Plasticienne, réalisatrice et compositrice, Léonore Mercier a réalisé Sauvage qui vient de remporter le Prix du court métrage au FIPADOC 2023. Le film nous immisce au coeur de la vie de chevaux sauvages en Espagne et notamment d’une pratique surprenante : “le rasage des bêtes” lors de laquelle ces chevaux sont rassemblés dans une arène afin de leur couper les crins. L’homme impose sa force sur l’animal devant une foule qui acclame un spectacle des plus troublants. Léonore Mercier propose avec ce documentaire une immersion sensorielle où questionner la place du vivant dans notre société devient une nécessité.
Format Court : Comment as-tu découvert cette pratique du “rasage des bêtes” ?
Léonore Mercier : Je travaille beaucoup autour des animaux, je fais des prises de son du règne animal. Je m’intéressais aux chevaux sauvages et en faisant une simple recherche sur internet, je suis tombée sur cette pratique. Je me suis renseignée, j’ai trouvé ça vraiment étrange qu’on pratique encore ça aujourd’hui. J’y suis allée pour voir ce qui se passait.
C’était un choix de faire le film seule ?
L. M : Je suis partie avec deux amis. C’est un projet que j’ai pris à bras le corps, je n’ai pas attendu d’avoir une équipe professionnelle. J’étais avec une amie compositrice et ce n’est pas la première fois que je fais des images donc j’étais rassurée. Il y a une forme de liberté d’être libre, tout seul avec son matériel, à faire les images dont on a envie. On n’est pas empêché par le temps, on décide tout soi-même.
J’ai beaucoup composé pour d’autres courts-métrages, je fais beaucoup de compositions sonores et de musiques, et j’avais un besoin imminent de faire mon propre film, de faire mes propres sons sur mes images. J’avais besoin de faire les choses dans l’élan.
Comment as-tu appréhendé le documentaire ?
L. M : C’est l’art de l’observation. Par ma pratique de la prise de son, de l’écoute attentive de ce qui se passe autour de soi : c’est peut-être ça mon approche du documentaire. En passant d’abord par les sons, en allant sur les lieux, en rentrant dans la peau d’un cheval, un animal qui ne peut pas parler comme nous et donc être à l’écoute des vibrations, en étant dans un rapport tactile, émotionnel et vibratoire. C’est à la fois documentaire et à la fois quelque chose qui se vit où j’essaie de mettre le public dans une expérience corporelle.
La caméra reste spectatrice. Par moment, ça peut être dérangeant. Elle reste comme à l’écart, est-ce que tu voulais prendre part à ce qu’il se passait, confronter les gens ?
L. M : Le film se base sur l’expérience de l’animal. Le cheval ne va pas aller questionner les gens, il vit ce qu’il se passe dans le moment présent. Je ne me sens pas éloignée du sujet, je le traite de l’intérieur. En questionnant les gens, chacun dit sa propre réalité et là, j’essaie de passer par celle de l’animal. C’est un parti pris de travailler comme ça, dans la peau de celui qui vit ce traumatisme. Par contre, ce n’est pas gardé dans le film, mais j’ai parlé avec beaucoup de gens, pour comprendre d’où vient cette pratique, où elle va, comment elle pourrait évoluer.
La mise en scène crée une dualité entre l’homme, l’animal, un rapport de force.
L. M : C’est un rite initiatique qui se pratique depuis 400 ans ! Ceux qui pratiquent cette tradition en Galice disent bien que c’est initiatique, c’est pour mesurer à égalité, selon eux, la force de l’animal et de l’homme, dans une osmose. Il y a un discours de conquérant. Le cheval est un animal de proie, donc il n’attaquera pas l’homme, il va plutôt fuir. Il y a une dissonance entre ce que peut dire l’homme et ce qu’il se passe vraiment, le spectacle. Il y a le public, les applaudissements, les holas. C’est complètement absurde pour moi d’être comme dans un jeu où les animaux sont des objets. Mais les pratiquants de cette tradition sont dans le respect de l’animal et ils aiment profondément les chevaux. Il y a une ambivalence dans le rapport avec le vivant parce que toute l’année ces chevaux vivent de manière sauvage et c’est juste durant une semaine que les hommes vont aller les chercher et les mettre dans une arène pour se mesurer à eux. Le reste de l’année, ils sont tranquilles à brouter de l’herbe. L’argent qui est récupéré pendant ce festival, les billets vendus, la nourriture, etc, sert ensuite à s’occuper des chevaux le reste de l’année. La question que je pose, ce n’est pas forcément la relation spéciale de ces hommes avec ces chevaux, c’est notre relation en général avec le monde vivant, sauvage, qu’on laisse peu respirer. Plutôt que d’humilier l’animal, il faudrait le célébrer. Les pratiquants, ils sont dans cette ambivalence entre célébration et humiliation. Je pense que les rituels peuvent évoluer, s’ils ont cet amour du vivant, du vrai.
Comment as-tu abordé le travail du son ?
L. M : Je suis partie avec deux personnes, une compositrice, Amélie Nilles, à qui j’ai prêté mon matériel sonore, un enregistreur professionnel avec différents micros : mono, stéréo et un micro en 360. Avec tous ces sons recueillis, j’ai, en post-production, travaillé cette matière que j’ai transformé, ralenti, pour avoir une sensation de perception plus infime. Notamment quand nous sommes à l’intérieur de l’arène, tout se ralentit et devient flou comme une perte d’équilibre dû au stress. Pour moi, c’est très important de prendre beaucoup de sons au moment du tournage, c’est une richesse importante à avoir. Il faut se permettre beaucoup de choses, j’étais très libre autant au son qu’à l’image parce qu’on a énormément enregistré des deux.
Le film s’appelle Sauvage…
L. M : C’est l’ambivalence du mot, sur la sauvagerie humaine et animale. On cherche toujours plus de nature. La sauvagerie humaine est complètement différente, je joue sur l’ambivalence du mot, son côté positif et négatif.
Qu’as-tu retiré de ton expérience ?
L. M : Le mot ambivalent est important. Je n’ai pas envie d’enfermer cette pratique mais ça nous concerne tous, notre rapport au vivant. C’est urgent… Si on continue à se croire supérieur au monde vivant, plus il va disparaître et plus on va disparaître. Et ça passe par le respect. Ce qui était le plus émouvant pour moi, c’était de voir les juments arriver dans l’arène et la séparation avec les poulains. C’était très douloureux de voir ces juments effrayées, qui ne comprennent pas pourquoi on leur retire leurs enfants. Et ça, c’est pendant trois jours. À la fin, ils repartent, relâchés, vivants. Les pratiquants leur font une piqure aussi, du vermifuge, une puce pour les suivre. Ça reflète notre ambivalence permanente dans le monde dans lequel on vit. Il faut faire attention, ne jamais fermer les yeux et continuer à soutenir les associations qui font quelque chose pour préserver la planète. Avec ce qui se passe politiquement, on se demande où on va, comment c’est possible de continuer comme ça ? On ne peut pas être très fier de la France sur nos pratiques, sur l’agriculture, les pesticides, le raclage des fonds marins.
Comment perçois-tu ton travail dans les autres domaines dans lesquels tu exerces?
L.M : C’est d’être immergé dans le son qui est très intéressant, c’est notre rapport au monde. La stéréo n’est pas naturelle, c’est intéressant de mixer de manière spatiale. En France on crée des catégories et moi ce que j’aime c’est que les choses s’entremêlent, comme la symbiose du vivant. On fait tous partie du même monde. Les idées c’est pareil, elles ne sont pas faites seulement d’images, elles se mélangent au son, au tactile, à un texte, à plein de choses. Le fait d’avoir une pensée infiniment morcelée qu’on peut rassembler et créer des liens. Mon travail est dans le lien, faire des ponts entre les choses, faire de la fiction, du documentaire, du son spatialisé ou en stéréo, dans la nature ou en créer avec des instruments de musique. Je fais tout le temps la même chose, je crée et m’immerge. Tout ça me permet d’imaginer des formes et de les monter sur mon ordinateur. Quand on monte du son et de l’image, on est presque dans de l’abstraction, on crée du rythme, une forme de musicalité. Tout est relié dans ce que je fais. Je vais essayer de créer des ponts et de ne plus faire comme si tout est enfermé, c’est ça ma richesse en tout cas.
Mais ce n’est pas évident parce que quand on travaille le cinéma de manière expérimentale, comme avec Sauvage qui n’a pas de paroles mais plus des sensations, la manière de le monter, de faire un son composé, musical, c’est une interprétation. Je trouve dommage parfois d’être trop bavard. Le son raconte énormément de choses, ce n’est pas juste de l’ambiance, c’est la perception des choses et la vraie observation.
Quand je l’ai vu diffusé, la salle était grande, l’écran, le son fort, je me suis sentie très oppressée. Ça m’a remémoré l’ambiance que j’avais vécue au tournage. Quand j’étais en train de filmer, je me demandais : “mais qu’est-ce que je fais vivre à mes amis” et là, je pourrais avoir le même sentiment dans la salle : “mais qu’est-ce que je fais vivre à ces gens ?”. Les films ont cette force quand même de pouvoir nous émouvoir. il faut continuer à s’émouvoir pour se rendre compte des choses, c’est en étant empathique qu’on peut avancer aussi.
Propos recueillis par Garance Alegria. Retranscription : Agathe Arnaud