Diffusé pour la première fois au Festival de Clermont-Ferrand, le film d’animation franco-russe Father’s letters de Alexey Evstigneev raconte l’histoire vraie d’un météorologue envoyé au goulag, en pleine purge stalinienne, qui a maintenu coûte que coûte le lien avec sa fille. Jusqu’à la fin, en lui envoyant des lettres et herbiers tout en lui prétextant être en voyage. Ce conte émouvant avait été diffusé en avril dernier au 5ème Festival Format Court, lors de la séance consacrée à la Ville de Paris, en présence du réalisateur et de ses producteurs russe, Yanna Buryak (Mimesis) et français, Clémence Crépin Neel et Igor Courtecuisse (Moderato). Nous avions rencontré plusieurs membres de l’équipe à Clermont : le réalisateur, ses producteurs français ainsi que Dasha Dorofeeva qui a travaillé comme animatrice sur le film. Échange autour de la guerre, de l’animation et des défis de réalisation et de production.
Format Court : À travers l’animation, le film traite de l’histoire des purges et des goulags en Russie. Alexey, comment as-tu été amené à choisir ce sujet ?
Alexey Evstigneev : Avec Dasha, on est allé avant la guerre à Moscou voir une exposition. Elle était organisée par l’ONG Memorial qui est dédiée aux victimes de goulags et de la guerre actuelle. Il y avait des documents, des commentaires et une lettre de Alexeï Vangengheim (victime du stalinisme, il est mort en 37, exécuté par le régime stalinien, NDLR). J’ai été très impressionné par cette histoire. Beaucoup de familles en Russie ont été touchés par le stalinisme, mais pour moi, cette histoire était une histoire plus intime.
Clémence Crépin Neel : Memorial est une association qui a été dissoute par Vladimir Poutine. Elle rassemblait toutes les lettres et en gros, toutes les preuves du goulag. Elle disposait notamment des lettres de ce vrai personnage qu’a été Vangengheim.
De qui s’agissait-il ?
A.A. : C’était un météorologue qui avait créé le service hydro-météorologique à l’époque de Staline.
C.C.N : Il a été arrêté, envoyé au goulag. Il a écrit à sa fille des lettres en lui faisant croire qu’il était en voyage, en expédition dans le Nord. En voyant à Moscou cette exposition avec ces lettres qui parlaient du goulag, Alexey a été extrêmement ému, notamment par son côté universel. Il a senti qu’il y avait l’histoire de l’amour d’un père pour sa fille et vice versa. C’est quelque chose qui, a priori, touche tout le monde, l’amour d’un parent et cette relation, au-delà du goulag. Cette histoire peut être transposable aujourd’hui, avec la guerre et tout ce qu’on connaît.
À distance et malgré le contexte, Alexeï Vangengheim a continué à s’occuper de l’éducation de sa fille qui avait quatre ans à l’époque en lui faisant des devinettes. Par exemple, il prenait une feuille à quatre pointes pour lui apprendre à compter. Il lui envoyait des herbiers et des énigmes. Il lui apprenait à lire, à écrire. Il a maintenu ce monde imaginaire et ce conte de fées pour sa fille. Jusqu’à la fin, jusqu’au bout, il lui a transmis ce monde fantaisiste.
A.A. : Je pense qu’il a survécu à lui-même aussi. À travers ses lettres, bien sûr. Cette situation ressemble beaucoup à la situation en Russie, mais c’est très bizarre parce qu’on a commencé cette histoire bien avant la guerre. Il y avait déjà quelques répressions mais ce n’est pas comme maintenant.
Quel a été l’aspect visuel du film ?
A.A. : Pendant la production, on a dû changer trois fois de types de images. En fait, les fleurs, les herbiers, c’était trop friable à animer. C’était trop fragile. Ça ne fonctionnait pas. On a utilisé un petit peu d’After Effects. On a décidé avec Dasha d’utiliser du papier à découper, du crayon pastel.
Dasha, Alexey, est-ce que vous vivez toujours en Russie ?
A.A. : On vivait..
Igor Courtecuisse : Ils vivent tous deux maintenant en France.
A.A. : Maintenant, pour moi, ce n’est plus possible de retourner en Russie à cause de la mobilisation. Ca fait quelques mois maintenant qu’on est à Paris. La loi en Russie a changé. Avant, c’était obligatoire de faire l’armée jusqu’à 27 ans, maintenant, c’est jusqu’à 30. J’en ai 26.
Igor, Clémence, comment avez-vous rencontré Alexey ?
C.C.N : On s’est rencontré virtuellement quand Alexey était encore à Moscou. Il avait fait un super film, The Golden Buttons, qu’Igor a vu à Visions du Réel (festival de documentaires à Nyon, en Suisse, NDLR). À partir de là, on s’est écrits.
I.C. : Quand on s’est rendu compte que ça avait été réalisé par un réalisateur russe de 22 ans, on a encore plus adoré le film ! Il était encore plus un passionné à nos yeux. Clémence, qui a un peu vécu à Moscou, avait envie de travailler avec la Russie. Il y a eu un concours de circonstances où on a contacté Alexey qui nous a dit qu’il avait 3-4 projets. Il a toujours beaucoup de projets ! Le plus avancé, c’était celui-là. Nous, on n’avait jamais fait d’animation. Lui non plus. On s’est dit que c’était une histoire qui était très belle et qu’on avait envie de la faire ensemble. Et après, il y a eu la guerre qui, de fait, a changé pas mal de choses. On a aidé Alexey et Dasha à venir en France, à avoir des visas. En fait, ça a dépassé le cadre de la guerre.
Être en situation de guerre et faire un film sur la guerre en même temps, ça doit être quand même particulier, non ?
C.C.N : Oui. Déjà, The Golden Buttons, le film d’Alexey, est passé sous le joug de la censure. On ne comprenait pas comment il a même réussi à tourner ce film et à sortir du placard. Par après, je ne sais pas exactement comment, mais il est tombé sous le coup de la censure. Dasha, à ce moment-là, était encore à Moscou, donc il a fallu la faire venir en avril, en car, parce qu’il n’y avait plus de vol. Elle a dormi sur notre canapé au milieu de la nuit car elle ne peut plus rentrer dans son pays.
A.A. : Maintenant, ce n’est plus possible de tourner un film comme ça. Non, c’est sûr.
I.C. : C’est un film qui dénonce des cadets qui sont formés très tôt, à 7-8 ans, et qui sont à la solde de Poutine.
La fille de Alexeï Vangengheim est-elle encore en vie ?
I.C. : Non, elle est décédée.
A.A. : Elle s’est suicidée.
Est-ce que les lettres présentées dans le film sont toutes des lettres d’origine ou est-ce que vous vous êtes autorisés à prendre des libertés avec l’histoire ?
Dasha Dorofeeva : On a utilisé beaucoup d’éléments documentaires grâce au Mémorial. Le site dispose de beaucoup d’archives.
A.A. : Olivier Rolin a aussi écrit un livre qui s’appelle Le Météorologue et qui traite de ce sujet, justement. Le livre est sorti il y a peut-être une dizaine d’années. Ça nous a aidés aussi. (…) On s’est quand même offert quelques libertés avec le sujet. À un moment, dans le film, Vangenheim donne une lettre pour sa fille à un soldat. Pour nous, c’était grand débat. Est-ce qu’on peut trouver quelque chose d’humain dans cet homme qui tuait des hommes ? Qu’est-ce qui reste de l’humanité à partir du moment où tu as en toi une violence extrême ?
C.C.N : Enfin, en tout cas, on ne sait pas comment les lettres sont arrivées jusqu’à nous.
D.D : On était en contact avec Olivier Rolin, l’histoire est vraie. Dans le film, le personnage est fusillé parce qu’il prend un pissenlit dans le parterre de fleurs qui représente Staline. On ne sait pas comment ça s’est passé. Vangengheim n’a sûrement pas volé une fleur dans un parterre du portrait de Staline et ce n’est pas pour ça qu’il a été fusillé.
I.C. : Ça reste une fiction parce que l’histoire est quand même assez romancée. La lettre du Pissenlit, elle existe par exemple. Tout le film s’est focalisé sur cette lettre-là parce que c’était un peu la métaphore aussi de la fragilité de la vie. Après, il y a une partie romancée car Alexey n’a pas pu donner la lettre à sa fille à un
soldat de cette manière.
Pourquoi était-ce pertinent pour vous de passer par l’animation pour raconter cette histoire, un procédé qui est bien plus cher et compliqué que la fiction et le documentaire ?
A.A. : L’animation me permet d’être dans la métaphore. Pour les films documentaires, c’est d’autres langues. Et en fiction, comme on travaille avec des comédiens, c’est du concret. Ce personnage, c’est un symbole, une icône. Ce n’est pas moi, ce n’est pas quelqu’un. C’est pourquoi, quand on travaille avec l’animation, parfois, c’est plus fort.
D.D. : Ça aurait été trop difficile de faire ce film en fiction avec notre scénario. Grâce à l’animation, on a pu représenter tout ce qui était imaginaire et rendre l’histoire plus universelle.
I.C. : On peut s’ouvrir à d’autres gens parce que c’est justement une histoire universelle. Je pense que ça peut parler à beaucoup plus de monde grâce à l’animation que grâce au documentaire.
Quand vous avez appris l’existence des goulags, des purges de Staline, comment en tant qu’adolescents, avez-vous géré cette information ?
D.D. : Ça a toujours été présent. C’est toujours compliqué pour notre pays… Il est toujours difficile pour notre pays d’accepter que les gens en poste étaient responsables d’exactions. Beaucoup de familles comptaient des policiers ou des soldats et d’autres étaient des victimes. Les phrases comme « c’était de notre faute », « ce n’était pas une bonne chose », on ne les entendait pas. Les professeurs et les membres des Ministères de la culture et de l’éducation, ils essayaient de cacher tout ça.
A.A. : Comme par exemple avec Vladimir Medinski (Ministre de la culture sous Poutine, NDLR). Il a minimisé le nombre de prisonniers qui ont été fusillés dans l’archipel des îles Solovki (dans la mer Blanche, NDLR). Il y a des discussions au sujet du nombre de morts. Certains parlent d’un million, d’autre de 80.000. C’est du relativisme. Notre film aborde l’histoire intime, privée, et mon but, c’était juste de créer un pont avec la société. C’est pour ça que dans la dernière image du film, quand le père se fait fusiller, il disparait en plein de petites fleurs de pissenlit. À la fin, au-dessus du ciel de Moscou, tu retrouves tous ces fleurons de pissenlit qui sortent de toutes les maisons, dont les habitants sont les victimes du goulag. Cela fait le lien avec toutes les familles touchées par la guerre aujourd’hui en Russie.
Ça a été quoi, les défis de ce film pour vous ?
I.C. : Le projet est né en 2019. On s’est rencontré virtuellement en 2020 et on a été sélectionné à Euro Connection à Clermont en 2021. C’est la première fois qu’on s’est rencontré physiquement. Je pense que tous les films sont difficiles et qu’il y a toujours des challenges, mais sur celui-là, on a tout expérimenté sans jamais savoir comment on allait faire. On ne savait pas faire de l’animation. On a déposé des dossiers avec des budgets qui ne correspondaient pas forcément. On s’est renseigné, on a pris des contacts. On ne savait pas ce que c’était que le layout, le compositing, … On ne parlait pas la même langue non plus. Et maintenant, Alexey parle très bien français. Au début, la communication, elle était très différente !
C.C.N : On a appris à faire des visas aussi, à réserver des bus pour sortir du pays, à se faire vacciner en Turquie parce qu’il y avait le Covid, car le vaccin russe n’était pas validé en France. Honnêtement, ça a été beaucoup de problèmes et en même temps, ça a été une aventure absolument incroyable pour nous.
I.C. : Humainement, Dasha et Alexey sont des gens brillants. Le film, on l’adore. On a appris plein de choses parce qu’on s’est lancés dedans et qu’à un moment donné, on ne pouvait plus faire machine arrière En plus, on a eu de la chance et je pense qu’on a bien travaillé tous les quatre. C’est le film qu’on a finalement eu le moins de mal à faire. On a quasiment eu tous les guichets qu’on a demandé. On a été très bien financés, en tout cas, à la hauteur du film. On ne pensait pas qu’il serait aussi cher de faire un film d’animation. Et heureusement qu’on a tout eu parce que sinon je ne sais pas comment on l’aurait fait.
C.C.N : On a vraiment appris en faisant et on a été aidés. On a posé des questions aux animateurs, aux producteurs. On a tout improvisé.
Vous avez d’autres projets ensemble ?
C.C.N. : On a le long-métrage de Father’s Letters en écriture. Et après, on a un autre projet d’animation en cours et aussi des projets en prises de vues réelles.
Je suppose que vous avez toujours des copains en Russie. Comment envisagez-vous l’avenir pour les jeunes qui ont envie d’apprendre à faire des films dans votre pays ?
A.A. : C’est une question qui est très difficile pour moi. Les écoles ne sont pas fermées. Ça continue. Les films sont plus propagandistes. Le Ministère de culture soutient une liste de sujets. Pour avoir des subventions, ces sujets sont prioritaires. En Russie, maintenant, c’est très compliqué. Travailler comme réalisateur, faire du cinéma, c’est être confronté à un dilemme : tu fais de l’art ou de la propagande. Si tu veux faire de la propagande, bien sûr, tu peux gagner de l’argent, tu peux travailler, tu peux créer. Mais choisir une autre vie, c’est très difficile et dangereux aussi.
Propos recueillis par Katia Bayer