Les douzième Rencontres du moyen-métrage de Brive se sont achevées le 19 avril dernier, après cinq jours de festival placés sous le signe du renouveau. Une transition s’est effectuée avec le changement de main au poste de Délégué général du festival, dévolu par le passé à Sébastien Bailly et assumé aujourd’hui par Elsa Charbit. Les fondamentaux n’ont pas bougé et la diversité de la programmation reposant sur la cohabitation des films de la compétition européenne avec différents programmes parallèles (rétrospectives, séances pour enfants…) est toujours d’actualité. Le passage de relais révèle cependant une ambition certaine d’ouverture de la part de la nouvelle équipe, un souci de conserver l’éclectisme de la ligne éditoriale tout en élargissant son champ d’exploration. Il suffit de constater la place importante accordée aux films documentaires dans la compétition européenne de cette année et la singularité de leurs propositions formelles déterminante pour leur sélection. Il en va de même pour les moyens-métrages de fiction où sont représentés pêlemêle la plupart des tendances de la jeune production française. Autant de propositions qui ont fait que cette année à Brive, la terre a penché de plusieurs côtés.
Mon beauf
Pour commencer avec la compétition européenne, évoquons d’abord quelques films qui glissaient sur une mauvaise pente. « Ton cœur au hasard » de Aude-Léa Rapin (lauréat du Prix Ciné +) et « Nocturnes » de Matthieu Bareyre donnent tous deux la sensation désagréable de privilégier la singularité de leurs dispositifs narratifs et formels à la construction d’un rapport bienveillant avec leurs protagonistes respectifs. Le premier est une fiction, dont le principe narratif repose sur la mise bout à bout de trois blocs de séquences centrées autour d’un jeune homme confronté à différentes figures féminines. Trois scènes étirées chacune en longueur où ce rustre bégayant s’échine à créer un contact avec celles qui croisent son chemin. L’ambition de nous faire partager le calvaire de ce personnage pour communiquer ses intentions et ses sentiments contamine la mise en scène dont chacun des aspects enfoncent le clou d’un volontarisme forcené. La caméra portée en permanence qui resserre son cadre sur les visages des interprètes, l’image numérique rugueuse et agressive (notamment dans la première scène filmée de nuit) et le montage qui étire chaque séquence en ne nous épargnant aucun bégaiements sont autant de partis pris qui contribuent à créer un sentiment d’épuisement. Épuisement de tout, du langage, des corps, qui s’agitent tristement et ne se rejoignent que pour des étreintes brèves et désenchantées (le pilonnage de la caissière dans la camionnette constituant sans doute le pinacle de l’horreur). Le misérabilisme dans lequel s’enfonce le personnage principal, rendu inapte à tout (il galère durant toute une séquence pour enfiler un costume) finit de nous décourager face à l’entreprise du film, et nous fait regretter cette boutade des frères Dardenne que nombre de cinéastes semblent avoir pris au pied de la lettre : «Nous ce qu’on fait, c’est mettre la caméra dans le trou du cul du réel.» Cette fois, rien de très bon n’en est sorti.
De chair triste et d’épuisement, il est aussi question dans le documentaire de Matthieu Bareyre qui a choisi de poser sa caméra dans l’hippodrome de Vincennes durant les courses nocturnes. À l’intérieur de ce lieu désertique, une poignée de parieurs se réunissent pour suivre les courses sur les écrans, galvanisés par ces jeux d’argent aussi bien que par le spectacle monté en direct par la régie vidéo. Cette fois encore, l’altérité que constitue la présence de ces bourrins alcoolisés ne semble envisagée que comme élément composite d’un discours préexistant, réduisant de ce fait la démarche documentaire à de la prospection zoologique. En disséquant la mécanique de ces événements par la multiplication des angles d’observation (le champ de course, la régie vidéo, les salles occupées par les parieurs), Bareyre livre une observation froide et morne d’un spectacle qui tourne à vide où la question principale qui est posée est littéralement : “qui monte qui ?” On constate que les parieurs font monter les enchères, que les régisseurs qui montent le spectacle en direct font monter la pression et excitent les parieurs, etc. Encore une fois, la tautologie de la mise en scène surligne les intentions de l’auteur et condamne les protagonistes à faire tourner la machine sans avoir leur mot à dire. À noter que ces deux films s’achèvent sur la même faute de goût qui trahit l’ambition des cinéastes de transformer in fine leurs personnages infréquentables en héros : «Ton cœur au hasard» voit son protagoniste rouler vers l’horizon accompagné de cœurs féminins grandiloquents, tandis que le générique de «Nocturnes» défile et fait apparaître en larges lettres seulement les prénoms des parieurs. Tentatives douteuses et maladroites de leur rendre gloire, a posteriori. Mais de quelle gloire s’agit-il, on ne le sait pas.
Le monde caressant
De l’autre côté du spectre, il était possible pour certains films non seulement de laisser vivre leurs personnages, mais également d’accueillir des fantômes en les laissant rejoindre le monde vivant. C’est le cas notamment de deux films réalisés par des habitués du festival de Brive : Christelle Lheureux (« La Maladie blanche », « Madeleine et les deux apaches ») venue présenter son nouvel opus « La terre penche », de même que le couple de cinéastes portugais Joao Pedro Rodrigues et Joao Gerra Da Mata (dont nous avions découvert le sublime « Mahjong » en compétition l’année dernière) de retour avec leur documentaire « IEC Long ». Là encore, une fiction d’un côté et un documentaire de l’autre qui affichent le même souci de rendre poreux les genres et les régimes d’images pour élargir leur cadre et permettre à leurs récits de se déployer avec plus de liberté et de fantaisie.
Lheureux reconduit les motifs usités de ses précédentes réalisations pour définir le point de départ de son dernier opus. À nouveau, la vacance de personnages pris dans une parenthèse estivale devient le prétexte à l’exploration de champs inconnus où les jeux d’apparitions et de disparitions dessinent les contours d’une réalité mouvante, prête à pencher dans plusieurs directions. Ici, l’on suit le retour de Thomas dans sa ville natale, au gré de ses retrouvailles avec les lieux et les figures de son passé. Sa rencontre avec Lætitia, agente immobilière, va aiguiller son chemin vers une remise en perspective tranquille de ses aspirations. Ce postulat de départ pourrait ne faire de « La terre penche » qu’une énième bluette de bord de mer sympathique (la tendance « Un monde sans femme ») si Lheureux ne mettait un point d’honneur à faire glisser régulièrement son récit vers l’onirisme, en créant des trouées desquelles surgissent des éléments dissonants. Il peut s’agir d’interventions d’éléments très prosaïques de la réalité (un gigantesque troupeau de moutons bloquant la circulation) ou bien de ruptures franches avec la continuité du récit qui voient Lætitia rencontrer les fantômes de soldats chinois et dialoguer avec eux lors de ses décrochages narcoleptiques. Le film déploie ainsi langoureusement son récit et offre un écrin lumineux à ses personnages de doux rêveurs sans exclure pour autant la dimension inquiétante de ses digressions narratives, par exemple lorsque l’obsession de Thomas pour retrouver un ancien ami croisé lors de son arrivée l’éloigne de Lætitia et le conduit à traverser de nuit un immense et inquiétant chantier. Les contours de ce monde caressant gagnent alors en aspérité et un vertige nous saisit face au sentiment rendu finalement palpable par le récit : celui que, dans un monde en perpétuel mouvement, les instants de flottements sont en même temps précieux et dangereux, car dans leur béance peuvent aussi bien se perdre que se rencontrer ceux que la marche du progrès laisse sur le bord du chemin.
De leur côté, Rodrigues et Da Mata investissent dans « IEC Long » les ruines d’une fabrique de feux d’artifices de Macao et transforment les sifflements et les explosions des pétards utilisés lors de rituels contemporains en écho des voix des enfants employés par le passé dans cette fabrique, et dont les accidents répétés coûtèrent la vie à nombre d’entre eux. Comme dans leur précédent opus « Mahjong », les cinéastes portugais déploient un arsenal de motifs minimaux pour cartographier le territoire qu’ils explorent et construisent progressivement leur mise en scène sur d’ingénieux glissements formels. D’un prologue prenant pour cadre une fête contemporaine où une foule en liesse fait exploser des feux d’artifices dans la nuit, l’on bascule au détour d’un fondu enchaîné dans un autre régime d’images et par la-même dans une autre temporalité. Des gros plans d’enfants anonymes enregistrés sur une pellicule Super 8 se mêlent ainsi aux images documentaires de ces colliers de pétards scintillants dans la nuit, dont le bruit et la fumée finissent par agresser les estivants et permettent aux fantômes de prendre place dans le flux des images. Un récit se déplie ensuite minutieusement via le témoignage du dernier employé survivant de cette époque et présenté, selon ses propres mots, comme le «gardien» des ruines de cette ancienne fabrique condamnée à être transformée en attraction touristique. La mise en relation des images documentaires de ces ruines avec celles d’une maquette reconstituant la fabrique telle qu’elle s’est dressée par le passé permet aux cinéastes de jouer habilement avec les dimensions et de replacer notre regard à hauteur d’enfant. En assumant l’aspect ludique de leur mise en scène, Rodrigues et Da Mata rendent un bel hommage aux fantômes et leur offre dans les images qu’ils fabriquent un ultime refuge.
Too young
Après s’être arrêté sur les plus belles propositions des «abonnés du festival», il est temps de tourner notre regard vers celles faites par de nouveaux arrivants et qui ont remporté la plupart des suffrages lors de cette nouvelle édition. Bien sûr, le film d’Héloïse Pelloquet « Comme une grande » qui a fait le grand schelem en repartant avec pas moins de trois prix (Grand Prix France, Prix du public et Prix Format Court) et qui fera l’objet d’un focus à part ainsi que d’une projection le 14/5 au Studio des Ursulines, se fait l’étendard d’un palmarès dominé par des récits dont les adolescents étaient les héros. L’autre vainqueur fut le très prisé « Lupino », documentaire de François Farellacci lauréat du Prix spécial Ciné + ainsi que du Prix du Jury Jeunes de la Corrèze.
En suivant un groupe d’adolescents corses cherchant à tromper leur ennui alors que commencent les vacances d’été, Farellacci dresse moins le portrait d’une génération saisie sur le vif qu’il ne s’approprie les signes d’un imaginaire usité, trouvant dans le désœuvrement de ces «kids» corses une matière inépuisable à l’intérieur de laquelle il n’a plus qu’à piocher pour construire son film. La narration de « Lupino » fonctionne par agencement de blocs, et sa manière d’aligner ses longues séquences livrées la plupart du temps dans leur pleine durée fait surgir à plusieurs reprises des fulgurances, des moments de grâce brillants justement par leur autonomie à l’intérieur du magma naturaliste dont ils émergent : lorsqu’un jeune homme se détache du groupe pendant une virée nocturne et se met à danser et chanter sur la chanson « Envole-moi » de Goldman ou que l’un des adolescents raconte un épisode de la vie de sa bande en faisant défiler ses photos sur son écran d’Iphone.
Le film trouve sa force en même temps que sa limite dans cette façon de glisser allègrement d’une scène à une autre, d’un personnage au suivant sans souci d’articuler véritablement un récit à partir de cette matière forte et trop facilement aimable et malléable. Le prologue qui ouvre le film sur des images d’archives tournées en VHS semble corroborer ce sentiment d’éternel renouvellement d’un imaginaire adolescent, dont les principaux motifs ne changent pas d’une décennie sur l’autre (ennui, fêtes, alcool, violence dirigée contre personne…) mais qui trouveront toujours de jeunes corps pour les porter et offrir du «prêt à filmer».
A very extraordinary sort of girl
La plus belle découverte du festival s’est cependant faite à l’occasion d’un des programmes parallèles à la compétition européenne. Si la programmation des rétrospectives a proposé son lot de trouvailles et de raretés (en présentant des courts-métrages de Paul Verhoeven, Koji Wakamatsu ou encore plusieurs échantillons issus du Free Cinéma anglais), la vraie révélation fut celle d’une séance spéciale consacrée à la première réalisation de l’actrice Françoise Lebrun (membre cette année du jury officiel). Le film est un moyen-métrage documentaire d’une cinquantaine de minutes intitulé « Crazy Quilt », en référence à un courant du milieu du textile reposant sur la confection de toiles sous forme de patchworks mélangeants différents tissus et motifs. Titre bien choisi, tant le film brille par sa manière d’agencer librement chaque pan de son récit au gré de l’inspiration et des voyages de son auteur sur les traces de son passé.
Au travers de cet autoportrait, Françoise Lebrun nous invite à remonter avec elle le fil de sa mémoire pour se rapprocher d’un moment précis de son adolescence où elle vécut durant plusieurs années en Angleterre, chez une correspondante avec qui elle n’a jamais cessé ses échanges épistolaires. L’organisation de leurs retrouvailles au début du film constitue le prétexte pour la réalisatrice à l’évocation de sa passion pour la culture britannique qu’elle découvrait alors, notamment pour ses plus grandes romancières et poétesses (Virginia Woolf, Emily Brontë, Jane Austen…). Cette passion pour ces illustres femmes de lettres s’accompagne d’une autre pour l’architecture anglaise et pour ses jardins, que Lebrun nous invite à arpenter avec elle à l’occasion de ses visites en Angleterre. Ainsi, le récit bourgeonne en permanence, chaque nouveau plan pouvant être l’occasion d’une greffe impertinente à même l’image (l’usage savant et ludique d’incrustations de photos à l’intérieur des plans), témoignant de l’imagination sans limites de la réalisatrice, prête à faire feu de tout bois pour tisser une magnifique toile sur le canevas des souvenirs. L’on ressort de « Crazy Quilt » ravi, comblé par ce sentiment d’avoir, le temps d’un film, habité les plus belles images que son auteur avait à offrir.