“Un homme est la somme de ses actes, de ce qu’il fait, de ce qu’il peut faire. Rien d’autre” écrivait André Malraux dans La Condition humaine. Rester ou partir, se battre ou fuir, parler ou se taire, sont autant de choix décisifs qui rendent l’homme moderne tributaire de son destin. Dans le court-métrage de Nebojša Slijepčević, L’Homme qui ne se taisait pas, un train de 500 passagers est stoppé par des forces paramilitaires. Face à l’arrestation de civils innocents, un seul homme se lève et s’y oppose. Nous sommes en février 1993, à Štrpci, où la guerre fait rage en Bosnie-Herzégovine.
Palme d’Or du court-métrage de la 77e édition du Festival de Cannes, L’homme qui ne se taisait pas fait preuve d’une remarquable qualité d’écriture en mettant en scène dans l’espace clos les décisions des personnages lors de l’arrivée du soldat, joué par l’inattendu Alexis Manenti, qui s’apprête à arrêter un des passagers sans papiers. D’abord par les sons lourds et mécaniques des rails d’un train s’arrêtant subitement, l’incompréhension et l’angoisse s’immiscent lentement à travers les travellings lents suivant le regard observateur du protagoniste, tentant de discerner la situation par la vitre sale de la fenêtre du train.
La situation bascule rapidement lorsque le clandestin (Silvio Mumelas) ferme les rideaux pour échapper aux contrôles des forces paramilitaires. La lumière naturelle timidement filtrée et la composition des plans rapprochés se couplent rapidement avec une perception auditive partielle des passagers et des spectateurs, des discussions en hors champ, renforçant l’atmosphère anxiogène de la situation.
Si le protagoniste (Goran Bogdan) dit avec aplomb qu’il ne laissera pas les militaires leur faire quoi que ce soit, c’est dans un silence écrasant que ce dernier s’enfonce par la suite, dans un enchaînement de dialogues et d’actions qui révèlent le brio du court-métrage. En effet, bien que la même vulnérabilité lie toutes ces personnes au même moment, l’espace diégétique de la cabine agit comme un microcosme où trois personnages vont poser, par leurs décisions, des questions existentielles au spectateur. Face à l’arrestation du clandestin, il y a celle qui choisit de ne pas s’opposer en allumant son walkman, celui qui pensait s’opposer et dont le spectateur a le point de vue, et enfin, celui qui va résister en faisant front au soldat.
Le titre original, The Man Who Could Not Remain Silent affirme par sa formulation, à la manière d’un impératif catégorique kantien, l’impossibilité de rester silencieux pour ce second protagoniste, un militaire à la retraite, qui a parlé, et surtout, qui a agi. En choisissant le point de vue de l’autre protagoniste dont les paroles ont contredit les actes (puisqu’il ne se lèvera pas pour protester), Nebojša Slijepcevic opère un retournement narratif brillant.
Au-delà de nous poser la traditionnelle question “que pensons nous faire dans cette situation” le court-métrage nous questionne avec brutalité : de quoi serions-nous réellement capables si l’on devait répondre de nos actes, et non de nos paroles ? À quel prix matériel se paient des valeurs que l’on pensait absolues ? La réflexion existentialiste sartrienne se dissimule insidieusement dans les mouvements lents et précis de la caméra modulant l’espace exigu de la cabine, et dans les réponses assourdissantes aux mêmes questions intrusives posées aux passagers, dont tous en paieront le prix. Avec minutie et froideur, le bruit des rails sonnera comme le glas final résonnant dans l’esprit du protagoniste, qui va devoir vivre avec le poids écrasant de sa passivité pour le restant de ses jours. Un court-métrage glaçant qui fera date non pas seulement par sa Palme d’Or, mais par son intelligence universelle et essentielle.