Réalisatrice, vidéaste et peintre, Ana Čigon est une artiste slovène polyvalente, abordant majoritairement des sujets et problèmes de société dans son œuvre. On l’interroge aujourd’hui sur son court-métrage d’animation Catsland présenté dans la section Panorama du festival Cinémed en octobre 2024 à Montpellier. Catsland est une satire illustrant la manière dont l’Union Européenne traite ses réfugiés en mettant en scène des chats. On se questionne ici sur la manière dont la satire est utilisée dans l’animation pour dénoncer des lois et systèmes politiques.
Format Court : Qu’est-ce qui vous a donné le désir de vous lancer dans le cinéma, en particulier celui d’animation ?
Ana Čigon : J’ai étudié la peinture, puis l’art de la vidéo et l’art interactif. Si vous mixez la vidéo et la peinture, ça devient en quelque sorte de l’animation (rires) ! J’aime l’animation parce qu’on peut présenter des travaux plus conceptuels. Quand on n’a pas de photos à présenter, on peut dessiner. Je pense que c’est ce qui m’a amenée dans le monde de l’animation.
Quel a été votre processus de création pour Catsland ? Quelles techniques d’animation et de dessin avez-vous utilisées ?
A.C : Ces chats sont la continuation d’une autre animation que j’ai faite, utilisée dans mon film précédent, Rebellious Essence (2017). C’était un style similaire, il avait eu du succès dans les festivals de cinéma queer, car la thématique correspondait, et il comportait aussi des chats. Il s’agissait d’un style plus simple mais qui m’a amenée à l’idée de cette animation-ci, Catsland. Il s’agit d’une animation digitale cut-out (animation numérique de papiers découpés). Quand je réfléchis à la manière dont les personnages et le story-board vont ressembler, je dessine beaucoup sur papier, à partir de là, je crée numériquement le story-board et les dessins. Pour ce type d’animation (digital cut-out), il faut faire beaucoup de petites pièces qui sont ensuite déplacées et peuvent être distordues. Nous avions une équipe très cool, surtout composée de femmes, dont cinq qui travaillaient à l’animation. De la même manière, pour l’apparence des personnages, je vérifiais l’apparence des politiciens dont je m’inspirais pour l’animation.
Vous étiez inspirée par des politiciens européens ?
A.C : Oui !
S’agissait-il de politiciens slovènes ou aussi d’autres pays ?
A.C : Il y a un Français (rires) !
Ah, vous vous êtes inspirée d’Emmanuel Macron ?
A.C : Oui, il y a un chat qui est inspiré d’Emmanuel Macron, si vous arrivez à le trouver (rires) !
Il s’agit du chat principal au pelage bleu ?
A.C : Non, ce chat est inspiré de notre ancien ministre. Dans le film, il y a différents espaces, et plus vous allez vers le sud, plus c’est pauvre. Dans l’espace le plus riche, chez le chat rouge, tous les chats aisés et politiciens se retrouvent dans cette villa, et l’un d’eux est Emmanuel Macron ! Tous les chats ne représentent pas forcément des politiciens, j’en avais trois en tête : Miro Cerar, l’ancien Premier ministre slovène, Angela Merkel, puis Emmanuel Macron. Mais sinon, c’est davantage symbolique que concret, au sud, j’imagine un mélange entre une frontière macédoine ou grecque.
Pourquoi avez-vous choisi de représenter des chats en particulier ? Étiez-vous inspirée par des satires ou dystopies représentant aussi des animaux tels que Les animaux de la ferme de George Orwell par exemple ?
A.C : C’est difficile de localiser d’où vient l’inspiration. Bien sûr, j’adore les chats, mais aussi en choisissant de les représenter, je crée de la distance avec les spectateurs : c’est sympa d’avoir cette distance parce qu’on ne se sent pas tout de suite mal dès le début du film, on se dit : « Ah c’est une histoire drôle sur les chats, ça ne me concerne pas ». On baisse alors sa garde et on regarde jusqu’à la fin. L’univers de Catsland représente aussi l’Union européenne dans mon esprit. Comment les personnages pourraient communiquer avec toutes ces différentes langues, incluant celles des réfugiés ? C’est donc pratique d’avoir ces chats qui miaulent uniquement pour ne plus avoir ce problème de barrière de langue. On doit deviner et imaginer ce qu’ils disent quand ils miaulent. On est nous-mêmes renvoyés à cette position où on doit s’efforcer de comprendre ce que l’autre nous dit. Cela me semblait être la meilleure idée.
Les chats sont également des animaux très territoriaux marquant et délimitant leur territoire, ce qui constitue aussi le sujet du film.
A.C : Oui, j’aimais beaucoup l’idée des chats qui marquent leurs territoires dans l’animation, puisqu’ils le font dans la vraie vie. Je ne savais pas comment le représenter au début : « Est-ce qu’ils urinent simplement ? » Non. J’ai donc eu cette idée de pancartes représentant les parties intimes des félins qu’ils font apparaître en urinant : cela représente aussi en quelque sorte la bêtise et l’absurdité de tous ces pays obsédés par leurs territoires ! On est trop strict sur cela.
Pourquoi avoir fait le choix du chat bleu en personnage principal qui initie l’expulsion des réfugiés ?
A.C : Selon moi, il n’y a pas vraiment de personnages principaux. Je voulais vraiment parler des Européens, et de la manière dont on agit afin de prendre conscience de l’héritage qu’on laisse derrière nous. Ce chat bleu est celui qui est dans le territoire du milieu. Il ne s’agit pas du territoire le plus riche, ce n’est pas le pire non plus. Il s’agit de la position de la Slovénie. Les réfugiés veulent plutôt traverser notre territoire, pour aller en Allemagne, France, Angleterre, etc…Très peu veulent rester en Slovénie. Cependant, les médias en Slovénie laissent entendre que tous ces réfugiés qui traversent le pays veulent y rester. Mais ce n’est pas vrai. C’est aussi la position avec laquelle j’étais le plus familière pour faire une déclaration sur ce que nous sommes en train de faire. Nous ne pensons pas aux humains. Comment être humain, comment intégrer les réfugiés ? Le problème, c’est qu’on réfléchit à comment créer des barrières et les envoyer au loin. C’est pourquoi j’ai choisi de commencer l’histoire à partir de ce chat bleu. Je voulais aussi faire un point sur ces différents statuts au sein de l’Union européenne, car beaucoup de réfugiés sont bloqués en Grèce ou en Italie : dans ces pays du sud à cause du Règlement Dublin où l’on doit rester dans le premier pays par lequel on arrive. On délègue donc beaucoup de pression à ces pays. Je ne sais pas si ça répond à votre question !
Si ! Et vous anticipez même la prochaine qui porte sur votre avis sur la situation politique en Slovénie à propos des lois pour les réfugiés.
A.C : Je peux aussi vous dire qu’en Slovénie, on attend juste de voir comment agissent les pays comme la France ou l’Allemagne, et on suit. Je ne suis pas du tout impressionnée par cela, on n’a pas d’idées originales : « Voyons ce qu’ils font et on fera la même chose ». Je pense que c’est dommage, car on pourrait trouver différentes initiatives, mais pour l’instant, il s’agit surtout de suivre.
Vous utilisez des ressorts comiques comme ces pancartes, un alphabet félin, des miaulements qui peuvent faire sourire. Vous aviez déjà cette veine comique dans l’un de vos précédents court-métrages Rebellious essence. C’est important pour vous d’utiliser l’humour comme un moyen de dénoncer des problèmes de société ?
A.C : J’adore utiliser la satire, l’ironie et l’humour, car je pense que cela a pour effet de rendre du pouvoir à celui qui n’en a initialement pas. Quand vous riez, vous oubliez en quelque sorte l’oppression et à quel point vous vous sentez mal, vous prenez le pouvoir de celui dont vous vous moquez. Je pense que c’est l’effet de la satire. Si j’arrive à faire de la satire, j’en suis très contente et je veux en faire plus. Je pense que cela a vraiment le pouvoir de redonner de la confiance aux gens. Enfin, j’espère ! En 2020-2022, nous avions ce gouvernement de droite très oppressant en Slovénie. Dès que nous parvenions à manifester avec de l’humour, c’était très bien pour tout le monde, car nous laissions retomber la pression et le stress.
Vous militiez également avec votre art ?
A.C : Je rejoignais les manifestations où il y avait d’ailleurs beaucoup d’artistes impliqué.es, qui ont fait beaucoup de blagues. Par exemple, le gouvernement disait qu’on ne pouvait pas du tout se rejoindre pour manifester, et la première idée qui émergea, partagée sur Facebook, a été de placer des pieds dessinés sur le sol pour montrer qu’on était là. Un mouvement qui a duré longtemps a également été de manifester en vélo : on ne pouvait pas marcher, on y allait donc en vélo ! On pédalait autour du Parlement et cette manifestation avait lieu à nouveau chaque semaine. J’aimais aller là-bas, cela faisait du bien au moral. Une autre fois, les militants ont décidé de marcher à reculons dans une grande rue qui avait rendu célèbre le Premier ministre de droite afin d’illustrer qu’on voulait remonter le temps et modifier les évènements pour qu’il ne soit plus Premier Ministre ! Ces éléments humoristiques ont un réel pouvoir.
Pensez-vous refaire des courts-métrages d’animation à l’avenir, avec peut-être un style artistique similaire ? Avez-vous déjà des projets en tête ?
A.C : Oui, je veux vraiment faire un film avec des chats, je devrais en faire un troisième car j’en ai déjà fait deux maintenant (rires) ! Mais je n’ai pas encore d’idées pour cela. Actuellement, je travaille sur trois différents projets qui sont tous en cours de développement. L’un est un documentaire animé qui traite du travail contemporain et des “bullshit jobs” définis par l’anthropologue David Graeber. Un autre projet est une très courte série en trois parties sur une critique féministe de littérature slovène. Le troisième sujet est politique, mais il est encore trop tôt pour en parler ! On verra lequel des trois projets avancera le plus vite ! Pour les chats, j’ai le plan de faire une troisième animation, mais je ne sais pas encore sur quel sujet. Cela pourrait porter sur le travail !
Ça tournera toujours autour des sujets de société.
A.C : Oui, ces sujets m’intéressent vraiment. J’aime vraiment l’idée que l’art soit connecté à la société. Je pense qu’on est trop enfoncé dans cette entité économique où chacun pense pour soi. Je veux casser cette idée et penser, en tant qu’artiste, à agir pour la société, et pas pour moi. Je me sens plus à l’aise de traiter ces sujets-là plutôt que des sujets plus intimes.
Propos recueillis par Laure Dion
Article associé : le reportage sur le festival Cinémed