Après A 86 nord sortie 10, son précédent film qui se passait sur les toits d’Aubervilliers, le réalisateur Nicolas Boone présentait Aeroflux au festival Le Cinéma du Réel qui se tenait pour sa 46ème édition au Forum des images à Paris. Ce nouvel essai cinématographique de 42 minutes prend place autour de l’aéroport de Roissy Charles de Gaulle. Dans cette interview, Nicolas Boone nous raconte avec sincérité sa façon toute personnelle de travailler et sa vision d’un cinéma libre, libéré de certaines contraintes de productions imposées par l’industrie du court et du long-métrage.
Format Court : D’où vient ton désir de filmer certains territoires insolites, comme ici dans ce film Aeroflux autour de l’aéroport ?
Nicolas Boone : Après avoir tourné A 86 nord sortie 10, qui est un film en banlieue proche, je me suis dit que j’aimerais maintenant tourner en banlieue plus lointaine pour montrer un autre aspect. Avec mon vélo, je suis allé faire des repérages du côté de l’aéroport Charles De Gaulle. J’habite à Aubervilliers, l’aéroport représente le bout du RER B. J’ai essayé de faire le tour de l’aéroport. Je me suis rendu compte que c’était très difficile, qu’il n’y avait pas de chemins, que ce n’était absolument pas fait pour les vélos. J’y suis allé une vingtaine de fois. Ce qui m’intéressait, c’était d’aller où on ne va pas : entre les flux, dans les interstices, les angles morts, le hors champ, ce qui est caché et rendu invisible… Pour moi, le cinéma, c’est rendre visible l’invisible. Aller là où on ne va pas. Le cinéma, c’est voir. A 86 Nord sortie 10, c’est un film sur un territoire, un parcours par les toits d’Aubervilliers. Tous mes films sont des parcours géographiques. Écrire un film revient à marcher, explorer, rencontrer des gens, collecter des histoires, dessiner des circulations. Dessiner des cartes ou repérer, c’est déjà commencer à faire un film.
Comment est-ce venu dans ton parcours ?
N.B. : J’ai commencé le cinéma par la performance. Cette idée est restée. Au début, pour mes films il n’y avait pas de caméras. C’était le moment de tournage qui m’intéressait. Ensuite, ça a évolué mais le tournage est toujours resté essentiel : voir le film en train de se faire. Pour moi c’est important que la performance du tournage soit là. Dans mes films récents, je n’écris jamais les dialogues, ils sont improvisés. Ce sont des paroles « live ». Le tournage, pour moi, c’est le « live du film ». J’ai envie de créer des situations et qu’à partir de ces situations, le film s’écrive.
Pour Aeroflux, j’ai pédalé à la recherche de gens, j’ai roulé, j’ai senti l’espace mais je n’ai trouvé que des absences, que des flux. Dans mes films, il y a toujours beaucoup de monde. Ce sont des rassemblements, des foules. Ce sont souvent des films choraux. Or ici, je n’ai trouvé personne. Je n’ai trouvé que des machines vides, des chantiers vides, un camp de Roms abandonné. Parfois, je suis retourné cinq ou six fois sur un site. A un moment donné, j’ai senti comment filmer : j’ai installé une GoPro sur mon guidon. Je me suis dit qu’aller dans ce paysage avec une équipe technique, ce n’était pas possible. C’était trop risqué… Au début, je voulais amener des acteurs. Finalement, je me suis dit qu’il fallait travailler avec l’absence. Cette fois, les foules sont prises dans le flux, dans des boîtes : les voitures, les camions, les aéroports, les avions.
Le film est chapitré avec des cartes, comme si tu emmenais le spectateur dans une visite. Comment est venue cette idée ?
N.B : Quand j’ai commencé à travailler avec le monteur Philippe Rouy, je lui ai montré mes images ainsi que des captures des 19 relevés GPS de mes 19 parcours autour de l’aéroport. Il a eu l’idée d’en faire des chapitrages. Je les ai redessinés pour me les réapproprier. On a aussi augmenté les cartes d’autres relevés du paysage que j’avais fait pendant mes parcours : des listes de relevés de plaques d’immatriculation, des numéros de vol, des noms de communes, de lieux-dits, des codes postaux….
Tu parlais de la GoPro, on la voit parfois dans le film, notamment son ombre. Qu’est-ce qui te parle dans le fait de faire intervenir le processus de fabrication cinéma dans le film ?
N.B : C’est moi qui filme, caméra à la main ou embarquée. On le sent, on le voit. En installant la caméra sur mon vélo pendant les déplacements, on entend le vent de la vitesse, mon souffle, mon pédalier….. Mais je n’avais pas l’impression de filmer. J’oubliais qu’il y avait une caméra. Je n’avais pas l’impression d’être chef op. La caméra dessine le parcours. Tous mes choix sont arbitraires face au GPS autoritaire. Il y a souvent un combat entre le vivant et le non-vivant : le joggeur qui est avec son corps, avec sa joie, face au Terminal 2 programmé à recevoir un avion toutes les deux minutes. C’est quelque chose qui revient souvent dans le film. Le paysage technologique hyper régulé, précis, face à un corps qui souffle, hésite. Ça crée une dualité, dans laquelle le film se dessine. Plus je roulais, plus l’aéroport m’est apparu comme une frontière, qui ne refoulait pas que les sans papiers, mais tout ce qui n’était pas du flux marchant…
Comment composes-tu les équipes de tes films ? Comment choisis-tu tes partenaires ?
N.B : Avec Philippe Rouy, le monteur, ça fait très longtemps que l’on travaille ensemble. On s’entend bien, on a un rapport de confiance. Il est arrivé à un stade où j’avais commencé à isoler sur la time line différents moments du tournage. Ensuite, il a eu l’idée de mettre ces chapitrages, d’organiser le film en 19 chapitres. Ces 19 chapitres représentent 19 expériences différentes dans le paysage technologique de l’aéroport. Une fois, on passe en dessous, une autre, on passe dans un interstice, puis c’est la « rue brûlée », ou la piste cyclable avec le jogger batteur, ou encore le camp Rom. A chaque fois, ce sont des expériences différentes.
Est-ce que tu pourrais nous raconter ton rapport au court-métrage ?
N.B : Quand je fais un film, je ne me pose jamais la question de la longueur. Je fais des films, puis après, au montage, je me rends compte de sa durée. Là, il fait 42 minutes, avec Philippe, on a puisé dans toutes les images que j’avais. J’ai l’impression d’être loin des critères commerciaux ou industriels du court ou du long-métrage…. La longueur de mes films revendique une certaine liberté non formatée. Mes films sont spontanés, il n’ont pas de scénario. Je prends des notes, des photos, je cherche au fur et à mesure, en repérant, en tournant… J’installe ce que j’appelle un « dispositif à histoire ». Ici c’est le lieu du tournage, le vélo, la GoPro… Dans A 86 nord sortie 10, le dispositif était les toits d’Aubervilliers, accueillir des gens, des habitants non acteurs sur les toits. C’est ça qui était génial. A peine les gens montaient sur le toit, pris de vertige, ils hallucinaient, ils étaient bien là haut, au dessus de la ville. Ça leur faisait être « autre » et au niveau de la mise en scène, ça a très bien marché.
Considères-tu que tes films sont assez soutenus ? Quel est ton rapport avec les commissions ?
N.B : C’est une économie très fragile. Pour ce film, il y a deux financeurs : la Fondation des artistes, qui m’avait déjà suivi sur un film précédent et le CNAP (Centre Nationale des Arts Plastiques) qui est arrivé à la post-production et qui m’a permis de payer le monteur, toute la post-prod, l’étalonneur, les exports… L’argent est arrivé après. C’est une économie qui se régénère mais qui reste très fragile. C’est peut-être la condition de faire un cinéma complètement libre comme le mien. C’est pour ça que je suis très heureux d’avoir été sélectionné au festival Le Cinéma du Réel. Le film a été vu !
Propos recueillis par Damien Carlet