Jonathan Millet, Pauline Seigland et Laurent Sénéchal autour des Fantômes

La promotion est nécessaire pour toute sortie de long-métrage. On sait à quel point tout premier long-métrage est fragile, a besoin d’accompagnement, de presse, de promotion, de regards bienveillants, qu’ils viennent de l’industrie, de la presse, des spectateurs, du bouche-à-oreille. Au moment et dans la foulée de Cannes, on n’a pas eu le temps de publier l’interview de Jonathan Millet qu’on suit depuis de nombreuses années. Il a signé Les Fantômes, un thriller social sur fond de crimes de guerre, de réparation et de résilience qui a ouvert la 63ème Semaine de la Critique en mai dernier. Par petites touches, le film, porté par les comédiens Adam Bessa et Tawfeek Barhom, réussit à laisser une trace dans l’esprit, même quelques mois après son visionnage dans une petite salle de cinéma à Cannes. Aujourd’hui, nous publions enfin l’entretien fleuve effectué avec le réalisateur venu du court et du documentaire, accompagné de Pauline Seigland, sa fidèle productrice (Films Grand Huit), et de Laurent Sénéchal, le monteur du film.

Jonathan Millet, Pauline Seigland, Laurent Sénéchal © DK

Format Court : Il y a quelques années, Jonathan, tu as participé avec Pauline à l’une de nos rencontres professionnelles où tu parlais de brûler le scénario. Est-ce que quelque chose que tu as appliqué sur ce projet ?

Pauline Seigland : Je voulais rebondir sur notre rencontre. Pour ce film, ça a été encore plus vrai que par le passé, il fallait dʼautant plus brûler le scénario au départ. Cʼétait un scénario qui était formidablement construit, qui avait reçu beaucoup de soutiens. La force de Jonathan, ça a été aussi de partir du réel, de la force des comédiens et de ne jamais prendre le scénario comme une bible.

Jonathan Millet : Ce scénario est la résultante de beaucoup de choses que nous avons faites ensemble auparavant, lorsque chaque fois, nous pensions pouvoir aller plus loin que ce que nous avions fait. Dès le début du travail sur le scénario, nous avons senti que nous pouvons tirer profit de nos acquis précédents et des domaines où nous avons maintenant plus d’expérience. Je me suis permis d’ajouter au scénario – comme je savais que ce serait un film sensoriel, sur l’invisible, le toucher, l’odeur – un aspect littéraire, qui me semblait beau à lire. Nous avons eu avec Pauline cette conversation pour essayer, par la forme littéraire, de donner à penser aux gens ce que sera le film. La veille du tournage, ce scénario a été inutile. Le lecteur pouvait imaginer ce qui allait se passer. Mais pour notre travail avec le chef op [Olivier Boonjing], en terme d’images, ça ne servait absolument à rien. Ce n’était pas tant qu’il fallait brûler le scénario pour avancer, c’était simplement qu’il nous était inutile, c’était un document qui pouvait donner aux gens l’envie de nous suivre vers l’endroit que nous allions explorer mais il n’y avait aucune piste pour nous dedans. Un mois avant le tournage, j’ai écrit un autre document, qui était un mélange d’intentions, de réflexions, et qui a été notre document de travail. Ce document, ce sont les intentions de chaque scène. Par exemple, à cette page, on doit pressentir que le personnage pense à son passé. On se demande comme faire. Soit l’opérateur son soit le décor a une idée. Comment influer des idées de cinéma pour faire comprendre quelque chose que nous n’avons pas envie de montrer et d’expliquer ? Nous ne voulions pas dans ce film d’informations, de didactique, mais que l’on puisse saisir et ressentir les choses.

J’ai eu l’impression d’écrire plusieurs courts-métrages, avec ce premier projet de long-métrage et de trouver ma façon d’écrire des mots. J’ai trouvé petit à petit un processus qui me plaît. Effectivement, pour ce film, il y a eu énormément de recherches, de documentations, de réel. De tout ce réel, je n’en garde que 10% dans cette histoire parce qu’on est dans le prisme du personnage principal. Pour moi, écrire un scénario, c’est renoncer à beaucoup de choses pour trouver vraiment la ligne mère du film. Il y a eu plusieurs étapes : la première, un document très court, d’une page, avec mon personnage et les grandes étapes. C’est une page que je pouvais faire lire à ma productrice pour lui montrer mon envie de film.

P.S : Ce qui est très beau cʼest que cette page est faite aussi de dessins et de flèches, pas seulement de texte. Cʼest déjà un échafaudage.

J.M : Ce nʼest pas tellement cette page qui compte, cʼest plutôt le fruit dʼune confiance et dʼune envie. Le retour de Pauline ne serait pas “nonˮ mais plutôt “trouvons vers où aller pour que ce soit bienˮ.

P.S : La vérité, cʼest quʼil y avait déjà tout sur cette page, la grande image et les questions fondamentales du film. On a assez peu changé de trajectoire. Ce nʼest pas le cas de tous les films, de trouver tout de suite comment le fond et la forme prennent corps ensemble.

La grande image, selon toi, cʼest laquelle pour Les Fantômes ?

J.M : La grande image, cʼest toutes celles qui nʼy sont pas. Il y a beaucoup dʼimages très fortes dans le film, de la guerre, de la violence, de la torture, du trauma, et elles nʼapparaissent jamais dans le film. Je crois que les images les plus fortes sont celles que le spectateur doit se fabriquer au fond de lui. En lʼoccurrence dans le film, elles sont créées par du hors-champs ou du son qui peuvent les déclencher chez le spectateur. Chaque spectateur a vu un film différent, porté et chargé de ses propres images qui relèvent de la violence de ses traumas. Le grand théâtre des opérations du film, cʼest dʼaller au cœur de son personnage, du tourbillon de ses pensées, de pouvoir accéder à ça. Cʼest un film de ressentis, qui vient explorer les sensations de notre personnage, donc il ne faut pas dʼimages qui surplombent, dʼimages archétypes. Cʼest à nous, public, de les créer.

Peux-tu évoquer davantage la documentation ? Cʼest un film qui fait penser aux traques des criminels de guerre nazis. On sait que de nombreux d’entre eux se sont retrouvés en Syrie où ils ont formé au renseignement les tortionnaires des opposants et des partisans de la révolution syrienne. Est-ce que cʼest quelque chose qui a alimenté la matière de ton film ?

J.M : Complètement. La matière est absolument foisonnante. À partir de ce sujet, il y a des centaines de livres à écrire. J’ai d’abord essayé de me concentrer sur le contemporain de cette histoire, la Syrie des dix dernières années, les réfugiés de guerre et ces récits-là. J’avais vraiment envie d’être implacable sur toute cette matière. J’ai passé beaucoup de temps à écouter le plus de récits possibles et à progresser. C’est l’endroit où j’ai de la curiosité. La sensorialité du film vient du réel. Des gens qui sortent de prison mʼont raconté qu’ils ont passé deux ans dans le noir et ont développé un rapport à l’ouïe particulier ; sʼils entendent des pas qui sont à plus de 15 mètres, ils ont l’impression que quelqu’un va ouvrir la porte et venir les tuer ; dans la cellule, c’est avec leurs mains quʼils trouvent l’endroit où se mettre… Mon but au moment de la dernière version d’écriture était d’avoir un matériel extrêmement précis pour pouvoir être sûr de me donner de la liberté dans la fiction. Je connaissais assez le réel pour ne jamais le trahir. Je suis peu allé ailleurs. Je voulais me réapproprier les codes des films d’espionnage, de traque, etc. Je sentais qu’il fallait tout réinventer à partir des choses que j’ai pressenti dans mon travail de documentation.

Jonathan, tu es passé par le documentaire. Le projet des Fantômes a-t-il pu apparaitre comme vertigineux ? On a accès à des témoignages très durs. Est-ce que la distance de la fiction t’a permis d’arriver jusqu’à ce projet ? Et comment toi, Pauline, tu l’as aidé à garder le cap ?

P.S : Dans ce film, il y a tout ce quʼon avait appris des films précédents mais il y a aussi tous les films quʼon nʼa pas faits, des projets quʼon a commencé, deux longs-métrages par exemple. Dès quʼon a commencé à travailler ensemble sur les courts-métrages, on a très vite parlé des longs-métrages possibles et on a développé deux projets. On nʼa pas du tout été confronté à un échec de financement, ce sont même des films qui avaient reçu des soutiens dʼécriture et de développement. Mais nous, on a senti quʼils nʼétaient pas optimaux pour lʼambition quʼon avait pour le premier film de Jonathan.

J.M : On nʼallait pas pouvoir faire les films tout à fait comme on voulait.

P.S : Le concept même du son et de la forme de ces films nʼétaient pas tout à fait trouvé, comme lʼévidence quʼil y a eu sur les Fantômes. Les Fantômes porte aussi les fantômes des films qui nʼont pas été faits. Cʼest vrai pour les deux films de fiction en projet, cʼest aussi vrai pour un projet de documentaire que Jonathan avait et qu’il a beaucoup préparé, un film sur les victimes de torture dans une clinique qui accueille des gens, surtout des Syriens. Cʼétait difficile dʼavoir le bon point de vue sur cette situation. Finalement les choses qui ne se sont pas faites ont nourri ce film-là. Il a été assez vite, bizarrement, mais parce quʼil y avait des choses qui avaient beaucoup maturé. Cʼest ça qui est beau aussi, de se dire que les projets quʼon peut laisser de côté viennent nous nourrir à un autre moment. Cʼest réjouissant parce que cʼest difficile quand même de faire des films. Il faut être très serein sur le fait que tout arrive à point nommé et que tout nourrit à un endroit ou un autre.

J.M : Sur la question de la fiction, je n’ai pas l’impression de renoncer au documentaire. Je cherche plutôt à savoir comment retranscrire au mieux une vérité parce qu’au fond, pour moi, le réel est un endroit d’inspiration, de curiosité, qui est un déclencheur, où je sens l’envie de faire ce film, de raconter cette histoire. Après, il y a mille façons de le faire. Là, j’ai senti que la fiction était la meilleure manière pour raconter la force de ces récits, la puissance absolue de cette histoire. Faire de ces exilés de vrais héros de cinéma était un vrai projet. Ensuite, pouvoir proposer aux spectateurs de vivre et ressentir cette histoire plutôt que simplement faire un projet qui raconte des faits et des informations. C’est pour ça que j’étais tout à fait à l’aise d’utiliser tous les moyens de la fiction, tout en ayant l’impression que c’était une façon de retransmettre cette réalité qui m’a touché. J’ai passé un vrai long temps en recherche documentaire, j’ai accumulé la plupart de ces témoignages qu’on voit dans le film. On tourne dans des vrais lieux, beaucoup de Syriens jouent leur propre rôle dans le camp des réfugiés. Le matériel du réel est bien là. Par exemple, les témoignages m’intéressent dans cette fiction sʼils sont tels quels, aussi bruts, mais que, nous, spectateurs, les vivions à travers l’émotion du personnage principal. Ce qui nous touche d’abord, c’est son émotion plutôt que l’implacable dureté de ces mots, qui me paraît beaucoup trop frontale à envoyer à un spectateur – dans ma vision du monde en tant que spectateur ! La fiction est donc une manière juste, un endroit où ces mots-là peuvent être entendus pour éviter de balancer de manière trop lourde la dureté du monde à la face du spectateur.

Les Fantômes se rapproche du film de genre, qui, par ailleurs, est basé sur des faits réels. La fiction comme détour, cʼest quelque chose que tu as ressenti au début du projet ou ça sʼest fait chemin faisant ? Cʼétait quelque chose qui animait lʼensemble du processus de création ?

J.M : Le réel a attisé ma curiosité, j’ai eu envie de le raconter, j’ai été emporté. J’ai utilisé les moyens de la fiction pour le raconter. Le genre, c’est une manière de dire que les récits des exilés sont des récits d’aventure, d’espionnage, qui sont plus forts que tous les films écrits par les scénaristes les plus chevronnés. J’entends des récits haletants et c’est ça que j’ai eu envie de raconter ! Cette sensorialité vient du réel. Ces exilés qui doivent se cacher, qui ont vécu la prison, qui risquent à tout moment d’être arrêtés, qui ont vu leurs compagnons mourir, ils ont vécu mille vies. Ils sont à cet endroit-là d’intensité. J’ai envie que mon film ait cette boussole dans son écriture et sa mise en scène. C’est une manière pour moi d’être au plus proche de la réalité des émotions de ceux qui l’ont vécu. Il n’y a pas besoin d’être un naturaliste, au ras du réel, pour dire que c’est vrai. C’est une façon de dire : « Voilà à peu près ce qu’il peut se passer dans l’esprit tourmenté et bouillonnant de ceux qui ont vécu ces histoires ».

En parlant dʼintensité, on peut évoquer lʼacteur principal, Adam Bessa. Quʼest-ce qui a gouverné ton choix ?

J.M : C’était un processus de casting très long, que nous avons suivi ensemble. Nous sommes très liés dans toutes les phases de fabrication des films. Nous avons passé une année à faire du casting, rencontré une centaine de personnes dans 15 pays. Les comédiens arabophones de cet âge sont au Liban, en Égypte, exilés au Canada, en Allemagne, en Belgique. Il était vraiment nécessaire pour ce film de trouver le comédien parfait. Adam a l’intensité requise et ce monde intérieur. Quand je le vois, je peux me dire que ce personnage a traversé tout cela et c’est crédible, c’est quelque chose qu’il a en lui. On ne pouvait pas travailler là-dessus avec lui. Par contre, ce sur quoi nous avons travaillé, c’est de rendre accessible son monde intérieur et de travailler sur les gestes, sa façon de s’asseoir, de boire, de se toucher, de regarder, de passer d’une langue à l’autre, de laisser entrevoir la violence et le passé qui le chargent, sans avoir besoin de l’expliquer, d’être didactique mais pour que le spectateur se dise « je vois, je pressens, je ressens ». Par ce moyen-là et aussi par un travail sur le son et la musique, il fallait avoir accès à Adam. Pour moi, le grand décor du film, c’est l’esprit du personnage. On est avec lui, on vit ses remous intérieurs, sa paranoïa, les légers moments de relâche, de soulagement, la plongée complète dans le noir. C’est à cet endroit-là qu’on doit être. Son corps entier est un véhicule et c’est avec lui qu’on doit être du début à la fin.

Dans la recherche autour du corps, il y a aussi quelque chose de l’ordre de la dissimulation. Tu lʼavais déjà exploré dans tes courts-métrages ?

J.M : Oui, mais pas assez ! J’ai l’impression d’avoir cherché petit à petit le cinéma qui me plaît, qui est un équilibre entre plusieurs choses. J’ai l’impression que ce sont des curseurs sur différentes choses : le rapport au réel, la promesse de cinéma, le sensoriel, le hors-champ… Ce film fait converger ce qui me parle et il me donne l’impression d’avoir trouvé ma direction pour la suite. Ce n’est pas le format du court-métrage parce qu’on peut y explorer la mise en scène. C’est plutôt que j’y suis allé étape par étape à essayer de saisir ma façon de m’exprimer à travers le cinéma et là, j’ai l’impression de l’avoir trouvé. Mon film doit marcher en étant muet, les corps seuls doivent suffire. On a une longue séquence de face à face dans Les Fantômes, les deux personnages sont assis sur des chaises, mais la scène fonctionne si on n’entend pas ce qu’ils disent. Pendant 12 minutes, on voit deux personnages qui se regardent, se jaugent, bougent, et la scène a une force muette. Après on ajoute les dialogues et ça crée une deuxième dimension, quelque chose de troublant. Je crois avoir saisi maintenant comment les corps m’intéressent et comment j’ai envie que le spectateur de façon inconsciente puisse venir palper l’ensemble de ce qu’il doit avoir mais que ce soit exprimé par l’image et donc par les corps.

De quand remonte le projet des Fantômes ?

J.M : Lʼhistoire réelle est arrivée en 2019 et jʼai commencé à lʼécrire en 2020.

P.S : Le film est sorti en 2024, donc on lʼa financé et tourné en trois ans. Cʼest exactement le fondement de notre petite manière artisanale de faire des films [à Films Grand Huit], où tout est basé sur lʼintuition et la confiance. On ne produit que des gens avec qui on a une relation longue, on regarde dans lʼinstant T mais aussi dans 5 et 10 ans. Notre manière de faire, de se surinvestir dans un court-métrage, ça ne fonctionne que si on a une confiance monstrueuse sur le maintenant et lʼaprès, sur lʼinvestissement qu’on met maintenant pour nourrir tout ce qui va se passer dans une filmographie de réalisateur. Un projet qui ne se fait pas nʼenlève en rien mon désir de travailler avec Jonathan et ça ne lui enlève rien lʼenvie de travailler avec nous. Il faut beaucoup de ressources pour accepter que l’année passée est perdue même si on se rend compte que ce n’est pas du tout le cas; parce que ça a sédimenté une idée de cinéma qui vient nourrir la suite. Mais il faut beaucoup de confiance, dʼabnégation, de croyance en lʼavenir pour que ça fonctionne.

J.M : Ça fait 9 ans maintenant que nous travaillons ensemble, nous nous sommes rencontrés autour d’un premier projet de court-métrage. Pauline m’a dit qu’elle aimait le projet mais elle m’a dit aussi : « Je ne signe pas des films mais des auteurs. On ne signe pas pour un film mais pour une continuité. Dès ce premier rendez-vous elle m’a demandé mes projets futurs. Notre travail, c’est ce bloc-là. Parfois, dans ce bloc, un projet ne se fait pas mais transpire dans les projets suivants. La continuité c’est de se dire qu’on crée ensemble un fil de travail où on voit des œuvres émerger et parfois des temps de recherche pour que quelque chose d’autre émerge. C’est quelque chose de global de se dire qu’on fait des films ensemble.

P.S : C’est très beau aussi de se dire qu’on a testé des choses en court-métrage, qu’on a fait ensemble des films sans scénario. Jonathan avait envie d’essayer quelque chose de très précis sur la direction d’acteurs. On a fait ce film en se donnant les moyens, sans être obnubilé par le financement. On s’organise, Jonathan pour que ce ne soit pas trop cher, moi pour qu’on ait suffisamment de moyens. Tout ça nourrit le premier long-métrage. Il y a une marche qu’il ne faut pas louper pour arriver à durer comme cinéaste, c’est un endroit de financement, de visibilité qui est unique. On a une seule chance de faire un premier film et il faut être vraiment bien sûr de ce qu’il se passe à ce moment-là.

J.M : J’en suis conscient, nous en discutons beaucoup. Aujourd’hui, un cinéaste ne peut pas vivre dans sa tour d’ivoire en pensant qu’il faut beaucoup d’argent pour faire un film et qu’il sera fait. Moi, j’essaie d’être autant impliqué que possible dans la réalité de la production. Avec Pauline, nous prenons des décisions ensemble, artistiques comme financières. À toutes les étapes, c’est une discussion ensemble. Les décisions financières ont des impacts sur l’artistique ; s’il y a une région qui soutient, ou tel producteur, distributeur, ça implique des choses. Il faut penser que le film écrit va coûter tant a priori, qu’on peut fabriquer de cette manière et il faut le faire dans l’échange. Au cœur de ça, il y a aussi le fait que c’est un premier film. C’est un moment de bascule. On va peut-être être considéré dans le financement, au moment où il sort, en fonction de son résultat. Depuis quatre ans, on ne parle que de ça, du film qu’on a envie de faire et de la façon dont on a envie de le faire.

P.S : Et de ce qui nous permettra dʼêtre un passeport pour la suite. Cʼest très important parce que si on a pas un peu de prévision, cʼest difficile de naviguer dans lʼécosystème. Cʼest difficile de faire des films et on a intérêt de réfléchir à tout ça.

À propos du casting, lʼacteur, Tawfeek Barhom, est formidable. Il joue le personnage du bourreau, qui nʼest pas à proprement parlé un monstre dans le film mais plutôt un “salaudˮ selon lʼexpression de Sartre, qui prétend être celui qui nʼest pas. Est-ce que cʼest quelque chose qui tʼa habité ? Comment as-tu réfléchi le personnage et pourquoi l’avoir choisi ?

J.M : Ce qui était une évidence, c’est que je ne voulais pas en faire un archétype, un personnage tout noir. On le regarde et on sait que c’est le méchant, avec une grande barbe, des énormes épaules et les yeux vitreux. Ce qui m’intéressait, c’était de raconter un monde plein d’ambiguïtés et que cette ambiguïté porte le film. Le film est sur le doute et le personnage de Tawfeek doit incarner ça. L’acteur a quelque chose d’assez magnétique et le film est un fil vers lui: on va progressivement s’approcher de lui puis le découvrir. Tawfeek a ça de génial qu’il joue deux choses à la fois et en même temps. Il est doux et profondément inquiétant, il est hyper présent et un peu à distance. Ça raconte ce que j’avais envie de dire, un bourreau n’a pas tué des chats à trois ans. C’est un personnage qui s’est retrouvé à un moment dans les méandres de l’histoire, à faire les pires choix du monde et à devenir un monstre. On est la somme de tout ce qu’on a vécu donc ça ne défend en rien ce personnage. C’est une manière de raconter que les choses sont plus complexes que ce qu’elles paraissent. Tawfeek arrive à raconter ça simplement dans son expression et aussi à dire que ce qui s’est passé est passé, moi je veux aller vers un ailleurs et ça crée une nébuleuse qui est celle du regard d’Hamid, joué par Adam, vers lui et qui laisse un peu d’espace pour que le spectateur se projette à cet endroit de la représentation et de la banalisation du mal – un sujet sans fin sur lequel le film ne prétend pas avoir un avis mais plutôt créer un espace de pensée.

Dans quel cadre le Groupe Ouest a pu tʼaider dans lʼécriture ?

J.M : L’écriture du film a été assez rapide. À un moment, j’ai tout mis sur la table et il y a eu plusieurs étapes d’écriture : j’ai dû définir l’intégralité du cadre, les grandes orientations et intentions du film qui sont toutes les lignes de structure du film, la base et la boussole pour tout le long. Cela s’est passé avant le groupe Ouest. C’est né des moments où j’écrivais mes tous premiers longs-métrages de fiction et où, par désir de faire vivre mes personnages, j’écrivais des scènes dialoguées très vite, j’étais trop rapide dans l’écriture. J’ai appris qu’il fallait d’abord trouver la concision pour pouvoir ensuite densifier. Ce n’était pas tant par rapport au réel, c’était plutôt pour l’impression qu’en tant que scénariste, il faut écrire des scènes. Il faut d’abord penser le film et une fois qu’on a trouvé la façon d’être du film, alors on peut dérouler.

P.S : Moi, je travaille avec des gens qui sont cinéastes avant dʼêtre scénaristes. Je pense que personne nʼa de certitude. Jonathan, par sa force de travail, a trouvé une méthode qui lui correspond, mais peut-être qu’elle ne lui correspondra que pour un film, deux peut-être. Et puis, il changera de méthode. Ce qui est magnifique dans le cinéma, cʼest que personne ne sait rien, personne ne sait comment on fait des bons films. La meilleure attitude, c’est l’humilité. On tâtonne et puis on trouve une lumière, on a une intuition, on voit que ça fonctionne. Ce nʼest pas un métier de méthodes mais dʼintuitions. Donc, on fait un peu comme on peut ! Cʼest une manière de jouer à faire du cinéma, et cʼest difficile de déconstruire ça. Tous les matins, pour tenter de bien faire son travail, on se doit de ne jamais jouer à faire les choses. Ce nʼest pas aisé. Tu passes par des choses complexes pour arriver à quelque chose de simple et dans lʼécriture, il y a quelque chose de cet ordre-là.

J.M : Le Groupe Ouest est arrivé dans l’année de l’écriture. Elle était déjà assez aboutie pour que j’arrive à quelque chose de solide. Ce que j’ai trouvé merveilleux dans le Groupe Ouest, c’est l’immense concentration sur le film pendant une journée où 7 autres auteurs et les consultants ne parlent que du film et donc tout se bouscule ; puis, on prend un peu de recul parce qu’on parle des projets des autres, avant de replonger totalement en immersion sur son projet. Ce sont des journées cadrées mais le dialogue continue le soir avec les auteurs et on parle en continu de cinéma. Parfois on trouve exactement l’endroit qui nous bloque à l’intérieur du film d’un autre. Cette immersion dans l’acte d’écriture n’a pas de matière évidente – comme le dit Pauline – pas de lignes à suivre pour que tout se passe comme il faut mais qui est simplement une suite de tâtonnements. Là, c’est comme un hyper tâtonnement. On a été 8 auteurs très proches les uns des autres et il y a eu une émulation de travail continue. En rentrant à Paris, on sʼappelait, on continuait à parler des films. Dans le fond, ça amène à se dire quʼil faut travailler parfois en prenant du recul sur son propre film.

Ce qui change entre le moment où tu fais un court et un long, cʼest toute la promotion du film, avec un recours à un(e) attaché(e) presse, le choix d’une bande-annonce, d’une affiche, .… Comment travaille-t-on avec cette matière quʼon ne connait pas forcément ? Il y a tout un travail qui est complètement différent, comment concevez-vous ça ?

J.M : Nous avons l’impression que chaque endroit où nous parlons du film est important. Comme nous croyons au travail, à chaque fois, nous nous préparons, nous faisons des oraux blancs, nous nous racontons ce que nous allons dire, nous faisons venir des gens, nous débriefons, etc. Cela fait deux ans que nous réfléchissons à comment parler du film. Sur le tournage, ça m’aide d’avoir autant préparé cela, de pouvoir très vite donner des indications et leurs raisons. Quand nous rencontrons l’attaché de presse et que nous donnons des directives, c’est la continuité de ce travail où tout se prépare et se réfléchit et savoir parler de son film me semble l’un des endroits nécessaires dans le fait de réaliser un film.

P.S : Le marketing peut être effrayant. Nous avons vraiment choisi nos mandataires, nos vendeurs internes, notre distributeur et on est aussi très impliqué dans ces choix, les photos, le synopsis, la bande-annonce, lʼaffiche,… On les choisis ensemble et avec des gens qui sont très raccord avec ce quʼest le film. On a travaillé la jonction avec quelquʼun qui est plus éloigné du film.

J.M : On arrive avec un discours construit. Quand le distributeur nous envoie une affiche et quʼon fait des retours, parce quʼon en a regardé des centaines et quʼon a pris des notes, ce quʼon apporte comme remarque ne sont pas des idées vagues mais des réflexions construites, structurées, par rapport au public, etc, sous forme dʼun dialogue commun. Le marketing aujourdʼhui fait partie de la vie du film et on est raccord à ce sujet-là.

Qu’est-ce que vous avez le sentiment dʼavoir appris de ce film et de vous deux ?

P.S : Nous avons beaucoup appris depuis ce film ! Nous avons donné des master classes pour des facultés, et nous nous retrouvons à parler de la vie que nous vivons ! Et ça, c’est étrange. Je suis un peu superstitieuse et j’ai peur que ça disparaisse si j’exprime que je suis bien là. J’ai peur que nous perdions cette manière hyper naturelle que nous avons de fonctionner. Il y a quelque chose d’assez instinctif dans cette manière de collaborer, de correspondre. Nous avons une manière similaire de voir le cinéma, le travail, le quotidien.

J.M : Le long, c’est le prolongement de notre travail, mais avec tout en plus fort et avec plus d’implication. J’ai l’impression que c’était absolument nécessaire que nous nous connaissions et que nous ayons déjà fait des films avant, pour sentir nos zones de travail et de complémentarité. Nous avons créé ensemble un binôme fonctionnel, nous savons exactement comment nous sommes, à quel endroit nous réagissons et comment œuvrer ensemble. Cela affine quelque chose de notre manière de pouvoir penser les films par la suite et de les fabriquer.

Pour ce film, vous avez travaillé avec Laurent Sénéchal. Quelle était votre perception du montage avant de le rencontrer ?

P.S : Je ne me rendais pas compte à quel point le montage et la postproduction pouvaient être aussi importants dans un film. Les courts-métrages, on ne les a pas vécus comme ça. Giacomo [Abbruzzese], a monté lui-même Disco Boy, c’était différent. Il y a eu une façon de brûler ce qui existe et de fabriquer quelque chose de nouveau, encore plus de la partie scénario à la partie tournage. Et dans cette équation, on a eu un formidable associé, Laurent Sénéchal, qui est resté avec nous 22 ou 23 semaines, très longtemps.

Laurent Sénéchal : On a démarré un peu pendant le tournage parce que Jonathan a eu cette bonne idée de vouloir un retour ; donc on s’appelait régulièrement le weekend. J’essayais de lui donner mes sensations à froid et c’était assez utile. Ça a mis du temps parce que tout simplement, le montage peut être très long quand on est exigeant et c’est le cas de Jonathan et de Pauline.

P.S : La partie montage et postproduction a été capitale sur ce film, cʼest une énorme partie du film.

L.S : En montage, vous avez initié quelque chose dans lequel je me suis retrouvé, le fait de beaucoup montrer. Tous les réalisateurs ne sont pas capables de ça, mais Pauline et Jonathan m’ont proposé de montrer le film une fois par semaine à partir d’un moment pour beaucoup l’éprouver, pour sentir comment la salle réagit, pour ne pas être dans de fausses certitudes pendant très longtemps. Cette façon de faire est très forte. En arrivant vers la fin, on a une espèce de connaissance du film, parce qu’on a essayé énormément de choses. C’est un film où les informations arrivent au compte-gouttes donc la manière dont le spectateur va apprécier ou non ce qu’on lui propose de conjecturer. Le film se passe dans la tête du spectateur, c’est ce qu’il y a de plus précieux. Et ce film a été très difficile à faire. Cette méthode que vous avez proposée était très intéressante parce que ça nous a permis d’être dans l’artisanat mais en connaissance de cause, avec des retours de la salle, d’expérience de cinéma.

Tu as monté Anatomie dʼune chute, quelle différence as-tu pu vivre ?

L.S : En termes de temps, le montage a pris 38 semaines pour Anatomie dʼune chute ; mais le film était encore plus long. Justine est tout aussi exigeante que Jonathan et Pauline. Mais c’est aussi son quatrième film donc elle a réussi à imposer une durée où elle était sûre d’avoir tout exploré. Pour Les Fantômes, on est sorti nous aussi de la salle de montage avec la sensation d’avoir tout exploré.

J.M : La différence avec nous cʼest que cʼest un film avec très peu de rushes.

L.S : On sentait régulièrement qu’on avait une seule option dans les 5-6 prises qu’on faisait. Il y avait une espèce dʼéconomie. Il y a eu quelque chose de raisonnable par rapport au nombre de prises, un principe de réalité sʼest imposé au tournage. Mais on a quand même eu le loisir, au montage, d’être dans lʼexigence, dans la précision, et ça cʼest un vrai courage de production de miser là-dessus, parce que ça représente des coûts. Mais le film nʼaurait pas du tout été pareil sans ce temps de réflexion et de maturation.

P.S : On se donne cette possibilité tous ensemble, c’est une affaire d’intelligence de travail.

Pourquoi vous avez pensé à lui ?

P.S : Qui ne pense pas à Laurent ?

J.M : Laurent a lu le scénario dans un cadre non-professionnel. Il était intervenant aux Ateliers dʼAngers. Cʼétait lʼun des endroits où on a pu penser la façon de le fabriquer après. On ne sʼest pas rencontré sur une proposition de montage pour Laurent mais sur ses retours sur le projet.

L.S : J’ai trouvé que le projet sortait du lot pour son ambition. J’avais plein de questions, de réserves. J’avais été assez direct et j’étais plein de doutes. Et Jonathan a eu l’intelligence d’aller vers quelqu’un qui soulève des doutes. C’est un premier film mais il y a déjà beaucoup de maturité parce qu’il n’a pas peur qu’on vienne le bousculer dans des endroits d’auteur. C’est très agréable quand tu es collaborateur. Jʼétais par exemple attaché à l’idée qu’un personnage qui a subi autant de traumas soit pris par de la noirceur. On est resté dans une trame de rédemption, il y a de la lumière pour ce personnage mais la manière, le chemin par lequel on y arrive, n’est pas simple. Jonathan tenait à ce que le personnage aille vers la lumière mais on n’est pas non plus dans un film réparateur. J’ai tenu à le dire dès le début aux ateliers d’Angers. Je trouvais qu’il y avait deux écueils : je trouvais que c’était un film un peu « dossier », « Courrier international » parce qu’édifiant et pansement. Je pense qu’on a vraiment évité ça.

P.S : Laurent était déjà sur les listes…

J.M : On fait des listes pour tout ! Mais quand on lʼa rencontré, je me suis dit quʼil était tellement pointilleux dans ses retours que ça devait forcément être lui le monteur du film.

L.S : Jʼadore les récits et rentrer dans les détails. Je trouve que les auteurs qui savent que le moment du montage permet dʼaller très loin sont les plus malins. Si on ne se pose pas toutes les questions, après on sort le film mais des choses peuvent apparaitre trop tard. Moi jʼaime bien quand on secoue les films dans tous les sens au montage pour être à peu prêt sûr quʼon a tout fait et de notre mieux pour raconter lʼhistoire.

J.M : Il était piquant dans ses retours, cʼétait un moment où le scénario était écrit dʼune certaine manière où tout le monde nous faisait des retours élogieux. Pauline et moi, on était les seuls à se dire quʼil y avait encore du travail et que ce nʼétait pas du cinéma mais de la littérature. Mais nous, on savait quʼon allait repartir à zéro en commençant à tourner.

P.S : Ce qui te tire vers le haut, cʼest ceux qui te critiquent et qui sont constructifs. La complaisance cʼest ce quʼon doit éviter tout le temps. Il y en a beaucoup dans ce métier mais ça ne sert à rien. Le film avait besoin de collaborateurs dans le travail, dans la remise en question, même sur des choses stables.

L.S : Il est possible d’être piquant seulement quand il y a de la force et de la bienveillance en face. Je ne pense jamais avoir été piquant pour un plaisir pervers. C’est parce que je pense que le film est intéressant et c’est gonflé de sortir un premier film avec un sujet comme ça sans être dans les facilités. On fait énormément participer le spectateur mais quand on fait ça, il faut aussi le rétribuer et cet équilibre-là nécessite d’être attentif. On demande mais il faut donner. C’est être bienveillant. Il y a des gens qui n’ont pas le courage et c’est une grande force pour un jeune réalisateur.

J’ai découvert l’ADN du film en cours de route, je pensais l’avoir compris et j’ai fini par découvrir après le premier montage que je n’en avais compris qu’une partie. Jonathan m’a expliqué ses intentions et je ne les voyais pas bien parce que précisément elles étaient sonores. C’est un réalisateur qui s’intéresse au son et à la manière dont le son peut amener une autre lecture des images. Il conduit beaucoup par le son ce qu’il demande au spectateur. Son travail est stimulé par le son et ça n’apparaissait pas beaucoup dans le premier montage. L’image a quelque chose d’assez réaliste, respectueux du réel, avec une vision d’être humble du quotidien d’Hamid et c’est par le son qu’on est allé chercher toute l’intériorité, de l’ordre du trauma, de la sensorialité. Je n’avais pas mesuré à quel point ça allait être comme ça. C’est là qu’on a commencé un nouveau laboratoire.

Propos recueillis par Katia Bayer et David Khalfa

Retranscription : Agathe Arnaud

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