Producteur, réalisateur et scénariste, Alexis Diop vient de présenter au FIFIB Adieu Emile, un court-métrage de fiction relatant la douloureuse rupture entre Emile et Tim sur les réseaux sociaux, ce dernier faisant aussi face au deuil de son propre père. Oscillant entre drame personnel et voyeurisme numérique, Adieu Emile est la suite libre de son précédent court-métrage de fiction Avant Tim, dans lequel le même personnage de Tim découvrait les archives VHS de ses parents avant sa naissance. Le film avait obtenu le Grand Prix Contrebande au FIFIB 2020. Retour sur ces deux films explorant les notions d’amour, de perte et de deuil au temps des empreintes filmiques troubles et des algorithmes.
Format Court : Par les interfaces numériques frontales, Adieu Emile se présente comme une enquête virtuelle obsessionnelle, Tim vivant en parallèle la perte de son père. Comment t’est venue l’idée de traiter la rupture dans ce format ?
Alexis Diop : Ce qui m’intéressait, c’était de comprendre comment une rupture amoureuse pouvait réactiver le deuil d’un proche, en l’occurrence d’un père. Adieu Emile est autobiographique, comme l’était Avant Tim, centré autour de l’année 2018, durant laquelle j’ai perdu mon père en avril. Quelques mois plus tard, j’ai fait la rencontre d’un garçon avec qui j’ai eu une relation de six mois. La rupture a été dévastatrice pour moi : en regardant les choses rétrospectivement, je pense que la séparation a réactivé une douleur liée à la perte de mon père. Je me suis jeté à corps perdu dans cette histoire d’amour pour combler un vide. Une partie de notre relation était à distance, donc se passait sur les réseaux sociaux.
Adieu Emile est un projet très intime, et personnel. Après avoir raconté l’histoire d’amour des parents de Tim dans Avant Tim par les cassettes VHS, je voulais réfléchir à la façon dont les réseaux sociaux reconfigurent les relations interpersonnelles et amoureuses, et amplifient certains défauts comme la paranoïa, la jalousie et la comparaison. Dans Avant Tim, les VHS permettaient des effets d’accéléré et de retour en arrière, devenus dans Adieu Emile des swipes, des screenshots, des likes et des notifications. J’ai essayé d’intégrer les codes du digital pour raconter ce que j’appelle un “thriller émotionnel”, où les interfaces numériques sont comme une nuée venant assaillir le personnage principal, par exemple avec l’écran se resserrant progressivement en 9:16.
Dans ton précédent court-métrage Avant Tim, tu joues sur le format du documentaire : on a l’impression de regarder des rushs de VHS véritables, les acteurs jouent dans de très longues séquences, brouillant les frontières de la fiction et de l’archive.
A.D. : Avant Tim a été tourné sur un an ; nous avons commencé par filmer le monologue du père de Tim face caméra, puis ont suivi des allers-retours entre le tournage et l’écriture. Cela m’a permis de réajuster les personnages aux comédiens, d’une manière complètement différente que sur Adieu Emile qui était beaucoup plus scripté. Je m’intéresse aux notions de vrai et de faux, et aux reconstitutions de fausses archives de la façon la plus réaliste possible. Nous vivons dans une époque où il n’y a plus beaucoup de place pour l’ambiguïté et le trouble, et la fabrication d’images dont le statut interroge, perturbe le spectateur me tient à cœur car elles le mettent de fait dans une position active vis-à-vis du film.
Comment as-tu procédé au casting ? Connaissais-tu déjà les acteurs ?
A.D. : Non. J’avais repéré Arthur Beaudoire [Emile dans Adieu Emile] sur Instagram et l’ai rencontré quelques semaines après. Le choix fut assez évident, tandis que le choix de Tim [Benjamin Sulpice] a été plus difficile. Dans un récit autobiographique, il est compliqué de choisir la personne qui va nous incarner, de savoir prendre une certaine distance lorsqu’on le dirige. Le casting de Tim a été beaucoup plus conséquent, en deux tours, avec lecture de lettres, improvisations…
Le personnage de Tim est très touchant dans ses réactions et ses défauts. Comment prendre la distance nécessaire lorsqu’on écrit un personnage inspiré de soi ?
A.D. : Ce n’est pas évident. Il s’agit toujours de projets dans lesquels on s’investit à fond, sans concession. Il faut réussir à capter l’essence de l’intime de l’histoire personnelle, mais s’ensuivent toujours plusieurs couches de réécriture qui mettent à distance cette intimité. La construction dramaturgique à l’étape du scénario, le tournage avec des comédiens et le montage sont autant de décalages qui permettent d’avoir une perspective plus neutre et plus large sur sa propre histoire. C’est le vécu personnel qui touche les gens, certaines émotions traversent toutes les personnes ayant vécu le deuil et la rupture.
Dans tes deux films, on retrouve les mêmes idées de perte, de rupture, de deuil. Ces thèmes seront-ils aussi centraux dans tes prochains films ?
A.D. : Adieu Emile et Avant Tim ont été écrits dans la même lancée, dans la même urgence. Mais il y a effectivement un chapitre qui va se clore avec Adieu Emile. Les questions du deuil, de l’absence et de la perte dans mes prochains films seront peut-être plus en retrait. Dans le projet de long métrage que je développe en ce moment à la Fémis, je me penche sur la manière dont l’emprise amoureuse peut faire vaciller la raison. Les personnages qui perdent pied par amour m’intéressent beaucoup.
L’univers virtuel des interfaces d’Adieu Emile est très riche, avec des faux comptes Instagram, de faux commentaires, de fausses stories, de faux messages. Combien de temps cela t’a-t-il pris de créer tout cet univers factice ?
A.D. : Il faut savoir qu’Adieu Emile est un film à petit budget, bien que produit, au contraire d’Avant Tim, qui était auto-produit. Je savais déjà qu’il allait y avoir un énorme travail de motion design, et qu’il faudrait retravailler les transitions, les heures du téléphone, la charge de batterie… Ce fut un travail monumental. Nous avons créé toutes les galeries photos du téléphone, Instagram et des fiches contacts moi-même. Puis cette base a été retravaillée et retouchée en détails. On a fait des incrustations, j’ai intégré des fonds verts dans la galerie photo pour faire des transitions. Ça a été un travail très long, trois personnes travaillant sur le motion design.
C’est la seconde fois que tu participes au FIFIB en tant qu’invité, Avant Tim ayant gagné le Grand Prix Contrebande. Que signifie produire de manière indépendante ?
A.D. : La question de l’indépendance est un sujet très vaste. J’ai créé une association de production, Les Films de l’Ermitage, pour avoir une entité juridique qui encadre le film. À l’époque, j’avais personnellement investi la moitié du budget d’Avant Tim, l’autre moitié provenait des subventions du département de l’Eure. J’ai adopté une méthodologie proche de celle du documentaire, avec huit jours de tournage répartis sur un an. Je suis d’ailleurs très reconnaissant de la confiance sans limite que m’ont accordés les deux comédiens des parents de Tim, Maude Sambuis et Benoît Michaud. Néanmoins, cette manière de faire n’a plus été possible lorsque nous sommes entrés dans les circuits traditionnels de production : pour Adieu Emile, il a fallu rationaliser le tournage. On a tourné sur deux sessions en été et en hiver, et les choses étaient plus cadrées. J’ai pu aller au bout de ce que je voulais avec les comédiens, même si on avait moins de marge d’expérimentation.
Tu as un usage très particulier du médium numérique ; tu réutilises les codes de la cassette VHS et des réseaux sociaux de manière singulière et intime, sans les parodier.
A.D. : Cela fait dix ans que je fais des films qui racontent l’histoire d’individus en miroir de celle des technologies. Je tiens beaucoup aux manières de raconter des trajectoires de vie par les technologies contemporaines à une époque. Je pense que chaque technologie témoigne de son temps et d’un regard sur le monde, sur l’intimité. Le rapport que les gens avaient à la VHS dans les années 80/90 est complètement différent de celui qu’on a au smartphone aujourd’hui. Je trouve ces sujets passionnants. Aujourd’hui, on filme tout et n’importe quoi avec le smartphone, grâce à la petite taille des appareils, aux immenses capacités de stockage et aux facilités de l’acte de filmage. Cette légèreté du dispositif du téléphone permet une utilisation illimitée et quasiment libérée de toute charge matérielle.
Avec les réseaux sociaux, il est question d’une image de soi qu’on partage aux autres, ce qui était moins le cas des VHS privées.
A.D. : Oui, il existe un écart monumental entre ce qu’on vit de manière intime et la manière dont on se raconte sur les réseaux sociaux. Cela génère des dynamiques très toxiques de comparaison permanente qui gangrènent nos relations et nous mettent dans des états de dévalorisation de soi et d’anxiété. Je suis moi-même là-dedans, et je voudrais en sortir. Je ne me considère pas technophobe, ni contre les nouvelles technologies, mais il est important de comprendre comment ces dernières affectent nos relations interpersonnelles.
À l’heure des réseaux sociaux, qu’est-ce qu’on laisse vraiment derrière soi ?
A.D. : Les questions de l’empreinte et de la trace me fascinent. Je suis très matérialiste, j’accumule beaucoup d’objets notamment les photos et les VHS, qui ont à mes yeux une charge émotionnelle très forte. Dans Avant Tim, Tim découvre des images de ses parents heureux qu’il ne connaissait pas, et il en est bouleversé. Dans Adieu Emile, Tim se replonge de manière obsessionnelle dans les traces d’une relation qui n’existe plus. Aujourd’hui, tout ce qu’on poste sur Internet y demeurera potentiellement ad vitam eternam, et il est très difficile de savoir le destin qu’auront ces traces dans le futur. Il y a une mémoire collective qui s’est créé en ligne comme un monstre à dix têtes, qui préoccupe certains de mes proches mais qui ne m’effraie pas vraiment : j’ai décidé de lâcher prise. […]
Propos recueillis par Mona Affholder