Florence Miailhe : « Ce n’est pas par hasard que l’on choisit un sujet en particulier »

Dans l’effervescence discrète d’un café parisien, entre le tintement des tasses et le murmure des conversations, nous rencontrons Florence Miailhe, figure incontournable du cinéma d’animation. Réalisatrice au style pictural inimitable, elle façonne ses films comme des tableaux en mouvement, jouant avec la matière et la couleur pour donner vie à des récits empreints de poésie et d’humanité. Après le succès de La Traversée, son premier long métrage salué pour sa puissance narrative et son approche visuelle singulière, elle revient avec Papillon, un court métrage déjà remarqué, nommé aux César 2025. Une nouvelle occasion d’explorer son univers onirique et de comprendre ce qui anime son processus créatif.

Format Court : Première question assez directe… Pourquoi l’animation ?

Florence Miailhe : J’avais envie de faire du dessin pour raconter des histoires. L’animation alliait le fait de conter et de faire bouger des images. Ce n’était pas vraiment le style Disney qui m’attirait, mais plus les films d’Europe de l’Est. Jiří Trnka, par exemple, a fait un film en volumes qui s’appelait La main et qui dénonçait le totalitarisme dans les pays de l’Est. Et puis dans mes cahiers d’écolière, je faisais des petits flipbooks, l’image animée ça m’intéressait déjà. Ma mère était peintre, je pense que ça a joué aussi. L’envie de faire un peu autre chose qu’elle. C’est ce que me permettait la peinture animée. Les techniques d’animation directes sous la caméra encore plus, parce que ça permet d’aborder un film presque comme une toile. On sait ce qu’on va faire mais en même temps on part sur une page blanche et je préfère ça, plutôt que d’avoir beaucoup de préparation en amont.

Format Court : Est-ce-que vous pouvez nous parler de votre parcours, de ce qui vous amenée vers votre premier film d’animation ?

F. M. : J’ai commencé par faire les Arts décoratifs à Paris. À l’époque, il n’y avait pas de section animation, il y avait seulement les Gobelins. Là-bas, ils formaient surtout les techniciens de Disney et moi ça ne m’intéressait pas du tout, j’étais beaucoup plus attirée par les films de l’Europe de l’Est que par les films américains et Disney. Du coup, j’ai fait les Arts décoratifs en gravure, et j’ai attendu dix ans avant de faire mon premier film, J’ai travaillé dans la mise en page de journaux, tout en continuant la peinture et la gravure. J’avais notamment réalisé une série de peintures, de dessins et un livre de sérigraphies sur le hammam, qui a donné naissance à mon premier film : Hammam (1991). Ce court est aussi dû à deux rencontres,
celle de Robert Lapoujade, qui était à la fois peintre et animateur, et celle d’un ami qui souhaitait se lancer dans la production. Robert m’a dit un jour : “Si tu as envie de faire un film, achète-toi une caméra et fais-le”. Alors, je me suis lancée. Mon ami, de son côté, voulait produire et présenter un projet au CNC, alors on a tenté l’aventure. À cette époque, l’animation française traversait une période creuse. Il y avait bien sûr quelques figures comme Jean-François Laguionie, mais globalement, le milieu était assez restreint.

Votre premier film, Hammam, était donc directement inspiré de votre travail de peintre
et de graveuse. Justement, quelle était votre technique à l’époque ?

F. M. : C’était du pastel sec sur des feuilles de papier. J’ai fait le film toute seule, pas sur la caméra que j’avais acheté parce que c’était une petite caméra 16mm… et comme on avait eu l’aide au court-métrage du CNC, j’ai travaillé chez un vrai chef-opérateur ! Ca m’a vraiment passionnée, et je me suis dit que c’est ce que j’avais envie de faire.

Comment diriez-vous que votre technique a évolué au fil des années ?

F. M. : Il y a tellement de techniques ! Mes premiers films étaient sur des feuilles de papier avec du pastel sec. C’était une des la techniques de Robert Lapoujade, mais aussi d’Yves Charnay, un
de mes professeurs aux Arts Décos. Et puis j’avais vu des films comme La rue de Caroline Leaf, qui m’avaient beaucoup plu : de la peinture animée sur verre. Tout ça m’a inspiré. J’aimais bien tous les films qui utilisaient la technique d’animation directe. Des films en peinture, des films en sable, ou grattés sur pellicules… À chaque fois c’est des procédés où on se lance, sans avoir trop de préparation à faire.

Et en ce moment, qu’est ce que vous faites ?

F. M. : Je travaille sur l’écran d’épingles d’Alexeïeff et Parker ! Dans les années 30, un graveur russe, Alexander Alexeieff, est arrivé à Paris. Il voulait faire de l’animation qui ressemble à de la
gravure, alors avec sa femme Claire Parker, ils ont inventé cette machine. C’est des tubes de caoutchouc, et dans chacun de ces tubes il y a une aiguille noire : l’aiguille dépasse de 4 mm les tubes, et une lumière éclaire le tout. Cela projette une ombre sur l’écran, ce qui fait que quand on pousse les aiguilles derrière l’écran, elles ressortent et ça fait une ombre noire, et quand on les repousse, c’est blanc. Je travaille sur cette machine – il y en a deux comme celui-ci dans le monde ! – pour un projet d’exposition, avec des tableaux animés.

Votre processus de création semble très intuitif et ancré dans la matière. Justement, d’où viennent vos idées ?

F. M. : Il y a des histoires qui viennent et puis tout d’un coup ça s’impose comme une évidence, on a envie de raconter ça. Le hammam, c’est parce que j’avais travaillé dessus avant et que ça
me plaisait de parler du corps des femmes dans un espace particulier, avec tous les âges, toutes les origines – en France en particulier – un corps qui n’est pas soumis à un regard de
la mode, des magazines ! Les femmes sont juste dans le plaisir de prendre soin d’elles, de se baigner… Ensuite, j’ai continué avec Shéhérazade (1995), pour l’adaptation du conte des
Mille et Une Nuits, pour ne pas quitter cette atmosphère orientale que j’aimais bien et me concentrer cette fois-ci sur un récit. Au premier dimanche d’août (2000), c’était un bal de villages, quelque chose d’un peu autobiographique pour retranscrire une atmosphère.
J’alterne entre des films qui sont des portraits de lieux comme le hammam et le bal de villages, avec des films qui sont plus des contes ou des histoires. Avec Conte de quartier en 2006, j’ai essayé de mêler les deux. Puis Méandres, l’adaptation des métamorphoses d’Ovide. Et enfin le long métrage La Traversée, car j’avais envie de parler de l’exil, des gens qui partent…

Comment ça a marché pour vous, faire La Traversée ? Qu’avez-vous pensé de sa réception ?

F. M. : Les longs-métrages d’animation sont des films qui ont du mal à trouver leur public. Il y en a quelques-uns qui marchent, un peu miraculeusement. Aujourd’hui, La Traversée a été pris dans un dispositif lycéen au cinéma. Il a été énormément vu par des écoles, mais au niveau de la sortie publique en salle, et malgré de très bonnes critiques, c’était un peu décevant. Il faut dire que c’était encore pendant la période du COVID. Je n’aurais pas très envie de refaire un long-métrage, car c’est long, difficile. Nous avons eu beaucoup de mal à trouver les financements et la production du film s’est faite sur trois pays. Pour un film très artisanal comme La traversée, cela ajoutait aux difficultés.

Généralement, vous travailliez seule ?

F. M. : Oui, sauf pour les deux derniers : La Traversée (2021), avec une petite équipe, surtout pour un film d’animation et Papillon (2024), où on était trois à faire l’animation. Pour les précédents films, je n’avais pas besoin de faire un storyboard et un animatique très précis, parce que je savais ce que je voulais faire. Mais quand on travaille avec d’autres personnes, ça nécessite beaucoup plus de préparation. Il faut essayer de diriger les gens en fonction de ce qu’ils peuvent et savent faire. Pour Papillon, on travaillait dans la même salle donc ça permettait de réajuster si besoin. L’animation directe sous caméra, c’est sans filet, quand on se trompe, on ne peut pas trop revenir en arrière.

Dans Papillon, les transitions dans l’eau sont particulièrement marquantes. Était-ce une thématique que  vous souhaitiez vraiment explorer, ou est-ce quelque chose qui s’est imposé au fur et à mesure du développement du film ?

F. M. : Ça m’intéressait vraiment de travailler sur l’eau. Ce n’est pas par hasard qu’on choisit un sujet en particulier. J’ai choisi cette histoire parce que je la trouvais assez exceptionnelle, et aussi parce je pouvais faire un scénario où tout se passait dans l’eau.

Tout comme dans La Traversée, est-il important pour vous d’intégrer un contexte historique dans vos films, ou bien préférez-vous vous orienter davantage vers des récits de type conte ?

F. M. : Disons que dans La Traversée, rien n’est vrai, mais je suis allée piocher plein d’éléments de réalité, que ce soit dans ma famille ou dans ce qui se passe aujourd’hui avec les migrants, les mineurs isolés, etc. Avec Marie Desplechin avec qui j’ai fait le scénario, on a pris plein de vrais éléments pour les injecter dans ce qui devient un conte, un conte tragique mais un conte quand même (rires). Pour Papillon, c’est l’inverse : c’est la première fois que je raconte une histoire vraiment vraie, et j’y ajoute des éléments qui donnent l’impression d’un conte ou même d’une légende : l’homme qui a passé sa vie dans l’eau… et c’est un conte tragique aussi !

Vous aimez le tragique ?

F. M. : Aujourd’hui bien plus qu’avant ! Je pense que c’est l’ambiance extérieure qui agit (rires), et puis j’aime bien mettre dans ce qui est tragique des choses qui n’en sont pas. Pour Papillon par exemple, je voulais aussi raconter la vie d’Alfred Nakache avant, et aussi sa vie après. Et le moment le plus tragique, celui qui a brisé sa vie, est raconté comme les autres sur le mode du souvenir.

C’est vrai qu’on s’en souvient parce que c’est un point tournant dans son histoire, mais en même temps ce n’est pas celui qui est traité le plus dans la durée ! Par exemple, l’enfance prend beaucoup plus de temps, avec toutes ses couleurs et ses nuances…

F. M. : C’est vrai ! Et à côté du tragique, je voulais aussi raconter le plaisir de l’eau, de la nage, de la sensation sur les corps. Rendre les sensations… Et puis c’est un film sur les souvenirs, il y a un tas de sentiments propres aux souvenirs, des souvenirs traumatiques et comment on s’en sort.

Je voulais aussi vous demander, on n’entend jamais Alfred Nakache parler dans le court. Est ce que c’est un choix qui veut dire quelque chose ?

F. M. : Je n’avais pas envie de lui donner une voix, d’autant plus qu’il ne parle pas puisqu’il est dans l’eau. C’est sa dernière nage, après tout. Quand on nage, on peut avoir des images ou des souvenirs qui défilent dans notre tête, entendre des voix, mais on ne peut pas parler. Nager, c’est un effort intense, surtout quand on nage le papillon, c’est vraiment difficile (rires) ! Je ne voulais pas d’une voix-off, je préférais tout exprimer à travers les images plutôt que par les mots. D’ailleurs, il ne parle trois fois : au tout début, quand il crie « Non, pas ça, pas ça ! » en réaction à son entrée dans l’eau et à la fin quand il enseigne aux enfants et où il dit : « comme le papillon, devant derrière.. » puis « allez les petits poissons, on a pas peur » .

C’est vrai ça, qu’il avait peur de l’eau ?

F. M. : Oui ! Presque toutes les choses que je raconte sont vraies, même si j’en symbolise certaines. Par exemple, la rivalité avec un de ses concurrents, Jacques Cartonnet, est symbolisée par deux oiseaux qui se battent. Redevenu homme, le perdant se détourne pour ne pas serrer la main de Nakache lors d’une compétition. Quand Nakache et sa famille sont recherchés, Il revient en oiseau pour les dénoncer et indiquer la grotte où ils se sont cachés !

Il y a beaucoup de transformations dans ce film, que ce soit les oiseaux, les dauphins… Est-ce-qu’il y a toujours une portée symbolique ?

F. M. : Dans ce cas-là, oui..! Les dauphins, ce sont ceux du TOEC, le club toulousain dans lequel a été entrainé Léon Marchand, à la piscine Nakache ! Eh oui, Alfred Nakache est un prédécesseur de l’illustre Léon Marchand (rires). J’avais pensé à ce film quand on se disait qu’on n’aurait jamais assez de financements pour La Traversée. En 2016, quand j’ai commencé à travailler sur l’histoire de Papillon, Nakache avait été un peu oublié y compris à Toulouse. Depuis, il y a eu une pièce de théâtre, un livre de Pierre Assouline (Le nageur), et plein d’articles. Mon film a été terminé à un moment où on en parle un peu plus.

Comment avez-vous eu connaissance d’Alfred Nakache ?

F. M. : Quand j’étais petite, j’allais à la plage entre Narbonne et Perpignan, à Leucate plage, au club Mickey. Et là-bas, mon moniteur de natation qui m’apprenait la nage papillon, c’était William Nakache, le tout jeune frère d’Alfred Nakache. Alfred Nakache avait l’âge de mon père, il devait avoir 55 ans, et mon père l’avait rencontré pendant la Résistance à Toulouse. À l’époque, Nakache était aussi connu que Léon Marchand. Et à chaque fois que je prenais ma leçon de natation il me disait : “ah tu sais que William est le frère du champion de natation !”. Mon père avait beaucoup d’admiration pour lui. Un jour, il est arrivé sur la plage et je me souviens de mon père qui m’a dit “allez Florence, montre-lui comment tu nages !”, alors j’ai dû faire trois mouvements gênés de papillon devant le grand champion ! Ca m’est revenu bien après, Je sais pas pourquoi j’ai regardé sur Internet, et j’ai découvert que non seulement il avait été champion de natation, mais aussi qu’il avait eu une vie incroyable, qu’il avait été déporté, etc. C’est fou que ce soit des années plus tard.

Vous aviez envie de rendre hommage en quelque sorte ?

F. M. : Quand j’ai regardé sur le Net, c’était juste de la curiosité. C’est quand j’ai lu son histoire que j’ai eu envie de la raconter, parce qu’elle rassemble plein de thèmes que j’avais envie d’aborder. Nakache est mort d’une crise cardiaque en nageant à Cerbère, et tout de suite j’ai eu l’idée de raconter sa vie à travers cette dernière nage et ses souvenirs qui remontent à la surface. A travers l’histoire de Nakache, je voulais aussi parler de ces Juifs algériens, français grâce au décret Crémieux(1870) et pourtant victimes de discriminations. Les juifs algériens ont été déchus de la nationalité française pendant le régime de Vichy, revenant à leur statut d’indigènes. Je trouvais ça intéressant de le raconter dans un moment où on parle de déchéance de nationalité et où l’on ne peut que s’inquiéter de la montée du racisme et de l’antisémitisme.

Merci beaucoup pour vos réponses enrichissantes. Pour finir, est ce que vous diriez que le papillon est votre nage préférée ?

F. M. : Alors c’est dur à nager, mais je trouve ça super beau, parce que c’est à la fois très gracieux, avec une ondulation, mais toute en puissance. J’ai un ami qui nage le papillon, et qui dit qu’on est à la fois un poisson et un oiseau (rires). Maintenant, on appelle ça le dauphin !

Propos recueillis par Amel Argoud

Article associé : la critique du film

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