Julia Kowalski est réalisatrice. Elle a réalisé en 2023 J’ai vu le visage du diable, un court-métrage qui suit une jeune femme, Majka, torturée par son homosexualité, qu’elle perçoit comme un signe de possession. Elle décide alors de se faire exorciser. Ce film, qui s’inspire de la réalité des pratiques d’exorcisme en Pologne, mêle esthétique documentaire et surnaturel. Il fut présenté à de nombreux festivals, dont Cannes à la Quinzaine des Cinéastes, a remporté le Prix Jean Vigo du court-métrage et est en lice aux César 2024. Rencontre.
Format Court : Quel est le point de départ de ton travail sur cette fille que l’on voit se battre contre son homosexualité ? Est-ce cette dimension qui t’a intéressée ou la question de l’exorcisme ?
Julia Kowalski : Depuis quelques années, je prépare mon deuxième long-métrage : c’est l’histoire d’une jeune fille qui est convaincue d’être possédée. Dans ce film, il y avait initialement un exorcisme. Afin d’écrire ce film, j’ai donc enquêté sur le sujet et je me suis rendue compte de cette manière que la pratique de l’exorcisme était ultra répandue en Pologne de nos jours. Je me suis donc dit : « Incroyable ! Je vais enquêter un peu plus là-dessus en profondeur ! ». Au départ, je voulais en faire un documentaire, évidemment avec mon prisme principal, qui est qu’une jeune fille est convaincue que son homosexualité est quelque chose de démoniaque.
J’ai rencontré des dizaines de filles qui étaient passées par là et des prêtres qui étaient partants pour être filmés, mais je me suis retrouvée confrontée à un mur, qui était la hiérarchie ecclésiastique : il y a une confrérie des exorcistes de Pologne qui dépend du Vatican ; on ne peut pas faire ce qu’on veut. Quand j’ai fait les démarches officielles, je me suis retrouvée confrontée à ce mur : le nouveau coordinateur en chef des exorcistes de Pologne s’est révélé assez inaccessible et quand je l’ai rencontré, il m’a dit : « Je suis d’accord pour que tu fasses un film, mais pas celui que tu veux ! » Il était presque partant pour que je fasse un film de propagande, quoi ! Ce n’était évidemment pas mon sujet et donc, avec mes producteurs, on s’est dit : « Bon bah, on passe à la fiction ! ». C’est donc devenu un film de fiction, mais qui est très empreint du documentaire, parce que, à part les deux personnages principaux, ce sont des gens qui jouent leurs propres rôles. On a évidemment filmé dans les vrais lieux où ça se passe. Les paroissiens sont de vrais paroissiens, on a plein de scènes dans le film qui sont des scènes documentaires, mais les scènes d’exorcisme sont fausses.
Par ailleurs, dans une autre vie, j’ai été JRI [Journaliste Reporter d’images] pour Arte et j’ai fait un documentaire sur l’homophobie en en Pologne. J’ai donc découvert les exorcismes et thérapies de conversion et, depuis, ça m’habite pas mal.
L’idée première était donc l’exorcisme, la question de l’homosexualité est donc venue après, en creusant ?
J.K. : Tout à fait !
L’exorcisme est effectivement un service officiel du Vatican, qui existe ailleurs qu’en Pologne : est-ce que tu as l’impression qu’il y est si important, que c’est si massif, ou que ce sont uniquement des îlots ?
J.K. : Non, non, c’est extrêmement massif. Mon premier rendez-vous avec un exorciste, c’était il y a un peu moins d’un an. Il avait un sanctuaire de santé, qui avait parfaitement pignon sur rue. Quand je suis sortie, il y avait des dizaines de personnes qui attendaient pour des séances d’exorcisme l’heure d’après. Il y a vraiment des centaines de personnes par semaine qui se font exorciser.
Après, ça a effectivement été fait dans le monde entier : mon film, par exemple, cartonne au Brésil, parce que c’est un pays très pratiquant où l’exorcisme est très fréquent. C’est très méthodique, on ne fait pas n’importe quoi : il y a un rituel très précis. Il y a d’abord la litanie des saints, des questionnaires psychologiques… J’ai essayé dans le film de respecter ça, même si j’ai « squeezé » des étapes. Mais ça se fait comme ça de manière très ritualisée et ordonnée.
Est-ce que les personnes qui ont recours à l’exorcisme le font essentiellement pour des questions d’orientation sexuelle ou d’identité de genre ou pour des raisons beaucoup plus diverses ?
J.K. : Moi, c’était mon axe. Après, je n’ai pas les statistiques en tête, parce que je n’ai pas fait de travail sociologique, mais j’ai quand même rencontré beaucoup de gens et tout le monde trouve ça normal quand je fais des festivals. En Pologne, il y a même des gens qui ne voient pas la dimension critique du film. Ici, les gens trouvent normal que des gens fassent un exorcisme pour des questions de sexualité. Mais ce n’est pas l’unique raison.
Après, de ce que j’ai vu dans mes repérages, il y a deux types d’exorcistes : ceux qui disent que tout est bon à exorciser et ceux qui disent que les cas de possessions sont rares. Il y a des gens qui viennent pour tout type d’addiction (alcool, drogue, adultère…). Après, on peut évidemment y voir du charlatanisme, mais moi j’ai vu des choses quand même qui dépassent l’entendement. C’est pour cela que je n’avais pas envie de montrer du doigt et de critiquer bêtement : ça n’avait aucun intérêt et je trouve le film beaucoup plus fort si chacun peut se positionner par rapport à ça. La plupart des prêtres que j’ai pu rencontrer étaient des gens qui pensaient véritablement faire le bien en faisant des actes de torture. Je trouvais cela beaucoup plus fort de montrer des gens qui font des choses horribles en étant convaincus du bien que ça provoquerait.
Comment a évolué l’écriture du scénario, notamment sur la question de cette relative neutralité du film, qui ne conclut pas à la place du spectateur ou de la spectatrice ?
J.K. : Très vite, j’ai écrit dans ce sens. J’avais autant besoin qu’on s’attache au prêtre et à l’héroïne. Qui suis-je, moi qui viens de l’extérieur pour dire : « Oh là ! là ! Quelle bande de connards qui exorcisent des jeunes filles ?! ». Ce serait une position bien prétentieuse et je n’avais pas du tout cette volonté-là. Dans l’écriture, j’ai instauré ce doute avec mon héroïne, qui se pose la question de savoir si elle vit ça réellement ou si c’est un fantasme. C’était très important pour moi qu’elle ne soit pas si bête, qu’elle se pose aussi des questions de distance par rapport à tout ce qu’elle vit, que tous les personnages soient intelligents.
Par ailleurs, je pense que, qu’elle soit possédée ou non, ce n’est pas le sujet du film. Le sujet, c’est la croyance, l’auto-conviction et l’auto-endoctrinement.
L’autre chose qui permettait de garder cette distance, c’était le casting. Pour Majka, je n’ai pas du tout hésité, mais pour le prêtre, j’avais un premier comédien, qui me plaisait beaucoup, mais qui avait une forme de perversité qui n’était pas nécessaire et même était contre-productive. De toute façon, en voyant un prêtre qui pratique un exorcisme et qui se retrouve seul avec un enfant de cœur, tout le monde peut se poser plein de questions. Il fallait donc quelqu’un qui incarne une immense bonté et quelqu’un qui avait aussi une faille en lui. On a donc construit toute une backstory du personnage du père Marek, qui n’apparaît pas du tout dans le film, avec une histoire d’enfant qu’il n’a pas pu sauver, une fracture qui le rendait touchant et qui faisait qu’il devenait évident pour lui qu’il devait sauver Majka. C’était très important d’avoir des personnages doubles, qui ne sont ni bons, ni mauvais, mais qui font ce qu’ils doivent faire.
Ensuite, le tournage s’est déroulé très très vite. On a décidé en automne 2022 de faire une fiction. J’ai rencontré Maria Wróbel[qui joue Majka] en novembre et on a commencé le tournage le 3 ou le 4 janvier, pendant huit jours. Le 3 mars, on l’a envoyé à Cannes ; le 5 mars, on savait qu’on était à la Quinzaine [des Cinéastes]. Ca a été très vite financé par le CNC : on a eu la contribution financière du premier coup et on s’est dit : « Ok, ça suffit, on ne cherche pas plus d’argent » et on a tourné très très vite.
Pour la direction d’acteurs, je n’ai pu voir Maria physiquement que 3 fois en deux mois. Donc on a instauré, en plus des répétitions en présentiel, des vidéos qu’elle devait m’envoyer chaque semaine avec chaque fois un nouveau « devoir à faire ». Je trouve que ça désinhibe vachement. Qu’elle se filme seule dans sa chambre lui permettait d’aller hyper loin, ce qu’elle n’aurait peut-être pas osé faire devant moi. Maria et Wojciech Skibiński [qui joue le père Marek] avaient plein de choses à faire, mais on s’était vraiment énormément préparé, d’autant plus qu’on n’avait que huit jours de tournage, avec de la pellicule donc pas beaucoup de prises.
À ce propos, pourquoi le choix de la pellicule ?
J.K. : Je trouve que ce n’est vraiment pas du tout la même chose que le numérique. Il y a quelque chose d’organique, de vivant, de grouillant, qui était pour moi nécessaire à ce film-là, parce que cette histoire de possession, c’est ce qui grouille dans sa tête. Ça rendait le film beaucoup plus charnel et viscéral. J’ai aussi un attachement personnel à la pellicule et je pense que ce n’est pas du tout un surcoût. Je suis un peu psychorigide du découpage, j’ai des idées très précises en tête et, du coup, finalement, sur le plateau, on ne tourne pas beaucoup de plans.
Est-ce qu’on peut revenir sur le choix des personnes non actrices ? La foule des messes était des personnes qui était déjà là ?
J.K. : Alors, nous avons filmé deux messes : la première messe, c’est une vraie messe que nous avons filmée en documentaire. Pour la deuxième, on a proposé à tous les paroissiens de la première messe de venir. Ils sont venus massivement : c’était de vrais paroissiens locaux.
Les paysages autant que les personnages participent aussi de l’ambiguïté du film. Comment as-tu choisi les lieux ?
J.K. : Les lieux, pour moi, sont aussi importants que les acteurs. Je suis partie trois semaines en repérage. Je vais d’abord chercher les églises : j’en ai visité une centaine. Il fallait les trouver les deux bonnes, puisque c’est un binôme d’églises, avec la paroisse principale où il y a les messes et la chapelle où se déroulent les exorcismes. Ces chapelles sont vraiment des endroits qui sont un peu hors du temps, un peu paumés.
Ensuite, j’ai cherché les paysages naturels, avec cette dimension grouillante et vivante qui pour moi est aussi à l’image de ce qui l’habite [Majka]. Ce qui l’habite, c’est le vivant, c’est son désir homosexuel, c’est la vie, comme la nature. Après, il y a un plan où j’ai fait venir des lamas ! Peu de gens les voient. C’est un peu le grand jeu des projections : « Qui a vu les lamas dans le film ? » Je voulais des animaux bizarres, qui n’avaient rien à faire là. Il se trouve que des fermiers pas loin avaient des alpagas. Ils les ont amenés sur la montagne en charrette, c’était complètement fou ! Je trouve ça génial qu’on ne les voit pas vraiment. Je ne voulais pas que ce soit des évidences, je voulais qu’on se dise « Est-ce que j’ai bien vu ce que j’ai vu ? ».
Sur la question de la nature, il faudrait aussi parler du traitement des couleurs, qui participe aussi du côté mystérieux et magique du film…
J.K. : C’est encore une fois la pellicule qui permet des camaïeux de gris, de bleu… Il y a deux types de pellicules. Il y a de la T 500, qui est la pellicule basique de Super 16 ; on avait aussi deux bobines de pellicule inversible. On changeait le magasin de la caméra chaque fois que l’on voulait faire des plans destinés aux scènes oniriques. Parfois, on doublait la prise. On n’avait que des deux pellicules de trois minutes [d’inversible], donc on avait très très peu de rushes. On n’a pas pu tester et on ne savait pas quel serait l’effet. On pensait avec mon chef op [Simon Beaufils] que ce serait un traitement croisé des couleurs et que ce serait vraiment plus flashy. Au final, c’est presque la même chose. C’est un poil plus poussé, un poil plus saturé, mais ce n’était pas grave, tout ne résidait pas là-dessus. Au départ, on avait vraiment imaginé que le rendu de ces rushes-là serait vraiment très différent, mais je suis quand même très contente du rendu.
Quelle a été la réception du film ?
J.K. : C’est assez démentiel ! Le film cartonne partout ! Depuis la première projection à la Quinzaine des cinéastes à Cannes, il enchaîne les projections dans le monde entier. C’est assez fou : il a plein de prix. Moi, je ne l’accompagne pas trop parce que j’ai envie de me consacrer sur la suite, c’est-à-dire le long-métrage dont était issu ce film au départ. Ce n’est pas l’histoire de Majka, mais c’est quand même une jeune femme qui est convaincue d’être possédée : c’est une famille polonaise en France, dans la campagne française. Donc ce n’est pas exactement la même histoire, mais c’est la même esthétique, avec la même comédienne principale. On tourne en fin d’année 2024 : vous découvrirez donc ça bientôt !
Propos recueillis par Julia Wahl
Article associé : la critique du film