Le réalisateur ukrainien Sergueï Loznitsa hante depuis quelques années les festivals. Depuis Dans la Brume, en 2012, nous le retrouvons régulièrement à Cannes, que ce soit pour Une Femme Douce en 2017 ou Donbass en 2018. Pourtant, sa filmographie ne saurait se limiter à quelques films primés. En parallèle de ses ambitieux films de fiction, Loznitsa ne se plaît parfaitement que dans le documentaire à tendance expérimental, que ce soit via le court ou le long-métrage, genre dont il ne semble jamais vouloir se lasser. Loin d’être prédestiné au cinéma, le réalisateur a d’abord reçu une formation de mathématicien. Ingénieur, spécialisé dans l’intelligence artificielle, il se lasse bien vite de sa carrière scientifique, pour se tourner vers des études plus artistiques. Jusque en 2010, son travail est uniquement documentaire. Son style est déjà très marqué : L’Attente (2000) propose une longue contemplation a travers les visages endormis des voyageurs assis dans une gare de province ; Portrait (2002) n’est précisément qu’un enchaînement de portraits, des hommes et des femmes tentant maladroitement de tenir la pose devant l’œil de la caméra ; Artel (2006), sous prétexte de nous montrer des pêcheurs au travail sur un lac gelé, se vit comme une véritable expérience sensorielle, où le fond blanc neigeux, quasiment abstrait, se mêle aux sons apaisants des craquelures de la glace.
Scientifique, Loznitsa l’est resté. Obsédé par les problématiques de structure, de reconstitution et de distanciation, toute son œuvre n’est de fait qu’un long découpage du monde en fines lamelles, suivi d’un passage sous le microscope. Ses films sont d’abord dépourvus de commentaire, non seulement de la part du cinéaste lui-même (au travers d’une voix off par exemple), mais aussi de la part des protagonistes, auxquels la parole est rarement donnée. Ensuite, chacun d’eux n’a souvent d’autre scénario qu’un découpage méthodiquement étudié. Les plans s’enchâssent au sein de structures prédéfinies comme les perles sur un collier. Les durées sont prédéterminées selon des schémas seulement connus du cinéaste. Enfin, les fictions de Loznitsa sont rarement autre chose qu’une suite de reconstitutions, à l’image de Donbass qui, en 2018, proposait de découvrir la guerre russo-ukrainienne à travers un enchaînement de scènes barbares inspirées de réelles vidéos du conflit postées sur Youtube. En résulte des œuvres neutres, presque des œuvres mortes, plus mécaniques que véritablement humaines. Documentaire ou fiction, chaque film est une vivisection. La substance vivante est retirée pour ne laisser que le squelette, le schéma de l’événement, une structure muette, universelle, intemporelle. Un symbole. La froideur de Loznitsa lui sera reproché tantôt comme le symptôme d’une misanthropie latente, tantôt comme une forme d’apolitisme. Pourtant, politique, le cinéma de Loznitsa l’est. Il n’est même que ça.
En URSS, après la Seconde Guerre Mondiale, la logique du kolkhoze – mise en commun des terres et moyens de production d’un certain nombre d’exploitants agricoles – est appliquée à l’industrie. Ainsi naît le kombinat, qui rassemble, au sein d’une même structure, ateliers, entreprises et manufactures divers. C’est dans l’un de ces antiques kombinats encore en activité, que Loznitsa tourne, en 2004, son septième court-métrage : L’Usine. Long de trente minutes, le film se divise en deux parties égales : « L’Acier » et « L’Argile ». Les deux actes correspondent aux deux ateliers du site. L’un, naturellement, est une aciérie. Ici travaillent les hommes, au milieu des fours et du métal en fusion. L’autre, tout aussi naturellement, est une fabrique de briques. Ici travaillent les femmes, plongées dans une pénombre humide et froide, devant des machines qui ne s’arrêtent jamais. Ce sont deux univers, l’un noir et rouge, l’autre vert et bleu, l’un tout de feux et l’autre de néons blafards. Les uns luttent contre les ténèbres et les flammes, les autres bataillent contre la terre et l’eau, bataillent, surtout, contre la monotonie, l’ennui, la répétitivité du geste, la souffrance du muscle bientôt réduit à l’état de poussière.
L’Usine est d’abord une œuvre formelle. Fidèle à son habitude – habitude qu’il ne fera que confirmer par la suite – Loznitsa se passe de tout commentaire. Il s’en passe tant que, dans un premier temps, le film peut se lire, plus que comme un documentaire, comme une fresque, un tableau, une œuvre purement esthétique. L’environnement, les matériaux, les machines, les humains s’amalgament, s’agglomèrent, se fondent, fusionnent en une même chair, une chair biomécanique, une chair rouillée, calcinée, désagrégée, désintégrée, une chair en décomposition. Les tuyaux, noirs de suie, courent comme des viscères le long des parois minéralisées ; les machines, les fours, les valves, les soupapes, les roues, les engrenages, les poulies et les chaînes sont comme soudés ensemble, soudés par les coulures du métal fondu, et par la concrétion de quelque résidu charbonneux ; les grandes cuves, les brasiers, les tapis roulants paraissent comme des organes fatigués, vieillissants, presque déjà morts, continuant mollement à s’agiter au fond d’une titanesque carcasse ; la terre molle est humide s’accroche partout, colle aux mains, aux vêtements, aux visages, aux appareils rudimentaires qui tanguent et tremblotent sous la charge répétée des mottes et des boules gluantes. C’est d’abord cette sensation épidermique de la matière, de la pesanteur des choses, de la texture – encore renforcée par les chuchotements visqueux de l’acier, ou les clapotis de l’argile malaxée – qui frappe le spectateur au visionnage de L’Usine.
Bercée dans cette absence de message clair, de dialogues, d’explications, bercée dans ce bain de sensations vivantes, muettes et pourtant éloquentes, l’image recouvre toute sa puissance mythologique. Le symbolisme est bien présent, à travers les plans – certains volontairement iconiques –, à travers le rudiment de narration et les choix de structure. La première partie, « L’Acier » s’ouvre sur une représentation que l’on croirait purement métaphorique, amorce d’une véritable cosmogonie qui ne fera que se déployer tout au long du film : un ouvrier, un homme, émerge à la manière d’un nouveau-né de la matrice béante et noire d’une monstrueuse machine, semblable par certains aspects au Moloch de Fritz Lang (Metropolis, 1927). À la vision d’un feu dompté par les ouvriers, baladé à travers l’aciérie, partagé de poste en poste, on pense au mythe de Prométhée, qui vola le feu aux dieux pour en faire don aux hommes. À la vision de femmes réitérant indéfiniment, semblable à des automates, la même boucle gestuelle, nous songeons au mythe de Sisyphe ou à celui des Danaïdes. L’architecture du métrage, divisé en deux panneaux égaux – l’un consacré au feu et à l’acier, au monde des hommes, et l’autre au monde des femmes, à la terre et à l’eau –, cette association symbolique, cet agencement précis nous renvoie directement aux codex alchimiques, et aux genèses de chaque civilisation. L’alchimie, ainsi, lie, cryptiquement, la force masculine au souffre, force active, instable et inséminatrice ; la force féminine est liée à la terre, à l’eau, au mercure, c’est la stabilité, le sel structurant, l’entité incubatrice. Cette symbolique, nous la retrouvons dans la film, non pas seulement au travers des couleurs, des éléments, ou des ouvriers effectivement hommes ou femmes selon le poste qu’ils occupent, mais surtout au travers des deux grands supplices que réserve à ces derniers l’enfer industriel : celui des hommes, c’est le danger, la flamme dévorante, chaotique, imprévisible, qui jaillit, éclabousse, dévore ; celui des femmes, c’est la répétition, le geste robotique, c’est une forme de stabilité absolue et mortifère, un temps qui s’étire indéfiniment, un temps qui reboucle sur lui-même, dépourvu d’incertitudes, dépourvu de la moindre variation.
L’Usine, ne l’oublions pas, a une valeur documentaire. Il s’agit surtout, et avant tout, d’une œuvre politique. L’URSS avait, en son temps, élevé l’ouvrier au rang de héros. Le prolétaire se devait d’incarner, sur le modèle d’Alekseï Stakhanov, l’Homme Nouveau, travailleur acharné entièrement inféodé au bien commun. Le modèle s’est effondré. Les kombinats dépérissent les uns après les autres. Quelques manœuvres, ça et là, continuent à faire tourner les machines, dans des conditions généralement insalubres. Loznitsa film les ruines du régime soviétique. Il les filmera d’ailleurs souvent. Mais il filme avant tout le travail lui-même, dans son acceptation universelle ; le travail qui déshumanise, qui blesse, et qui, lentement, tue. Le cinéaste fait le choix des plans longs, fixes, qui laissent le temps s’écouler, qui ne coupent pas l’action, qui, particulièrement, ne coupent pas le geste de l’ouvrier. L’Usine pourrait faire office de manuel, tant le fonctionnement des hommes et des machines nous apparaît limpide. Pas la moindre étape de leur labeur n’échappe à l’œil. Aucune ellipse n’atrophie l’ampleur de leurs tâches. Chaque geste, chaque mouvement, est restitué dans sa temporalité réelle. Les secondes sont longues. La danse des bras et des mains devient monocorde, épuisante. Des bruits répétitifs et stridents, des cloches, des alarmes, des coups de marteaux, accentuent cette sensation d’emprisonnement temporel. Le spectateur souffre de ces multiples boucles pendant trente minutes. Il ne peut qu’imaginer la souffrance du travail à la chaîne, qui s’étire, s’étire, élastique, tout au long des heures, des jours, des années, des décennies. Et ces souffrances, que produisent-elles ? Quelle est leur raison d’être ? Nous voyons le geste, nous le décomposons. Pourtant, aucune explication ne nous est donnée. Pas plus, probablement, qu’elle n’a été donnée à tous ces travailleurs. Dans ces conditions, le cerveau, peu à peu, s’éteint. L’homme devient machine. Tel est l’Homme Nouveau. Cet homme, l’exploité, le robot, cet homme n’a rien d’exotique. Il n’appartient pas à la Russie, ni à l’ex-URSS, ni aux communismes et totalitarismes de tout horizon, il appartient à la civilisation. Les conditions dans lesquelles évoluent les femmes et les hommes de L’Usine ne sont pas tellement éloignées de celles qui attendent n’importe quel ouvrier français, chez Michelin par exemple, ou dans des groupes plus petits : le réveil à l’aube, le travail de nuit, la répétition du geste, la posture douloureuse, les machines d’un autre âge, les bruits stridents, les produits toxiques, les accidents, le froid, le fer, le béton, le cerveau qui, peu à peu, s’éteint, le temps qui s’étire, élastique, tout au long des heures, des jours, des années, des décennies. Et la retraite que l’on finit par ne plus même espérer.
Quelques parti pris simples, un œil clinique, une méthode à toutes épreuves, une totale absence de compromis, font toute l’œuvre de Sergueï Loznitsa. C’est à ce prix qu’il entasse des couches et des couches de lectures et de significations sur un motif a priori simple, qu’il aurait été facile de diminuer, de réduire à son contexte. Le cinéma de Loznitsa est politique. Difficile, pourtant, de savoir ce qu’il pense. En bon scientifique, il privilégie l’expérience au discours. Il montre et ne commente pas. La forme est tout. La forme, d’ailleurs, n’est pas tant un choix de mise en scène qu’une méthodologie d’expérimentation. La forme doit être telle qu’elle l’est pour préserver la distanciation, la pureté du regard, pour éviter tout parasite émotionnel ou contextuel. Le spectateur devient chercheur. À lui d’observer, de formuler des hypothèses, de recouper les informations, de tirer des conclusions. Le cinéma de Loznitsa n’est de fait qu’un vaste observatoire, tantôt microscope, tantôt télescope, une lentille qui restitue un peu de la nudité et de la simplicité du monde.