En 2023, Ibrahim Maalouf a composé la bande-son du concours « Quand le Son Créé l’Image » organisé par la Semaine du Son, un projet mis en place il y a 21 ans par Christian Higonnet. Cette bande-son a été l’inspiration pour bon nombre de lycéens français mais aussi étrangers prêts à se lancer dans l’aventure du court-métrage. Certains de ces films se sont vus primés à Cannes.
Invité au Festival de Cannes, Ibrahim Maalouf est cette année co-Président avec Elsa Zylberstein du Jury de la 6ème édition du Prix de la Meilleure Création Sonore remis à un film de la sélection Un Certain Regard. Ce prix a également été initié par la Semaine du son. Quelques jours après avoir présenté son émission Improbox (TSF Jazz) sur la Croisette et avant la remise de ce prix, il évoque son rapport au son, à l’altérité, à l’improvisation, à la musique et à la sincérité.
Format Court : Je vais commencer avec votre émission de radio, Improbox. Votre projet, c’est de croiser les regards et les expériences, d’associer un musicien ou un compositeur avec un politologue, un footballeur ou un comédien par exemple, soit des gens qui n’ont rien à voir avec la musique. Pourquoi ?
Ibrahim Maalouf : Pour plein de raisons. C’était un peu la suite logique pour moi de la démarche qui a consisté à écrire un livre sur l’improvisation. Je me suis rendu compte que l’improvisation était finalement beaucoup plus large que simplement juste un musicien ou une musicienne qui prend un instrument et qui s’amuse avec. L’improvisation, c’est une philosophie. C’est une manière de voir les choses, de s’adapter aux situations, de finalement régler les problèmes de nos vies, du monde aussi.
Vous y arrivez ou pas ?
I.M. : Non. Les problèmes de ma vie, j’essaie d’y arriver, mais ceux du monde, peut-être pas. Mais voilà, c’est cette manière de s’adapter aux situations qui se présentent à nous et de trouver quand même des solutions. Cette philosophie-là, j’avais envie de la mettre en relief pour qu’on comprenne que l’improvisation, ce n’est pas juste faire n’importe quoi ou juste s’amuser. C’est s’amuser, mais avec une philosophie derrière. Et quand on compare les démarches dans tous les métiers du monde, on se rend compte que, finalement, ceux qui arrivent le mieux à développer leur travail, le rendre visible, le rendre intéressant, sont ceux qui intègrent l’improvisation dans leurs démarches. D’une manière ou d’une autre, un tout petit peu ou beaucoup. J’aime ainsi mettre ensemble ces gens qui n’ont rien à voir, qui ne se seraient pas forcément rencontrés dans la vie et qui créent ensemble quelque chose de musical.
Et quand vous, vous préparez vos émissions, vous improvisez beaucoup ou pas ?
I.M. : J’improvise quasiment tout. Je prépare, attention, parce que pour l’improvisation, il y a beaucoup de préparation au départ. On n’improvise pas avec aucun langage. Pour improviser, il faut avoir un minimum de langage. Ce langage-là, c’est la culture. Si je devais vous interviewer, je devrais absolument tout savoir sur vous avant : savoir les actualités, d’où vous venez, vers quoi vous allez. Mais à partir du moment où on commence la discussion, j’ai envie qu’on parte là où la discussion nous amène, et pas forcément là où moi, j’ai mis mes points.
On n’a que 10 minutes, ça va faire court pour tous savoir tout sur moi (rires) !
I.M. : C’est vrai que c’est le plus agréable parce qu’on arrive finalement à aller à des endroits qu’on n’avait pas prévu. Et finalement, c’est là où on trouve des choses intéressantes à dire. Là, on est dans le cadre de Cannes, c’est différent, c’est assez formaté. Mais dans l’absolu, si on devait développer plus et faire un portrait plus long, quelque chose de plus large, c’est sûr que ce serait plus intéressant de discuter et d’aller chercher quelque chose qui va aller dans le sens de l’improvisation aussi.
On a parlé de culture tout à l’heure. On est en face du Palais et nous, à Format Court, on s’intéresse beaucoup aux jeunes auteurs notamment étrangers, dont libanais. On a accompagné des gens comme Ely Dagher, Wissam Charaf ou les sœurs Keserwany. Est-ce que vous suivez ce jeune cinéma libanais ?
I.M. : À une époque, je le suivais, quand j’étais plus jeune, en France. J’étais assez attentif à ce qui se passait. J’ai vu naître, comme tout le monde, Nadine Labaki, Philippe Aractingi. J’ai vu arriver un peu cette génération-là de cinéma. Ce sont les précurseurs. On est de la même génération finalement. En parallèle de ma propre démarche de musicien, je les ai vus aussi grandir et faire leur parcours, mais les auteurs qui sont venus après c’est vrai que je les connais un peu moins, pour être honnête.
Dans le cadre du concours « Quand le Son Créé l’Image », l’année passée, vous avez fait une bande-son d’1’47’’. Le projet, c’est que le son détermine l’image et que des étudiants s’emparent du son pour faire des films dans la foulée. Est-ce que ce projet a demandé une écriture particulière ?
I.M. : J’ai trouvé ça hyper intéressant, parce qu’en réalité, c’est la première fois qu’on m’avait demandé de faire ça, c’est-à-dire de composer une musique sur laquelle il y aurait un film qui serait fait et créé, voire beaucoup de films. C’est une démarche qui est inverse de celle habituelle au cinéma. Ce qui est hyper intéressant, c’est de comprendre à travers cette démarche-là que le son n’est pas vu, n’est pas compris, n’est pas ressenti de la même manière. Une musique n’est pas vécue de la même manière en fonction de notre histoire. Notre point de vue ne va pas être le même face à un élément émotionnel. Je trouve ça hyper intéressant d’inverser les rôles comme ça et de faire en sorte que ce soit la musique qui guide l’émotion et de voir vers quoi chacun est guidé. J’ai dû faire une vingtaine de musiques de films, voire un peu plus avec les courts-métrages. Et pour la première fois de ma vie, un réalisateur, et pas n’importe lequel, Claude Lelouch, m’a demandé de composer la musique avant même qu’il termine l’écriture de son film. J’ai fait la musique du film qui va sortir dans quelques semaines, dans quelques mois. C’est son 51ème film, d’ailleurs. Et ça, c’est la première fois, et c’est quelque chose qui n’a rien à voir avec le système habituel du cinéma.
Ça vous a plu ?
I.M. : Ah, j’ai adoré. J’ai trouvé ça absolument fabuleux.
Le concours a donné lieu à des films du monde entier. Qu’en avez-vous pensé ?
I.M. : Une fois que j’ai envoyé la musique, quelques semaines plus tard, on m’a envoyé tous les films. J’ai trouvé ça vraiment très chouette.
Et vous, le court-métrage, comment vous le percevez, en fait ?
I.M. : C’est comme un single dans la musique. Ça peut vivre seul. Il n’y a pas besoin, en effet, d’avoir forcément un long-métrage pour raconter quelque chose. Mais après, c’est vrai que souvent, quand j’ai aimé un film court, j’ai envie qu’il soit développé sur du long. Je me souviens de l’émotion que j’ai eue en me disant : « Dommage que ce ne soit pas un long-métrage ». Souvent, c’est ça ma réaction, c’est que quand j’aime le court, j’aimerais qu’il y en ait plus, j’aimerais que ce soit développé. Je ne sais pas si tous les courts-métrages sont voués à vouloir être développés, mais j’imagine qu’il y en a qui sont faits vraiment uniquement pour rester courts. Je pense qu’il y en a aussi qui sont des sortes de premiers essais de potentiellement quelque chose d’autre.
Ici à Cannes, il y a beaucoup de premiers longs, et beaucoup de gens viennent du court-métrage.
I.M. : Voilà, c’est peut-être lié en effet.
Ça fait un moment que vous avez un lien avec Cannes et avec toutes ces cérémonies. Comment avez-vous appris à gérer tout ce qui est promo et spontanéité encore dans vos propos ? Comment avez-vous réussi à maintenir un peu cette authenticité ?
I.M. : Je ne sais pas faire autrement.
C’est lié à quoi ?
I.M. : Oh, mon éducation, ma manière de voir, ma philosophie. En fait (rires), quand j’étais plus jeune et que je devais faire des interviews ou parler en public, j’avais peur de me tromper en parlant, de faire un lapsus, de me tromper d’idée, de dire un truc que je n’aurais peut-être pas dû dire, etc. Je me suis rendu compte qu’en réalité, quand on est sincère, quand on est soi-même, qu’on n’essaie pas d’avoir une image, de vendre quelque chose, qu’on est exactement comme on est dans la vraie vie, on ne se trompe jamais. Et si jamais on dit quelque chose qui ne plaît pas, et ça m’est déjà arrivé de le faire, on assume parce que c’est vraiment ce qu’on est. Ou alors, on n’a pas envie de montrer ce qu’on est. Mais moi, j’en ai envie.
Je n’ai jamais été embêté en interview ni même sur scène ni dans des discours de remises de prix parce que je ne fais que dire les choses très sincèrement et de la manière la plus authentique possible. Je ne prépare jamais ce que j’ai à dire. Parfois, même en interview, on me dit qu’on va m’envoyer des questions et je refuse parce que sinon, je vais y réfléchir et là, je ne serai plus moi-même. Je ne serais plus spontané. Du coup, c’est ce qui fait d’ailleurs que j’ai tout le temps de belles surprises, que mes interviews ne sont jamais les mêmes. Je ne m’ennuie pas, je peux faire 18 interviews à la suite, ça va peut-être me fatiguer à la fin de parler, mais je ne serai pas fatigué par le principe même de répondre à des questions. Je trouve que je suis chanceux qu’on me pose des questions. C’est assez inhabituel dans la vie normale, on ne demande pas à des gens plein de choses comme ça. Je prends ça comme un honneur. J’essaie d’être respectueux aussi des questions et des personnes, des médias et des différentes opportunités. J’essaie d’être respectueux vis-à-vis des gens qui font leur travail.
Voilà, l’authenticité pour moi et la sincérité des mots font que je ne m’ennuie pas, que je suis toujours à la recherche d’une idée (rires), j’aime me surprendre moi-même aussi, j’essaye de creuser parfois aussi. Il y a des questions où je me dis : « Tiens, c’est marrant ». Là, vous m’avez posé une question, je ne m’y attendais pas.
Laquelle ?
I.M. : Par rapport à la relation que j’entretiens avec les courts-métrages. C’est super et d’ailleurs, je vais me renseigner. Je vais vraiment recreuser parce que c’est vrai que je ne me suis pas souvent attardé sur les courts-métrages et pourtant, il y avait des très belles choses.
Qu’est-ce qui fait, pour vous, une bonne création sonore ?
I.M. : Pour moi, c’est un tout. Pour moi, la création sonore, c’est plein d’éléments. Il y a quand même la musique. Je suis musicien, donc la musique va avoir un rôle important. Comptent aussi la technique qui est utilisée, la manière avec laquelle on spatialise, la qualité de l’enregistrement, du son, la façon dont on arrive à bien distinguer les paroles, les mots. Comment on apprécie le tout, est-ce qu’on arrive à bien comprendre, est-ce que c’est tout le temps la même chose, est-ce que c’est monotone, est-ce que c’est monochronique ? Où est-ce qu’on respire ? Est-ce qu’on laisse l’oreille se reposer ? Est-ce quelque chose qu’on n’oublie pas ? D’ailleurs, la Semaine du son, c’est un peu en ça que le projet est militant. La démarche de Christian Higonnet est extraordinaire. Ce qu’il dit tout le temps, c’est que les oreilles n’ont pas de paupières, qu’on ne peut pas les protéger, donc c’est à nous d’être conscients de la manière avec laquelle on les protège. Et nos oreilles, c’est notre compréhension, c’est notre dialogue. C’est avec ça qu’on arrive à débattre, à avoir des émotions, à se comprendre, à se parler, à dialoguer, à se respecter. Et quand on ne sait pas écouter, on ne sait pas s’exprimer, on est irrespectueux. C’est pour ça qu’on coupe la parole des gens quand on n’écoute pas. Il y a des gens comme ça qui parlent, ils coupent la parole, ils ne font pas attention, ils n’écoutent pas suffisamment. Et on est de plus en plus confrontés à ça, je trouve, parce qu’il y a de moins en moins de conscience de l’importance des sons.
Vous avez vu là, les gens qui sont passés à côté de nous et qui ont fait du bruit ? Ils s’en foutent complètement alors qu’on discute. Les gens n’ont plus conscience du monde qui les entoure. On est tous focus égoïstement sur notre propre son, notre propre situation personnelle. On n’envisage plus tout ce qu’il y a autour de nous. Et ça, c’est très problématique.
Je pense que dans le cinéma, dans les courts-métrages, c’est important de systématiquement avoir un engagement là-dessus. Sinon, c’est l’horreur. Sinon, on se retrouve avec des films qui – malheureusement, ça arrive- comptent 2h de films dont 1h58 de musique.
Vous avez souffert de ne pas avoir été assez écouté ?
I.M. : On parle de musique ou on parle d’autre chose ?
On va dire qu’on parle de musique.
I.M. : Si on parle de musique, j’ai la chance d’être écouté. Je ne peux pas me plaindre. L’autre soir, à Cannes, j’étais devant 12.000 personnes. J’ai une chance incroyable. Je fais un métier qui est génial et j’ai la chance d’être écouté.
Propos recueillis par Katia Bayer