La 18eme édition du festival Court Métrange situé à Rennes, s’est close au début du mois, accordant un Méliès d’argent au court-métrage français de Dayan D. Oualid, Chimera, et un Méliès d’or à Growing, un court-métrage polonais de Agata Wieczorek sur lequel nous reviendrons. A travers une palette de films insolites, fantastiques et délirants, le festival breton met à l’honneur la créativité, l’audace et l’originalité des réalisateurs.ices. Revenons ici, sur quelques court-métrages marquants de l’édition 2022.
Écorchée de Joachim Hérrissé (France)
Deux sœurs siamoises, reliées par une cheville commune, vivent dans un manoir au bord d’un marécage. Lorsqu’une des sœurs meurt étrangement, l’autre fait de terribles cauchemars où son corps se recouvre de la chair de sa sœur.
Âme sensible s’abstenir : les images de l’écorchée continuent de hanter l’esprit bien après visionnage. Dans son court-métrage tourné en stop motion avec des marionnettes, Joachim Hérissé parvient à déranger psychologiquement à travers une atmosphère cauchemardesque.
On pourrait penser qu’en utilisant des marionnettes, l’aspect lugubre et angoissant du court-métrage serait atténué, pourtant à l’inverse, le sentiment de malaise n’en est que renforcé. La texture des marionnettes faite de laine et de fils, semble pouvoir être touchée, palpée, créant un effet de réalisme dérangeant. L’esthétisme des deux sœurs, composée de divers morceaux de tissus raboutés, et dont la bouche paraît être une plaie béante, soutient parfaitement la veine horrifique de l’écorchée.
Le réalisateur dépeint le déséquilibre d’une relation. Les deux sœurs, bien qu’elle ne forment qu’un seul corps au départ, contrastent tant par leur personnalité que par leur physique. L’une est plus menue et l’autre plus forte, plus large et plus imposante. Cette dernière est particulièrement effrayante. Elle impose ses envies et désirs à sa jumelle plus faible, l’obligeant à danser avec elle ou bien à décapiter et cuisiner des lapins quotidiennement pour dévorer des ragoûts.
On est touché par le mal-être de la sœur plus menue qui malgré son aspect monstrueux, nous paraît bien plus humaine. Privée d’espace, littéralement coincée et attachée par la chair à une femme qui semble dénuée de sentiments, elle n’a pas d’autre choix que vivre dans ce marécage brumeux dans une atmosphère sinistre, symbolisant une prison mentale. Seul le motif récurrent d’une barque, passant près de la maison puis s’éloignant, semble cristalliser l’espoir d’un échappatoire.
Lorsque la jumelle monstrueuse disparaît, l’enfermement psychique demeure néanmoins pour celle qui a toujours voulu s’émanciper. Atteinte psychologiquement, elle ne parvient pas à se défaire de l’emprise de sa sœur qui continue de la hanter. Les conséquences de ce traumatisme se traduit par l’empiétement de la chair de la sœur défunte sur le corps de la protagoniste. Elle est désormais envahie par sa sœur monstrueuse, et les deux jumelles ne forment à nouveau plus qu’un seul corps.
Avec ce film, Joachim Hérrissé parvient à nous donner des frissons d’horreur tout en dépeignant avec subtilité des situations concrètes. Une relation néfaste, toxique, dans laquelle on se sent enfermé et qui peut laisser sur nous des séquelles physiques et psychologique. Joachim Hérissé retranscrit dans son court-métrage les traumatismes subis à travers un imaginaire horrifique, teinté d’une dimension cauchemardesque. Présélectionné aux César de l’animation 2023, Écorchée est évoqué ici par son réalisateur, Joachim Hérissé.
Growing de Agata Wieczorek (Pologne)
Le festival Court Métrange a décerné son grand prix, le Méliès d’or, à un court métrage engagé et audacieux : Growing de Agata Wieczorek. La réalisatrice polonaise, en filmant la descente aux enfers d’une femme enceinte contre son gré, qui aboutira à une fausse couche, évoque la violente politique de son pays où l’avortement est maintenant interdit, sauf en cas de viol ou de danger pour la mère. La loi s’est endurcie depuis 2020, puisqu’il était également possible d’avorter en cas de malformation du fœtus, un droit désormais révolu en Pologne.
Le film retrace le parcours d’Ewa, une sage-femme en formation. Elle travaille dans un centre médical où les infirmiers s’entraînent à donner naissance sur des mannequins en silicone. Lorsqu’elle se découvre enceinte, Ewa souhaite avorter mais sa demande est rejetée par la médecin qui lui assure qu’il s’agit d’une « chance ». S’ensuit une fausse couche douloureuse et violente pour la protagoniste.
Le message est explicite de la part de la réalisatrice qui, dès la première séquence, braque la lumière sur le vagin artificiel d’une mère-mannequin en train de donner naissance à un nourrisson en silicone. Le sujet porte sur la condition des femmes et le libre arbitre de leur corps.
Artificiel semble bien être le mot clef pour décrire monde qui entoure Ewa. Les mannequins en silicone, l’organisation et l’ordre au centre médical ne laissent aucune place à la chaleur humaine. Chez Ewa, seuls les cartons de déménagement jonchent le sol, et les murs blancs épurés ainsi que l’absence d’effets personnels évoquent un lieu sans vie et sans chaleur. La réalisatrice nous plonge dans un monde désincarné, où les dialogues sont remplacés par des monologues qui dictent à Ewa ce qu’elle doit penser ou faire. Son professeur au centre médical rappelle dans un discours qu’iels « sauvent des vies ». Sa mère, à travers des appels oppressants, tente de lui dicter son comportement à distance. Enfin, la médecin d’Ewa ignore sa requête sur son propre corps et l’oblige à garder son enfant. En centrant de cette manière le point de vue sur Ewa, Agata Wiczorek souligne efficacement la violence des injonctions sur le corps de la femme.
A l’image des mannequins du centre médical, Ewa est manipulée et semble dénuée de joie de vivre. Le parallèle est d’ailleurs explicite dès la première séquence entre la mère faite de silicone qui donne naissance à un bébé artificiel et Ewa. Pour rendre l’entraînement plus réaliste, cette dernière doit simuler la respiration de la mère-mannequin. Puis elle contemple cette femme artificielle à travers une vitre, où la réalisatrice à travers un plan évocateur, montre le reflet d’Ewa se fondre sur la silhouette de la mannequin. A travers cette association, Agata Wiezcorek dénonce la manière dont une femme peut être considéré comme un pantin pour la société. Elle est sensée répondre aux attentes de cette dernière, ici procréer sans protester, sacrifiant ainsi ses études et son épanouissement. La réalisatrice révèle la violence infligée aux femmes dans la conclusion de son court-métrage : une scène symbolique et particulièrement rude d’une fausse couche qui causera inévitablement à Ewa un traumatisme profond.
Agata Wiezcorek signe ici un court-métrage d’actualité puissant qui ne peut pas laisser indifférent, à moins d’être fait de silicone et plastique. Elle ose critiquer le système de son pays qui a rendu l’accès à l’avortement quasiment impossible, montrant, sans pudeur, la violence et les traumatismes infligées aux femmes. A travers un sarcasme apparent, elle dénonce la manière dont l’accouchement est toujours considéré comme une « bonne nouvelle », forcément réjouissante par la société. Elle ne manquera pas de contredire ce discours dans un final percutant. Le court-métrage résonne avec l’actualité des États-Unis également, et gagnerait à être visionné par le plus de personnes possible.
Slow light de Katarzyna Kijek et Przemyslaw Adamski (Pologne/Portugal)
Malgré une nationalité polonaise commune, le court-métrage Slow Light, également co-produit par le Portugal, aborde un sujet différent à travers un support différent. Ici, à la manière d’un conte, on suit l’histoire d’un garçon qui possède une cornée si dense, que la lumière met sept ans à atteindre son cerveau. Celui-ci perçoit les choses avec un décalage de sept années, vivant ainsi constamment dans le passé.
Pour illustrer cette dualité perpétuelle que vit le protagoniste entre le présent et le passé, les réalisateurs.ices ont constitué deux supports différents. Le présent, que le protagoniste ne peut pas voir, est représenté par un décor en couleur, constitué de morceaux de papiers et tissus découpés, et animés en stop motion, tandis que le passé, visible par ce dernier, est représenté à travers un dessin fait à la main, en noir et blanc, animé de manière plus traditionnel. Les papiers découpés en couleurs s’apparentent à du carton, un matériau assez solide. On perçoit le relief sur la texture, créant un effet de rugosité et évoquant l’importance du toucher lorsqu’on est malvoyant. Le papier en noir et blanc évoque davantage un fantôme, l’incarnation d’un souvenir.
Le court-métrage interroge l’impact de notre passé sur notre quotidien. On est inévitablement construit par ce qu’on a vécu, et le passé est omniprésent et se répertorie sur le présent. Les réalisateurs.ices ont concrétisé cette idée à travers un personnage dont le passé constitue un repère, un espace qu’il privilégiera toujours au présent. A partir de ses sept ans, puis lors de son adolescence, il sera fasciné par son image en tant qu’enfant en bas âge ; jeune adulte, c’est l’image de mère qui l’obsédera jusqu’à détruire sa relation avec sa copine actuelle. Plus âgé, la vision lié au souvenir de sa copine lui reviendra avec des regrets. L’image nous est renvoyé d’un homme subissant un regret constant, en perpétuelle disharmonie avec ce qui l’entoure. Une vision qui ne saurait nous rappeler de profiter de l’instant présent.
Le court-métrage partagé entre deux supports, deux temps de narration, offre un concept original qui a bien sa place à Court Métrange. L’animation représente une véritable prouesse artistique et est superbement accompagnée d’une musique jazz qui amplifie la notion omniprésente de nostalgie. De quoi savourer une note plus mélancolique, après l’épouvante et la violence ressenties précédemment. Une chose est sûre, trois claques sont garanties par les diverses réflexions et la créativité de ces trois court-métrages pourtant si différents.
Laure Dion