Dernier court-métrage du couple israélien Michal et Uri Kranot, doublement primé au dernier festival d’Annecy (Prix Festivals Connexion-Région Auvergne-Rhône-Alpes & Prix André Martin), Nothing Happens surprend déjà par son titre. En effet, les deux artistes résidant au Danemark se confrontent souvent à l’histoire, en premier lieu de leur pays d’origine, Israël, dans Le coeur d’Amos Klein (2008), puis du monde entier, dans How long not long (2016).
Annoncer que « rien n’arrive », c’est donc déjà marquer une différence,une singularité pour qui serait familier de leur univers. On quitte donc les soubresauts de l’histoire contemporaine pour le calme plat d’une plaine enneigée délimitée d’un côté par des arbres et de l’autre par un vague décor industriel. Un groupe d’homme et de femmes se réunit en ligne et regarde du côté des usines floues. Parallèlement, des corbeaux se regroupent sur un réseau de branches. Un élément déclenchera la dispersion des deux groupes.
La technique est similaire aux autres films du couple de réalisateurs : tout en peinture et en aquarelles. La texture des corps vivants est mouvante, tremblante presque, par rapport au décor environnant immobile, stable.
La construction narrative du film forme une boucle, ainsi le premier plan d’ensemble du paysage vide revient, identique, à la fin. Rien n’a changé dans la composition, pourtant, quelque chose s’est passé. Ce quelque chose pourrait se décomposer schématiquement en deux mouvements. D’abord, le vide se remplit de présences humaines et de corbeaux croassant dans le silence. Puis les oiseaux s’envolent au son d’un coup de feu venu d’on ne sait où, et les hommes et femmes s’en vont au son d’une musique jouée par deux d’entre eux. Apparition, disparition; présence, absence : voilà ce qui dessine les contours de la boucle narrative.
Au sein de cette boucle, le temps est traité par une dilatation qui contraste avec tous les autres films des réalisateurs (disponibles pour la plupart sur leur compte Vimeo), qui brassent des évènements historiques sur des temporalités longues. Ici, ce presque rien qui constitue la narration s’étend à toute la durée du film. Les personnages, rangés en ligne, attendent quelque chose qui n’arrive pas, ou qui n’existe peut-être même pas.
Le spectateur, dans ce dispositif, est pris, lui aussi, dans une attente. Pourtant il était prévenu : rien n’arrive dans ce court-métrage, dit le titre. Les hommes et femmes du film se rassemblent et regardent dans la même direction, comme les spectateurs de cinéma. Les regards se portent sur le vide d’un paysage, qui renvoie à l’écran de cinéma ou d’ordinateur.
L’ennui peut entraîner, selon les circonstances, une irritation ou une disponibilité, ce qui est le cas du court-métrage. Que ce soit du point de vue du spectateur, qui a loisir d’observer chaque image, visage, démarche, vêtement; que du point de vue des personnages, qui arrivent à créer quelque chose à partir de ce vide. La musique trouve ainsi sa source dans l’incomplétude fondamentale de la situation. Voilà ce qu’ils attendaient, ces hommes et femmes, et les voilà maintenant comblés, ils peuvent partir. C’est dans la sensibilité que se résout la situation, là où la technique visuelle des corps vivants évoquée plus haut complète le discours implicite.
Il semble que le fil rouge qui pourrait relier les différents projets de Michal et Uri Kranot soit l’humanité vue du point de vue du multiple. Leur mode d’approche varie en fonction du court-métrage: ils se sont approchés des souffrances dans les pays du Proche-Orient, avec les deux premiers courts-métrages, puis ils ont étendu leur point de vue pour aller vers l’histoire mondiale. Ainsi, dans la filmographie des deux réalisateurs autant que dans n’importe quel contexte, le film apparaît comme une respiration sensorielle, musicale. Et si How long not long (2016) était un télescope vibrant, Nothing Happens est un microscope. Mais l’observation de la vie la plus banale n’empêche pas l’universalité d’effleurer à travers le thème de l’attente vague, d’où peut surgir quelque chose.