Sur la terrasse d’un café fermé à Berlin, on est allé à la rencontre de Mili Pecherer, la réalisatrice du court-métrage d’animation Nous ne serons pas les derniers de notre espèce, présenté en compétition à la Berlinale cette année. Le film renouvelle le sujet de l’arche de Noé comme dernier refuge de l’humanité et programme de réinsertion professionnelle minutieusement planifié. La réalisatrice israélienne basée à Marseille nous a raconté son travail et ses inspirations et, en nous transmettant ses connaissances et sa passion sur un tas de différents sujets.
Format Court : Comment as-tu fait tes premiers pas dans le cinéma, qu’est-ce qui t’a intéressé en premier ?
Mili Pecherer : J’ai commencé par étudier à Jérusalem, mais il n’y a pas beaucoup de moyens comme en France. Il fallait faire un film et je n’avais aucune idée de ce que ça voulait dire. Je partais à l’aventure avec ma caméra et c’est devenu un documentaire, sans faire exprès. C’est aussi comme ça que je suis devenue le personnage principal de mes films, parce qu’il n’y avait que moi avec ma caméra et le monde que je rencontrais.
Comment es-tu passée du documentaire à l’animation ? Est-ce que tu as choisi l’animation en fin de compte ?
M.P. : En réalité je ne choisis jamais, je ne sais pas choisir. J’ai fait le Fresnoy, une école en deux années où il fallait créer un projet par an. La première année, j’ai fait un documentaire, et la deuxième, le Ministre de la Culture a imposé qu’on travaille avec de nouvelles technologies. Sur le coup, c’était chiant mais c’était aussi un défi, et puis je me suis dit qu’une nouvelle technique pouvait changer ma vie donc je l’ai pris au sérieux. Je pense que l’animation, c’est beaucoup plus de souffrance mais aussi de beauté par rapport au documentaire. En ce moment, je travaille sur un documentaire et d’un coup, le monde me paraît un peu plus fade. J’essaie de trouver un entre-deux.
Quelle est la technique d’animation que tu as préféré utiliser ?
M.P. : Quand j’ai basculé dans l’animation, j’ai cherché une technique qui pouvait préserver un peu cet univers, ce hasard que j’avais dans le documentaire et j’ai l’impression que le jeu vidéo me donne cette idée. Et puis, écrire des scénarios, ça me fait très peur. Un jeu vidéo, ce n’est pas compliqué, il y a juste à écrire les règles et après, je fais ce que je veux.
Comme c’est difficile pour toi, comment as-tu fait pour écrire Nous ne serons pas les derniers de notre espèce ?
M.P. : J’avais pris beaucoup de notes sur l’arche de Noé, et après, j’ai basculé sur l’aspect technique. Mes restrictions techniques nourrissent ce que je peux faire au point de vue de la narration, et inversement. J’ai lu l’histoire biblique comme des règles d’un jeu, en me créant un cadre de contraintes. Parce que sans contraintes, tout est possible et donc tout est impossible… d’une certaine manière. C’était un peu compliqué parce que c’est l’histoire la plus connue et la plus travaillée, et il fallait que je me trouve un petit coin où je sois à l’aise, où je puisse chercher mes propres interrogations contemporaines.
Comment as-tu travaillé l’animation de ton film?
M.P. : La première chose qu’on a faite, c’est l’arche. Eliav Varda a fait la 3D en tant qu’architecte design, mais elle était toute blanche. Il a fallu trouver quelqu’un qui fasse les textures, les lumières. On a trouvé quelqu’un à Londres, qui a choisi le logiciel sur lequel on a travaillé : Unreal Engine.
Moi, je ne sais pas faire d’animation. Il me fallait donc un développeur, quelqu’un qui traduise mes idées à l’ordinateur. J’essaie de travailler avec des logiciels de jeux vidéo, ce qu’on appelle du real time engine, parce que tu n’as pas de rendu : tu as un logiciel, un univers, et tout ce que tu mets dedans, tu le vois tout de suite. Dans cet univers de jeu vidéo, il y a d’immenses marchés virtuels d’objets. Je suis allée dans un magasin d’animaux, avec des animations intégrées. En voyant les possibilités des avatars, cela a nourri la façon dont je voulais raconter l’histoire.
Finalement, d’où est né ce projet ?
M.P. : Je n’avais aucune idée que j’allais faire ce film, j’avais juste promis que j’allais faire un film sur l’arche de Noé au Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme à Paris. C’était une installation faite pour la Nuit blanche, et il y avait l’écran principal avec le film, et sur les côtés, des fenêtres comme dans un bateau donnant sur la mer, avec l’impression pour le spectateur d’être lui aussi sur l’arche.
Comment as-tu choisi les personnages de ton arche ?
M.P. : J’ai rapidement su que l’histoire du corbeau et du pigeon m’intéressait, parce qu’on connaît tous l’image de la colombe, mais en hébreu, l’écriture est plus vague et donc sujette à plus d’interprétations : l’oiseau pourrait aussi ien être une colombe qu’un pigeon. Dans la Bible, il est écrit que cela fait longtemps qu’ils sont tous coincés dans l’arche, et que Noé veut savoir si les eaux ont baissé et si la vie va reprendre. Il dit une seule phrase très énigmatique, avec un corbeau qui fait des aller-retours sans cesse, sans accomplir sa mission. De l’autre côté, il y a la colombe, qui elle arrive à l’accomplir. La révolte du corbeau est énigmatique et un peu oubliée dans cette histoire, et je me suis dit que je le voulais comme personnage.
Il me fallait d’autres animaux, et il est écrit dans le texte qu’il y a des animaux purs et impurs. J’essayais de comprendre ce que ça voulait dire. Je suis juive donc je me suis dit que ça voulait dire casher. C’est pour cette raison que j’ai choisi des poules, des vaches et des canards.
En parlant des animaux, pourquoi as-tu choisi de sous-titrer le langage des animaux ?
M.P. : J’avais vu ça dans le film Uccellacci e uccellini (Des oiseaux, petits et gros) de Pasolini. Dedans, des oiseaux parlent avec des moineaux, et il y a aussi un corbeau qui parle avec un être humain. Tout est sous-titré. Et puis j’avais aussi envie de donner aux animaux une place réelle. J’avais aussi ce petit fantasme, parce que j’ai toujours vécu dans des villes et que je n’ai pas ce contact que j’aimerais avoir avec eux. Je trouve du plaisir à passer du temps avec des animaux, même s’ils ne sont pas réels, ils sont un peu de la même substance. Et puis ça nous rend égaux, moi quand je parle francais, je suis aussi sous-titrée par exemple.
Comme tu l’as expliqué, tu es le personnage principal de tes films. Dans Nous ne serons pas les derniers de notre espèce, il y a le personnage central de cette femme seule, mais aussi entourée d’animaux, dans le Département des Purs. Elle cherche d’abord un sens à sa mission puis finit par s’y soumettre. Comment as-tu décidé de traiter ce personnage et pourquoi de cette manière ?
M.P. : Je n’arrivais pas à trouver ma place dans l’arche, et une amie, Cindy Coutant, m’a beaucoup aidée. On s’est retrouvées, je lui ai lu toutes mes notes, et elle m’a fait une sorte de psychothérapie de film. À ce moment-là, je travaillais sur un chantier d’insertion parce que j’étais au RSA (Revenu de Solidarité Active, qui assure aux personnes sans ressources un niveau minimum de revenu qui varie selon la composition du foyer) pendant un moment et que Pôle Emploi m’avait dit qu’ils allaient me le couper. J’ai essayé d’expliquer que j’étais artiste et que ce n’était pas toujours évident, ce à quoi ils ont répondu : “Oui Madame, mais il y a la passion, et il y a ce qui met la nourriture dans le frigo… il faut trouver un vrai métier” (ndlr: référence à la “nourriture dans le frigo” répétée plusieurs fois par l’oiseau dans le film pour convaincre la femme de faire son travail sans poser de questions) .
Le seul travail que j’ai trouvé, c’était un chantier d’insertion. J’étais sûre que j’allais devenir menuisière, que j’avais trouvé un “vrai” travail. Pour notre chef, le truc le plus important, c’était de nous apprendre à être des êtres humains et à nous insérer dans la société. On doit arriver à l’heure, en uniforme, ne pas poser trop de questions, remplir nos tâches sans comprendre ce qu’on fait, sans distinction. La plupart des gens qui m’entouraient étaient des immigrants, des gens de tous les coins du monde et de toutes les religions. Mais il y avait un grand principe où il fallait qu’on soit tous pareils.
Mon amie Cindy m’a dit : “Tu sais, j’ai l’impression que ton arche, c’est un chantier insertion”. Ça a bien matché, parce que l’arche de Noé c’est aussi une histoire d’obéissance, où Noé est choisi par Dieu pour construire une arche sans pouvoir poser de questions. Il y a un seul personnage qui n’obéit pas – le corbeau, et sa place est si petite qu’on l’oublie.
Je me suis demandé : « Comment ça se fait que ces animaux qui étaient sauvages ont répondu à l’appel de l’homme pour monter sur cette arche ? Parce que c’est la fin du monde ? Est ce qu’ils sont même capables de le comprendre ? ». Et puis j’ai fait le lien. L’appel pour l’arche, ce serait celui de Pôle Emploi, qui leur promet que s’ils obéissent, leur vie sera plus confortable.
Ton film soulève aussi cette question : est-ce que ça a vraiment du sens de s’inquiéter pour son salaire alors que c’est la fin du monde ?
M.P. : C’est possible qu’on soit dans la même situation, parce qu’on nous dit aussi que la fin arrive, mais notre préoccupation principale reste quand même nos heures supplémentaires. On est dans un paradoxe où par exemple tu sais que le plastique, ce n’est pas bien, que tu dois être responsable dans ta consommation, mais quand tu vas au supermarché, tu es seule à résister à ça. Si tu dois te révolter, tu es seule et tu dois choisir seule.
Dans ton film, la recherche du sens puis l’abandon prend une place très importante., Avec cette voix des hauts-parleurs, cette espèce de dieu du patronat, tu installes une vision plutôt négative, non?
M.P. : Cette voix dans les hauts parleurs, c’est le manager de ce projet arche d’insertion au monde. J’ai un peu mis Dieu de côté, et j’imagine plus la voix comme celle de Noé, le grand chef qui commande tout depuis sa cabine. La vision est aussi assez négative dans la Bible. Il est écrit que quand Noé sort de l’arche, il construit un autel pour Dieu, et il sacrifie quelques animaux qu’il vient de sauver. Dieu passe et sent l’odeur, ça lui fait plaisir mais il comprend que l’homme est mauvais par nature. Cet autel, je l’ai transformé en barbecue dans mon histoire, et à la fin tous ceux qui ont obéi, ils finissent au barbecue construit par le personnage principal.
Pourquoi cet intérêt pour le texte biblique, que tu as déjà traité dans différents courts ?
M.P. : La Bible, c’est un livre incroyable que j’ai découvert ces dernières années. En hébreu, c’est écrit d’une manière tellement étrange et poétique que chacun peut l’interpréter comme il veut. Dans la tradition, c’est un livre que tu dois lire chaque année, chaque histoire va te retrouver dans un autre moment de ta vie et tu peux t’y identifier différemment.
C’est vrai qu’avant Nous ne serons pas les derniers de notre espèce, j’ai traité l’histoire du sacrifice d’Isaac dans Ce n’était pas la bonne montagne, Mohammad, projeté aussi à la Berlinale il y a quatre ans. C’était la première fois que je faisais de l’animation et que j’interprétais la Bible. Le résultat ne m’a pas trop plu, c’était trop dramatique, et j’en ai fait une autre version. Dans cette histoire aussi, il est question d’obéissance. Dedans, je suis une bergère dans le désert qui se promène avec son troupeau de béliers. Petit à petit, ils meurent, et le dernier va être sacrifié par Dieu pour sauver Isaac. C’est une happy end, et en même temps pas vraiment.
Alors ton choix de titre, Nous ne serons pas les derniers de notre espèce c’est plutôt ironique, non ?
M.P. : J’imagine, parce qu’ils meurent tous à la fin (rires) ! J’ai été inspirée par une phrase de Yuval Noah Harari. Pour lui, un rhinocéros rare, à moins d’être en voie d’extinction, n’est pas moins content qu’un veau qui reste sa vie dans une petite boîte pour se retrouver dans notre assiette. Pour le veau, d’un point de vue évolutionnaire, il a gagné. Mais pour l’individu, une vache seule, c’est beaucoup de souffrance. Il s’agit de la grande question : est ce que cela vaut la peine de survivre à tout prix ?
Est-ce que tu peux nous parler de projets à venir?
M.P. : Comme je te l’ai dit, avant de faire ce film, je suis allée en chantier d’insertion. Ça me semblait tellement absurde que je me suis dit que peut-être, il faudrait aller au travail avec une caméra. C’est un peu la version documentaire de l’animation mais dans la vraie vie. J’ai accroché une caméra sur mon corps avec un harnais. Comme je n’intéressais personne dans mon équipe, on m’a dit : “Pourquoi pas ?”.
C’est dur de faire un film, avec la charge mentale. Mais la chose qui m’a poussée, c’est que mon chef ne m’aimait pas trop et m’a mis en binôme avec un autre gars de l’équipe, un menuisier de soixante ans un peu usé de la vie, mais très sympa avec moi et totalement conspirationniste. Il m’expliquait que Brigitte Macron était un homme, que les franc-maçons ont construit les pyramides, etc. Un jour, il m’a demandé si je voulais vraiment devenir menuisière. Ça faisait déjà un moment que je prenais des notes sur l’arche de Noé sans savoir que j’allais faire une animation, et je lui ai dit en blaguant que si dieu me choisissait pour construire une arche avant le déluge, il faudrait que je sache utiliser une visseuse. Lui, il est un peu habitué à ce genre de récits, alors il m’a répondu qu’il était d’accord pour m’aider à construire. C’était très touchant parce que les adultes d’habitude disent : “arrête tes conneries”. Là ça m’a un peu réconciliée avec les conspirationnistes parce qu’il y a une dimension de fantaisie qui est bien dans tout ça. Ça peut permettre d’autres choses qu’une vision rationnelle de la vérité. Et c’est avec cette rencontre entre autres que je me suis dit : « Il faut vraiment que je filme ici ».
Un dernier mot ?
M.P. : Que la fin arrive… (rires) !
Propos recueillis par Amel Argoud
Article associé : la critique du film