinshasa sous la pluie en 2022 qu’après, le film allait se retrouver à Un Certain Regard et qu’un an plus tard, Baloji et moi serions jurés à Cannes ?! ». Ça paraissait improbable !
Comment gères-tu de te retrouver au centre ?
E.U : Je pense que ça a commencé en 2017 sur le long-métrage polonais (Birds Are Singing in Kigali de Krzysztof Krauze et Joanna Kos-Krauze), quand j’ai eu le tout premier prix à Karlovy Vary qui est l’équivalent de Cannes mais en Europe de l’Est et qu’après, ça a enchaîné avec d’autres prix.
L’autre jour, d’ailleurs je me suis identifiée au jeune brésilien (Ricardo Teodoro, acteur dans Baby de Marcelo Caetano) à qui on a attribué un prix parce que du coup, son monde vient de changer complètement. Je me rappelle que quand j’ai eu le prix à l’époque, directement tous les journaux au Rwanda parlaient de moi ! Je me demandais ce qui se passait ! Du coup, j’ai appris, j’ai compris que ça faisait partie du travail. Ça permet au film d’exister, aux gens de le connaître. C’est un exercice comme tant d’autres. Et puis pour Augure à Cannes, j’ai l’impression que c’était assez smooth, peut-être parce que le film porte sur des sujets d’actualité. Ce n’est pas juste un film sur la sorcellerie au Congo mais vraiment sur le corps et la place de la femme dans la société, sur le patriarcat. Du coup, tous les interviews autour du film s’intéressaient à la femme et aux questions que nous avons tous en commun.
En court, tu as joué dans Bazigaga de Jo Ingabire Moys. Comment as-tu envisagé le tournage ?
E.U : C’est un bon exercice le court, j’adore ! Je connaissais l’histoire de la femme qui a inspiré l’histoire du film, qui a existé réellement au Rwanda et qui a caché plus de 200 tutsi durant le génocide. Quand on m’a envoyé la demande de casting, j’ai directement postulé en me disant ce n’était pas tous les jours que j’aurais la chance de jouer une femme aussi forte. La sorcellerie, c’est du théâtre, c’est du faire semblant mais surtout elle a joué avec les fausses croyances des tueurs qui la considéraient comme une sorcière alors qu’à la base, je dirais qu’elle est chaman ou guérisseuse traditionnelle.
Pour me préparer, je suis allée voir un chaman dans la Drôme. Quand je joue, j’ai l’impression qu’il y a un autre univers. Pour comprendre l’univers des chamans, des guérisseuses traditionnelles, des gens qui croient dans un monde parallèle, dans le pouvoir de l’esprit, j’ai passé tout un après-midi avec ce chaman-là. On a parlé de la place du chant, de la pipe, de l’esprit.
En fait, tu avais besoin d’éléments pour te créer ton personnage ?
E.U : Oui, mais aussi presque comme une autorisation. Je ne voulais pas faire semblant de chanter, de fumer la pipe, de faire de la sorcellerie. J’avais besoin de comprendre ce qui se passe avec les esprits ou les âmes des gens qui n’étaient pas prêts à mourir. Le film se passe pendant le génocide et aucune personne n’était prête à mourir. Du coup, qu’est-ce que ces âmes deviennent ?
Tu as la réponse ?
E.U : Oui, j’ai eu la réponse. Il me l’a dit et puis, je l’ai senti aussi. Je voulais vraiment essayer d’être le plus juste possible. Dès que ça va au-delà de ce qu’on peut voir, ça devient difficile à concevoir. C’est la même chose du coup pour tout ce qui est chamanique, pour tout ce qui touche à l’esprit, l’humain, d’autres énergies. A chaque fois, on se dit que c’est des constructions. Et si c’était la réalité et que j’entrais sur un terrain qui n’est pas le mien sans autorisation, sans savoir où j’allais ?
Était-ce pour toi un rôle fort ?
E.U : Ce rôle-là n’était pas fort à cause du chamanisme parce que cette femme toute seule a été en adversité contre sa propre communauté pour cacher des gens qui ne faisaient pas partie des siens. C’est de la rébellion et elle a risqué sa vie. C’est une femme qui est vraiment dans la droiture.
Tu parles de droiture. Dans le contexte de la seconde guerre mondiale, les gens qui ont sauvé les juifs, ce sont des justes. Est-ce qu’il un mot conforme aux gens qui ont sauvé des vies au Rwanda ?
E.U : Au Rwanda, on utilise le terme des gardiens du pacte de sang. Je trouve ça génial parce que du coup, on se dit : « Je ne peux pas accepter que le sang de l’autre soit versé ». C’est vraiment un personnage fort, en tout cas pour les femmes noires. Je ne vois pas assez souvent ce genre de personnages, représentés ainsi.
Tu n’as pas l’impression que les choses bougent quand même ?
E.U : Si, je préfère voir le verre à moitié plein (rires) mais je sais que les choses bougent. Cela vient surtout de la part des femmes qui créent d’autres personnages forts mais aussi de Baloji dans Augure. Oui, les choses sont en train de bouger.
Comment sens-tu les choses évoluer au Rwanda par rapport à la communauté artistique sur place ? Est-ce qu’il y a des pistes pour créer, pour montrer son travail ?
E.U : Quand ma génération a grandi artistiquement, on n’avait pas de représentation et on se représentait par rapport aux autres, les gens qui étaient à l’extérieur du Rwanda. Il y avait très peu de Rwandais mais c’était souvent des étrangers à la télé. Je voyais des films, des séries des Julie Lescaut ou des films américains (rires) ! À aucun moment, je n’ai vu un film rwandais. Aujourd’hui, toute la communauté artistique qui s’est créée me fait penser à une ruche. Ça créé tout le temps, les jeunes ne se limitent pas à une forme d’art, ils se définissent comme des artistes multidisciplinaires. Quand on a commencé, c’était autour du génocide, eux, ils créent vraiment par rapport à l’art. Ça fait partie aussi de l’énergie de ce pays, de la façon dont il s’est reconstruit et du fait que ça y est : le socle social s’est rétabli, s’est reconstruit. Maintenant, les jeunes peuvent, eux, commencer à rêver, à créer d’autres choses. Et ça se fait dans tous les domaines. Au théâtre, il y a par exemple Wesley Ruzibiza et Dida Nibagwire qui ont créé un centre d’art. Au cinéma, on va avoir des jeunes qui ont des courts à la Berlinale. Il y a une jeune fille qui s’appelle Myriam Birara qui a fait un film formidable (The Bride) sur les femmes. J’ai rencontré récemment Alain Gomis, le réalisateur de Félicité. Il est franco-sénégalais et m’a dit : « Les cinéastes du Rwanda, on les a dans le viseur, on sent la différence dans leurs touches ».
La Semaine de la Critique est une section dédiée aux premiers et deuxièmes films. Comment perçois-tu la place accordée au premier long-métrage ?
E.U : Heureusement que ça existe. Pour la plupart, pour les premiers projets, ça prend du temps pour les faire financer, les faire exister. Du coup, leur donner de la place et pas que pendant la semaine. c’est ce que j’adore avec le travail qu’Ava Cahen et son équipe. Ils sélectionnent très peu de films et ces films existent. Ils leur donnent vraiment de la visibilité pendant le festival et même après. Ils sont accompagnés. L’image qui me vient, c’est comme si ils nous permettent de secouer et de changer l’eau du vase et de le renverser et d’avoir de nouveaux réalisateurs et de nouvelles réalisatrices. Ce qui permet d’avoir de nouvelles voix qui arrivent dans le cinéma, d’autres façons de voir les choses, d’autres sensibilités, d’autres formes cinématographiques. Et sinon, on verrait toujours les mêmes réalisateurs et réalisatrices et le même travail.
L’intérêt, c’est de montrer aussi des films du monde entier, d’avoir différentes manières de jouer et langues.
E.U : Oui, différentes sensibilités, cultures, visions. J’ai l’impression que c’est aussi célébrer le cinéma d’un peu partout. Quand je vois des films de jeunes brésiliens ou argentins, je dis : « Waouh » ! Les Argentins, avec le nouveau gouvernement, vont passer 4 ans sans pouvoir faire de cinéma. Du coup, leur donner de la place ici, c’est immense.
Est-ce que parfois, tu as l’impression que c’est politique ?
E.U : Tout est politique. L’art est politique.
Propos recueillis par Katia Bayer