La Mécaniques des fluides, César 2024 du meilleur court métrage documentaire, est un film magnétique et un essai cinématographique atypique. Entre captures d’écrans et animations 3D, c’est un récit hybride aussi bien immersif qu’hypnotique. Le film débute avec une lettre de suicide trouvée sur un forum Reddit, d’un incel, une communauté formé principalement d’hommes, involontairement célibataires et réunis par une haine commune des femme, nommé Anathematic. La réalisatrice, Gala Hernández López, tente de lui répondre et développe une réflexion énigmatique autour des relations numériques et de l’impact des algorithmes dans nos rapports amoureux. Dans cet entretien, elle revient sur les origines du film, ses projets futurs et la perception de sa propre pratique.
Format Court : Comment le film s’inscrit-il dans vos travaux de recherche ?
Gala Hernández López : J’ai fait La Mécanique des fluides dans le cadre de ma thèse de doctorat en recherche-création, à l’université Paris 8, qui porte sur la capture d’écran comme geste médiatique et son utilisation dans l’art et le cinéma post-internet, par différent.e.s artistes. Le film s’inscrit dans cette démarche de recherche-création, c’est-à-dire interroger par la pratique des hypothèses théoriques afin de les peaufiner, de les mettre à l’épreuve. Il fallait que dans ce cadre, je fasse un film qui utilise les captures d’écrans entre autres (parce qu’il n y a pas que ça dans le film). C’est un film financé en partie par l’EUR ArTeC qui est une école universitaire de recherche et un petit peu par Paris 8, puis par le CNC.
Ce film a-t-il pu vous aider à avancer dans votre thèse ?
GHL : Oui, parce que la mise en pratique de mon objet de recherche fait que je me suis confrontée à des questions précises auxquelles je ne me serais jamais confrontée. Quels logiciels utiliser, comment les paramétrer ? Qu’est-ce que c’est exactement une capture? Quel est le geste concret de capturer, à quel moment je commence, à quel moment j’arrête la capture ? Qu’est-ce que je suis en train de capturer concrètement ? Plein de choses qui se posent que, je pense, j’aurais un peu survolées si j’avais fait un manuscrit uniquement théorique. Puis aussi, au-delà de ces questions plus précises, pourquoi avons-nous besoin de la capture, à quoi sert-elle ? Qu’est-ce qu’elle vient capturer que d’autres moyens de prises de vues ne peuvent pas obtenir ? Cette spécificité de la capture d’écran, je pense que je l’ai comprise ou appréhendée beaucoup mieux en réalisant le film.
Et dans cette dynamique, comment s’est articulée l’écriture du film ?
GHL : Je devais faire un film, ça je le savais dès le départ. J’avais proposé quelques idées, pendant mon parcours de thèse, de films que je ne réaliserais peut-être jamais. À un moment donné, j’avais pensé à en faire un sur les collapsologues et Doomsday Preppers, une communauté d’hommes et de femmes qui se préparent pour la fin du monde. Je pense que finalement, le sujet du film s’est imposé dans le sens où celui dont j’avais envie de parler, dont je sentais que j’étais touchée personnellement, était de partir de mon expérience intime des écrans et d’internet. À ce moment-là de ma vie, quand j’ai commencé à écrire le film, c’était notamment les applis de rencontres que j’utilisais énormément. Je me suis dit que je pouvais faire converger mes intérêts théoriques de recherche avec mes préoccupations intimes, personnelles. Petit à petit, ça a évolué, les incels sont apparus, Anathematic aussi, mais tout ça est venu plus tard. Au départ, c’était vraiment un film sur Tinder que je voulais faire.
La rencontre avec la lettre de suicide d’Anathematic (personnage central du film ndrl) est donc arrivée bien plus tard ?
GHL : Au départ, j’avais fait des entretiens avec pleins d’utilisateurs d’applis de rencontres pour faire une sorte de terrain ethnographique. J’avais mis une publication sur mes réseaux sociaux en disant que je recherchais des utilisateurs d’applis de rencontres pour participer à un projet de recherche. J’ai commencé à faire des entretiens où je posais toujours les même questions que j’enregistrais. Je pensais que j’allais faire quelque chose avec ces vidéos mais finalement, lorsque je les regardais, je me disais que ce n’était pas très intéressant cinématographiquement. Je me questionnais sur comment donner une forme plus narrative et plus intéressante d’un point de vue dramaturgique au film. En parlant avec mes amis, en réfléchissant beaucoup, je me suis rendue compte que j’avais besoin de fictionnaliser ou en tout cas d’appliquer des codes de fiction avec un personnage, un objectif, quelque chose de l’ordre de la mise en récit conventionnelle pour que le film prenne une forme plus intéressante. Je n’avais pas envie de faire un reportage sur les applis de rencontre. En même temps, je ne voulais pas être le personnage, faire une auto-ethnographie, me mettre au centre complètement (même si je le suis un peu), je n’avais pas envie de raconter mon histoire. En cherchant un personnage et un récit pour mettre tout ça en ordre, je suis tombée sur les incels, qui, pour moi, incarnaient un peu toutes les questions sur lesquelles je voulais parler par rapport aux applis de rencontres. Je voulais évoquer la solitude connectée, comment le numérique nous a atomisés, a fragilisé nos manières de créer des relations, nos manières de tomber amoureux, nos affects. Je trouvais que les incels étaient une bonne porte d’entrée pour parler de ces questions-là, justement, par rapport à ce qui fait leur identité qui est le célibat, la solitude, … . Quand j’ai commencé à faire des recherches sur la communauté incel, je suis tombée sur Anathematic et sur sa lettre, je me suis dit que c’était une bonne idée de lui répondre et d’en faire un film.
Par rapport au travail de la capture d’écran et des images d’archives, quel était le processus de traitement de tout ce matériel ?
GHL : Le film est composé de plein de régimes d’images différents : des captures d’écrans de Twitch, de livestreams, de Google Earth, de Google Maps, de Google Street View et de différents sites. Il y a des animations 3D que l’on a faites pour le film, que l’on a créées nous-même (deux séquences concrètement). Il y a des vidéos que l’on a téléchargées de YouTube, ainsi que quelques extraits de films de cinéma, de fictions et des archives un peu plus anciennes que l’on a aussi trouvées sur internet. J’avais écrit une première version de la voix off lorsque j’avais lu la lettre d’Anathematic. Je m’étais lancée dans une sorte de réponse de manière un peu intuitive, ce qui a fait que 80% de la voix off était déjà écrite dès le départ. Ensuite, on a commencé à monter à partir de cette voix off qui était une sorte de squelette qui faisait une structure du film, qu’après on a remaniée, restructurée. Une grande partie du film était donc déjà là. Pendant que le monteur montait d’après mes instructions et la voix off, moi je continuais à rechercher des images. J’en trouvais qui me plaisaient, qui me touchaient, … . Parfois, il arrivait aussi que j’invente des séquences ou que j’écrive une partie de la voix off pour inclure des images que j’avais trouvées en faisant des recherches sur YouTube ou autres. Je pouvais aussi trouver des textes, des posts de incels que j’aimais bien et que j’avais envie d’inclure, comme par exemple des poèmes.
Il y a une forme de saturation visuelle, informationnelle, hypnotique. Je cherchais à ce que ça aille vite et à un peu assommer le spectateur avec ce flux d’images, de voix et de discours, que ce soit immersif comme expérience.
La Mécanique des fluides est le premier volet d’une série de films, le deuxième (For Here Am I Sitting In A Tin Can Far Above The World, 2024) aura sa première mondiale à la Berlinale (Forum Expanded). Que pouvez-vous dire sur ce projet ?
GHL : C’est une trilogie de films où je m’intéresse à différentes communautés virtuelles qui ont un lien plus ou moins direct à des technologies spécifiques. Ce qui m’intéresse, c’est de sonder les imaginaires qui circulent au sein de ces communautés, les symboles, les récits, en fait les fictions et les croyances que ces personnes partagent. Il y a les incels et leur lien avec les applications de rencontres et avec les algorithmes YouTube, toutes ces questions que je me posais dans La Mécanique. Dans le deuxième film, je parle d’une autre communauté : les extropiens. Elle n’existe plus aujourd’hui, mais c’est une des premières communautés virtuelles qui a existé. Je parle des débuts d’internet quand la manière de créer des communautés se passait à travers des mailing lists. On est à la fin des années 80, au début des années 90, à la Silicon Valley, en Californie. C’est également une communauté principalement masculine qui se caractérise par des croyances transhumanistes : c’est-à-dire qui croit à l’amélioration, l’optimisation de l’être humain par la technologie, le progrès et la science. Ils s’intéressent donc à des questions comme la colonisation de l’espace, l’immortalité, les nano-technologies, l’ingénierie génétique, la cryogénisation, la lutte contre le vieillissement, l’intelligence artificielle, toutes sortes de questions liées un peu à l’univers de la science-fiction. Des gens très techno-optimistes qui misent beaucoup sur l’avenir. Ces gens-là, même si la communauté n’existe plus telle quelle, sont encore en vie et beaucoup d’entre eux occupent des postes importants dans des grandes entreprises à la Silicon Valley. Par exemple, le fondateur des extropiens est le CEO de Alcor, qui est la plus grande entreprise de cryogénisation active aujourd’hui dans le monde. Je m’intéresse à cette communauté et à toute cette série de discours qui circulait à l’intérieur et plus concrètement, à un personnage qui s’appelle Hal Finney qui a été une personne importante dans la communauté et qui est aujourd’hui cryogénisé (en attente d’être réanimé ou éveillé lorsque la science le permettra). Je parle de cette personne qui est un personnage réel, historique et qui a été aussi le premier à recevoir dans l’histoire des bitcoins une transaction de bitcoins de la part de son créateur Satoshi Nakamoto. Je traite donc beaucoup des liens entre les cryptomonnaies, les extropiens et la cryogénisation.
Et sur quoi portera le troisième volet ?
GHL : Le troisième volet, que je suis en train de tourner en ce moment, est sur la communauté crypto en Espagne. Encore une fois, ce sont des communautés toujours principalement composées d’hommes qui sont très enthousiastes vis-à-vis des cryptomonnaies et des promesses d’avenir que ces technologies leur offrent. Je fais également le rapprochement historique entre la crise financière de 2008 et le moment présent.
Dans vos prochains projets, souhaitez-vous continuer à travailler l’essai cinématographique en vous approchant du documentaire tout en essayant de le réinventer ?
GHL : C’est une question qui me traverse beaucoup en ce moment. J’ai été contactée par la SCAM qui m’avait demandé d’écrire un texte pour une série d’articles qui s’appelle « Comment transposer le réel ? ». Je me suis vraiment posée la question : « est-ce que je considère mes films comme du documentaire ? » C’est vrai que je ne suis pas particulièrement attachée à la distinction fiction/documentaire. Je pense qu’idéalement, à l’avenir, j’aimerais bien arriver à trouver une forme et une poésie singulière qui m’appartiennent et qui puissent peut-être se passer de ce genre d’étiquette. En tout cas, je pense que je vais toujours avoir un point de départ documentaire parce que j’ai vraiment du mal à imaginer des projets complètement de fiction qui viennent du néant, qui surgissent totalement d’une construction imaginaire. J’ai du mal personnellement avec cette démarche qui, en plus, ne m’intéresse pas trop. Mais après, tout en ayant un point de départ documentaire, je me pose la question de comment m’éloigner de ce réel, comment lui donner une forme, un récit avec des éléments de fiction en n’ayant pas peur de le manipuler, de le transformer et de jouer avec cette matière réelle ? Je pense que c’est ça qui m’intéresse.
Propos recueillis par Garance Alegria