Entrevues. Le 38º Festival International du Film de Belfort a eu lieu du 20 au 26 novembre 2023. Dans un riche programme qui comprenait des rencontres, avant-premières et ressorties, la compétition de courts et moyens métrages a abordé plusieurs genres. Parmi eux, deux films documentaires, liés par une thématique en commun, ont attiré notre attention.
24 février 2022. La guerre en Ukraine éclate. Par peur de la convocation, par crainte du danger, pour s’enfuir de la crise, ou pour d’autres raisons, une grande quantité de Russes émigrent. Ceux qui sont restés dans leur pays ont dû vivre avec l’absence de leurs chers. Empty Rooms, de la jeune réalisatrice russe Zhenia Kazankina, fait face à ce manque à partir de l’espace.
La cinéaste ne met pas en scène les personnes parties, mais le vide qu’elles ont laissé. Des pièces inoccupées, encore décorées de photos et d’affiches, pleines d’objets mais vides, car les gens qui y vivaient ne sont plus là.
Ce creux se remplit dans le film par des sons. On entend les voix des occupants qui parlent de leurs départs, des éléments dans leurs chambres, de leurs vies antérieures, et de ce qu’ils ont laissé derrière eux. Ces discours, enregistrés lors de conversations au téléphone semblent être reproduits depuis des anciens appareils radio, effet qui harmonise avec l’image pour produire un sentiment de nostalgie. La réalisatrice incite l’œil et l’oreille à vouloir retourner au passé.
Le grain de la pellicule, la superposition de la narration aux images des lieux, et la mélancolie de ce court-métrage évoquent la beauté et nostalgie de Lost, Lost, Lost de Jonas Mekas. La caméra tremble constamment, une instabilité qui rappelle la vision de quelqu’un qui court, comme si il était en train de s’enfuir et, en plein mouvement, regarde en arrière pour avoir un dernier souvenir de la maison.
La chambre, lieu si personnel, semble l’outil idéal pour faire le portrait de quelqu’un sans sa présence physique. Elle contient des souvenirs de son habitant en forme de photos, ses peintures préférées, son odeur gardée dans un flacon de parfum, les meubles qu’il a choisis, le lit qu’il trouve idéal pour dormir… La chambre est un espace où on peut apprendre des choses personnelles sur quelqu’un et le reconnaître. Empty Rooms est un film délicat sur ce qui reste d’un lieu quand les personnes qui l’occupent s’en vont. Zhenia Kazankina réussit à former des portraits sensibles et intimes de ses proches et leurs quotidiens sans même les nommer.
Si Empty Rooms parle des personnes qui ont dû quitter leur pays, Losing Ground traite d’un pays qui a été arraché de son peuple.
Un jour, la mère du narrateur, qui reste anonyme, le réveille en lui disant : « Lève-toi, l’armée prend le contrôle du pays ». C’est le coup d’État de 2021 en Birmanie. Le pays est depuis ce jour soumis à un dur et violent régime militaire anti-démocratique qui menace la liberté de sa population.
Une génération entière perd son avenir, ses opportunités. Les citoyens protestent, ils trouvent des façons créatives de manifester leur opposition à travers la performance, mais les militaires sont impitoyables. Le réalisateur, arrêté pendant 8 mois pour son opposition au régime, raconte dans ce documentaire son incarcération et ce qui a suivi sa libération.
L’image de la fenêtre devient un élément central dans son film, car c’est la seule sortie vers le monde depuis son petit appartement, où le protagoniste est coincé, puisque la maison emprisonne autant que le pénitencier. Dans une chambre noire, la seule lumière qui rentre vient de ce petit trou connecté avec l’extérieur, et à travers cette sortie, le narrateur peut avoir un petit sens de liberté. Par cette fenêtre, nous regardons un quartier populaire de Yangon, ville arrachée de sa population.
Losing Ground est un film est très silencieux. On entend que des voix et, parfois, des instruments joués intradiegétiquement sans accompagnement. Le son apporte une grande solitude, qui est, en fait, une des conditions du régime militaire. L’armée n’autorise pas des rassemblements de plus de cinq personnes dans les deux plus grandes villes du pays. Le silence est devenu une habitude dans la vie du protagoniste.
Une autre figure qui prend une place symbolique dans le film est l’oiseau, dans sa cage, impossibilité de voler. Il représente la jeunesse birmanienne qui ne pourra pas suivre ses objectifs, profiter de son avenir car elle est emprisonnée sur sa propre terre.
Le film dénonce le coup militaire même après la disparition des images. L’anonymat du cinéaste en soi en dit long sur la censure et la peur vécues par la population tous les jours. Sa liberté d’aller et venir, ainsi que celle d’expression, lui a été enlevée.
Empty Rooms et Losing Ground parlent, tous les deux, de la guerre. Le premier montre ce qui arrive quand les gens fuient le conflit et le deuxième ce qui se passe quand on est obligé de rester et d’obéir. Dans deux situations, les deux cinéastes capturent un regard très humain sur ce sujet et montrent comment la guerre impacte la vie, les liaisons affectives et la liberté de ses victimes.