Yohann Kouam présentait récemment Après l’aurore, son cinquième court-métrage en compétition nationale au Festival de Clermont-Ferrand. Le film entrelace, au sein d’un même quartier, le parcours de trois personnages qui ne se connaissent pas. Ce court-métrage choral, filmé en pellicule, nous fait suivre la vie de ces trois protagonistes, grâce notamment au grain de l’image, au travail apporté à la lumière et aux jeux des acteurs. Pour Format Court, Yohann Kouam revient sur ses inspirations, ses désirs et sa vision du cinéma.
Format Court : C’est ton cinquième court-métrage, que représente pour toi cette forme ?
Yohann Kouam : C’est mon troisième court-métrage produit. J’ai fait mes deux premiers films semi-produits parce qu’ils l’étaient dans un cadre associatif. Le cinéma était une passion à la base, qui est venue assez tôt. J’ai eu la chance de grandir à Villeneuve d’Ascq, en périphérie de Lille, qui est une ville assez associative où il y avait beaucoup de structures culturelles. J’ai notamment fait partie d’une association dédiée au cinéma où on organisait mensuellement des séances thématiques et des festivals. Ça m’a permis d’écrire plein de films. J’ai aussi eu la chance de faire l’option cinéma au lycée. Ça m’a orienté dans cette voie-là et puis, j’ai fait une école de cinéma après le bac, l’IAD, en Belgique. Mon parcours est particulier parce que j’ai quitté cette école au bout d’un an. Je me suis rendu compte que j’étais beaucoup trop jeune. J’y suis rentré à 19 ans. On a beau apprendre toutes les théories, toutes les techniques du monde, en termes de vécu, à 18, 19 ans, on est encore un enfant. En plus, j’avais postulé pour être en réalisation et quand on se présentait au concours, on pouvait avoir un deuxième choix. Moi, j’ai pris montage et finalement, ils m’ont mis en montage.
Le montage, j’étais persuadé que j’adorais ça. Au lycée, avec l’option cinéma, on devait faire un film pour le bac. On avait fait des petits films à échelle très minime. Mais ça m’amusait beaucoup, je trouvais ça très chouette. Mais monter son propre film et monter celui des autres, ce n’est pas la même chose. Le vrai montage, c’est quand on s’approprie la matière de quelqu’un d’autre et qu’on doit en faire quelque chose. Quand je me suis confronté à ça à l’école de cinéma, je me suis rendu compte que ce n’était vraiment pas ce que je pensais. C’était intéressant, passionnant, mais ce n’était pas du tout fait pour moi. J’ai quitté l’école pour faire des études de langue, de traduction. Je me suis retrouvé en Erasmus. J’ai voyagé. J’ai vécu en Espagne et ça m’a permis d’aller chercher des récits. C’est vrai que voyager, c’est quand même un moyen de faire des rencontres, des expériences humaines, qui sont très différentes de celles qu’on a au quotidien dans sa ville.
Pour ce qui est de mon rapport à la forme courte, je ne vois pas ça comme un moyen de passer au long. Même si, évidemment, si on veut être lucide et que l’on veut vivre de ce métier-là, passer au format plus long, c’est une voie plus adaptée. Peut-être qu’il y a une époque où, effectivement, je voyais ça comme un parcours pour passer au long-métrage. D’ailleurs, je n’adhère pas à cette expression, « passer au long-métrage ». Ça voudrait dire qu’il faudrait faire des courts-métrages pour arriver à un certain Graal. Ce n’est pas comme ça que je veux raisonner. On a des idées de projets : est-ce que cette idée est adaptée à un projet long ou à un projet court ?
Effectivement, le schéma classique, c’est de faire deux, trois courts-métrages et après de passer au long-métrage. Mais pour moi, ce que je trouve magique dans le court-métrage, c’est de pouvoir explorer des choses qu’on ne peut pas faire en long-métrage. C’est ce que j’expliquais aux élèves auprès de qui je faisais une intervention dans un établissement scolaire. Je parlais de mon parcours et je leur disais : « Là, je vais vous montrer un court-métrage, ça va vous dérouter, parce que ça ressemble pas du tout à ce que vous avez vu ». Je peux le comprendre. Quand j’étais au lycée, la première fois que j’ai vu des courts-métrages, c’était très déroutant. On s’attend vraiment à un format avec un début, un milieu et une fin. Un court-métrage ne répond pas forcément à ces codes-là. C’est ça qui est bien. Ce qui m’intéresse, c’est d’explorer ces possibilités-là, ce n’est pas juste un moyen de passer au long-métrage.
Tu parlais d’aller chercher des histoires ailleurs, il est beaucoup question dans ton cinéma de personnages qui partent ou qui reviennent aux endroits où ils ont vécus, qu’est ce qui alimente ce désir de raconter ça ?<
Y.K. : En tant que que français de parents africains, camerounais, j’ai passé pas mal de temps à visiter de la famille dans des pays étrangers. Très tôt, j’ai eu ce goût naturel pour les voyages. C’est ça aussi qui m’a tourné vers ce double cursus, cinéma et langue. En parallèle de l’option cinéma au lycée, je faisais anglais renforcé. Pour moi, les langues, ça a toujours été un « plan B ». Quand on fait du cinéma, ça peut effrayer. Le fait d’avoir fait des études de langue, ça a rassuré ma famille parce qu’ils se sont dit que dans tous les cas, je pourrais rebondir. Par la force des choses, en faisant des études de langues, j’ai fait des séjours à l’étranger. Le voyage fait partie de ma vie. C’est pour ça que ça revient souvent, ces questions de nomadisme, de vivre ailleurs, de revenir là où on a grandi. Ce sont des choses qui me parlent directement.
Pour Après l’aurore, pourquoi avoir choisi de raconter trois parcours de vie qui évoluent au même endroit, au même moment sans quasiment jamais se croiser ?
Y.K. : Il y a des croisements mais en subtilité. Pour moi, le lien se fait vraiment, sans spoiler, avec la lumière à la fin du film. C’est une remarque intéressante parce que je me suis trouvé dans une Commission où on m’a posé la question sur l’absence de lien. Souvent, dans les films comme ça, un peu choral, où on suit plusieurs personnages, on s’attend à un moment donné à ce que les destins s’entrechoquent. Ça a été tellement fait que moi, ça ne m’intéressait pas. Ce n’était pas du tout l’idée. Quand j’ai présenté mon projet à un jury, quelqu’un m’a dit qu’il n’y avait pas de lien entre les personnages. Cette remarque-là m’a déçu. Oui, il n’y a pas de lien évident, mais en fait pour moi, le lien est d’ordre poétique. On a quand même trois personnages qui sont tous les trois dans une sorte de conflit de l’appartenance. Avec Deborah (ndlr: un des trois personnages) qui aurait pu partir quelque part et qui n’est pas partie, il y a un destin qui a été interrompu. Le jeune Hamza fait partie d’une bande, mais en même temps, on sent qu’il n’a pas forcément envie d’en découdre autant que ses amis. Cette connexion, elle est beaucoup plus évidente. Cette idée que les choses doivent être vraiment explicites, c’est dommage. C’est toujours compliqué de savoir comment est venue l’idée d’un film. Ce sont toujours des origines très mystérieuses. En tout cas, un des désir de base, une des raisons qui m’a vraiment poussé à faire ce film, est que j’ai fait un court qui s’appelle le Retour. A l’époque, je voulais vraiment faire un film sur la banlieue. J’ai grandi dans un quartier. J’étais très en colère de voir tous ces films qui montraient toujours la même chose et qui reproduisaient des stéréotypes. Je partais avec l’idée de vouloir casser tout ça. Maintenant, avec le recul, je me rends compte que ce film-là ne casse pas tant les clichés que ça et qu’inconsciemment, j’ai aussi, à ma façon, reproduit certains stéréotypes. Malheureusement, la réalité, c’est que j’ai grandi avec « ce genre » de film de banlieue comme on l’appelle en France. J’ai été biberonné par ça et inconsciemment, j’ai intégré ces codes-là. On ne se rend pas compte, nous les « auteurs de banlieue », mais peut-être que l’on fait ce qui est attendu de nous. Je ne suis peut-être pas si libre que ça et il faut vraiment que je me détache complètement de ces codes-là. Les films qui se passent en banlieue, ce n’est plus comme il y a 30 ans. Ça se monte facilement parce que depuis certains succès commerciaux et critiques, ça a le vent en poupe. Aujourd’hui, ce n’est plus tabou de faire un « film de banlieue », encore que c’est discutable mais en tout cas ce n’est pas quelque chose de rédhibitoire quand on veut le faire financer.
Après, la façon dont on veut le faire, là, ça peut être problématique. Qu’est-ce que les gens attendent d’un film de banlieue ? Est-ce qu’à un moment donné, ces films ne sont pas financés qu’à condition d’être faits selon les attentes de certaines personnes ? Et c’est ça qui, moi me dérange. Ce film-là, Après l’aurore, c’était vraiment l’idée de faire quelque chose de complètement libre par rapport à ça et de me défaire de toutes ces attentes qui nous « emprisonnent ».
Est-ce que justement il y des films qui t’ont marqué par rapport à ça ? Ou même, plus globalement, quelles sont tes influences, les réalisateurs que tu regardes, dont tu revois les films, en courts ou en long ?
Y.K. : Il y en a tellement que c’est dur de les citer. J’aime beaucoup le cinéma de Jim Jarmusch et de Wim Wenders, parce que ce sont typiquement des cinéastes qui suivent des nomades et forcément, ça me parle directement. J’ai aussi vécu à Berlin, à une période, j’étais beaucoup entre la France et l’Allemagne, donc forcément, Wim Wenders, ça me parle beaucoup. C’est quelqu’un qui a vécu aux États-Unis, en France, qui a beaucoup voyagé et forcément, ça me parle directement. Et pour Jim Jarmusch, il suit souvent des nomades qui n’ont pas forcément de racines, de « chez eux ». Ça me parle vu mon parcours de vie. Au-delà des questions thématiques, en termes cinématographiques, Wim Wenders est photographe, (je fais aussi de la photo à côté) et ça se sent dans ses films, son approche photographique, au niveau du découpage, du cadre. Pour moi, la photo est vraiment une très grande source d’inspiration, elle me nourrit beaucoup donc quand un cinéaste comme ça a une approche très photographique au cadre, ça me plait.
J’avais fait un teaser du film que j’avais envoyé à une copine cinéaste qui m’a dit : « On dirait Tarkovsky en banlieue ». Je ne cherche pas à me faire comparer à lui mais c’était un très beau compliment. Tarkovsky est un cinéaste que j’aime beaucoup et ça a été aussi une source d’inspiration en termes d’approche formelle. Il y a quelque chose qui est de l’ordre du sacré dans le film qui est très proche de ce que peut faire Tarkovsky. C’est toujours compliqué de citer des cinéastes comme ça, parce qu’on peut vite passer pour quelqu’un de prétentieux qui veut se comparer à eux, mais ce n’est pas ça, c’est juste que, ça me parle beaucoup.
Concernant la lumière, qui tient une place importante dans le film, comment avez-vous travaillé avec ton chef-opérateur sur les séquences de nuit, de jour, jusqu’a la dernière séquence ou le soleil arrive, là ou les destins des personnages se rejoignent ?
Y.K. : Au-delà de la lumière, il faut savoir déjà qu’on a tourné en pellicule. Ça a été un débat, des discussions très houleuses avec la production. Pour négocier ça, ça a été très compliqué. Le film a failli se faire en numérique. Heureusement qu’avec le chef-op, on s’est battu pour que ça se fasse en pellicule. Mais la contrepartie était qu’on n’avait pas beaucoup d’argent pour le matériel de lumière. En vrai, il n’y a pas tant d’éclairage que ça. C’est marrant que tu cites les scènes de fin avec la lumière du soleil parce qu’avec la scène où les enfants sont derrière l’immeuble, ce sont les deux seules scènes ou on avait vraiment de l’éclairage. Le reste, tout est quasiment en pure lumière naturelle. Je ne suis pas un fétichiste de la pellicule, il y a plein de films tournés en numérique que j’adore et que je n’imagine pas une seconde tournés en pellicule.
En revanche, pour ce film-là, la raison pour laquelle j’ai voulu tourner en pellicule, c’est que mes références cinématographiques et photographiques étaient très argentiques. Pour moi, ce n’était pas concevable de faire le film en numérique. Il y a une ambiance très mélancolique en termes atmosphérique. La façon dont je voulais retranscrire cette mélancolie-là, il n’y avait que la pellicule qui pouvait la traduire. Typiquement, là où le numérique est vraiment compliqué, c’est pour les scènes de jour avec des lumières un peu fortes, comme la lumière du soleil. C’est là où on voit les limites du numérique.
Comme la question de la lumière du soleil était quand même centrale dans le film, le film commence avec ça, finit avec ça, je ne pouvais pas en faire l’économie. Là où le numérique est aussi problématique, c’est que dès qu’on a des scènes de jour où il fait gris, l’image est très plate. Ce n’est pas très beau, à moins qu’on éclaire pour justement donner du contraste à l’image, mais sinon ce sont vite des images plates. Je ne vais pas dire « pas beau » parce que ce n’est pas une question de beauté. Il y a des films tournés en numérique dans des grisailles qui ont un résultat plat, mais ça marche avec ce que le film cherche à faire. Avec ce film, ce n’était pas ça que je voulais du tout. La texture de la pellicule, dans les scènes de grisailles, apporte une atmosphère mélancolique que je n’aurais pas eu avec le numérique. Les discussions avec le chef opérateur, ont été à base de beaucoup de références photos. J’ai fait un mood board avec plein de photos pour essayer à chaque séquence de communiquer mes idées de façon précise.
Il y a des cinéastes qui ne sont pas du tout dans le découpage, qui pensent à déléguer ça au chef opérateur. Je ne juge pas, chacun sa technique. Comme je fais de la photo, j’ai plutôt un sens du cadre assez précis. En général, je sais précisément ce que je vais faire. Après, il peut arriver qu’il y ait des scènes où je ne sais pas trop où mettre la caméra. C’est là que le chef op’ peut faire des propositions. Quand je fais des propositions de cadre ou de découpage, j’attends du chef opérateur qu’il fasse des contre-propositions. Je n’ai pas d’ego par rapport à ça. Si ce qu’on me propose, en termes de découpage, de cadre est plus intéressant, je suis preneur.
Tu l’as évoqué tout à l’heure par rapport à ton parcours et au fait que tu estimais que le court était une forme à part entière et pas forcément un passage pour aller vers long, est-ce que c’est quand même quelque chose qui t’intéresse ? Est-ce que tu as envie de passer au long ? Quels sont tes projets pour la suite ?
Y.K. : Je suis passé par une étape de développement d’écriture de long il y a 4-5 ans. C’était une erreur parce que justement je suis tombé dans ce piège où j’ai suivi le parcours typique. Quand on est auteur et que l’on fait des films qui commencent à marcher en festival, il y a cette pression des producteurs pour passer au long. Malheureusement, je suis tombé dans le panneau. J’ai développé un projet qui était beaucoup trop précoce, qui n’était pas assez mûr. Et comme beaucoup de cinéastes, j’ai passé du temps d’écriture sur un projet qui n’en valait pas la peine. Ce n’est pas le nombre de films qui fait qu’on va passer à telle étape à tel moment. On a une idée ou on n’a pas une idée. Actuellement, je développe deux idées de longs-métrages. Pas parce que j’avais la pression de devoir passer au long, mais parce qu’à un moment donné, il y avait des idées qui ne pouvaient se développer que sur un format long. J’ai un film qui est en cours d’écriture qui se passe à Berlin qui avec le recul, se rapproche de Après l’aurore. Je suis assez lucide. On est quand même dans une situation compliquée depuis le Covid pour le cinéma d’auteur, où les films vont se financer de façon de plus en plus difficile. Je pense que là, les projets que j’ai en tête ne sont quand même pas évidents pour les producteurs. Ce sont des films qui se passent à l’étranger, en plusieurs langues.
Depuis mon premier film, je n’avais pas pu retourner en pellicule et j’avoue que depuis que j’ai tourné Après l’aurore, j’ai du mal à imaginer retourner au numérique. Après, ça dépend des projets, évidemment. Je ne veux pas être dogmatique là-dessus. Mais là, les projets que j’ai en tête, c’est plutôt des films qui se tourneraient en pellicule. En termes de court-métrage, j’ai envie de continuer. J’ai pris la décision et ce n’est pas qu’une décision, c’est aussi un feeling, d’aller vers des choses pas du tout narratives en court-métrage. Des formes courtes, voire très courtes, plus de l’ordre de l’expérimental, de l’installation vidéo.
Je pense que Après l’aurore était vraiment mon dernier film narratif, dans la forme courte. Pas parce que j’estime que j’ai fait 5 films et que je passe à autre chose, c’est juste une question de besoin. Le fait d’avoir fait tous ces films narratifs me donnent envie maintenant d’explorer d’autres choses. J’ai toujours été très, très passionné par l’art vidéo, l’installation vidéo et l’expérimental. J’ai toujours été tenté par les films expérimentaux, mais je me suis toujours mis une sorte d’autocensure. Je sens qu’il y a des projets que je ne vois pas se développer narrativement avec des dialogues, des personnages, mais plus comme quelque chose de très formel. C’est ça qui m’intéresse maintenant, je pense, pour la forme courte.
Propos recueillis par Damien Carlet
Article associé : notre reportage sur la compétition nationale du 46ème Festival de Clermont-Ferrand