En sélection à la Semaine de la Critique, Contadores nous entraîne dans le mouvement ouvrier espagnol des années 1970 et nous conduit à nous interroger sur la force du collectif.
Produire et militer
Avril 1978, Guipuscoa, Pays basque espagnol. Des doigts sur des tours, d’autres sur des machines à écrire. Le principal syndicat d’une usine de compteurs d’eau vient, après des semaines de négociation, de signer un accord salarial avec la direction. Les ouvriers et ouvrières se divisent sur la démarche à suivre : accepter les accords ou continuer la mobilisation ? À l’usine comme à la maison, les débats s’enchaînent.
Le film de Irati Gorostidi Agirretxe rend un bel hommage au travail des métallurgistes, en filmant au plus près les mains sur les machines. En écho à ce travail de précision, des mains semblables tapent des tracts à la machine à écrire. Produire ou militer, ces gestes semblent les deux faces d’un même métier, qui épuisent celles et ceux qui l’exercent. D’où le dilemme qui vient diviser les ouvriers et ouvrières.
L’un des intérêts du film est de montrer l’inversion du rapport de domination, non pas entre l’ouvrier et son patron, mais entre l’ouvrier et son outil. Ce dernier est filmé en plans rapprochés, entouré de doigts qui semblent le servir plus que s’en servir. Qu’il s’agisse du tour ou de la ronéo, les gestes sont précis, mais répétitifs, et les mains s’agitent sans laisser de place aux corps qui les animent. Les ouvriers sont anonymisés, fondus dans un collectif qui laisse peu de place à l’individualité. Les bleus de travail se succèdent, des plans fixes captent des visages uniformes, difficiles à discerner.
Unité ou uniformité ?
Cette apparente uniformité est battue en brèche par les divergences stratégiques du mouvement ouvrier. Si Contadores s’ouvre sur les doigts d’un ouvrier qui a repris le travail, le plan suivant saisit ses collègues sillonnant l’usine en silence et à pas lents, en signe de protestation. L’immobilité des un.es s’oppose au mouvement des autres, qui se déplacent dans les ateliers à la manière d’un gigantesque serpent. Un plan fixe fait défiler les visages, peu identifiés, des réfractaires, à la manière d’une marche funèbre.
Le seul moment où les personnages se singularisent est celui qui rassemble, dans la chambre d’un appartement, quelques militants et militantes qui débattent de l’issue de leur mouvement. Les deux espaces du film, l’appartement et l’usine, fonctionnent en effet en miroir inversé : alors que l’usine est sombre et baignée dans des tons froids, le papier peint et la lumière de l’espace intime crée un univers chaud dominé par l’ocre. Le son des machines, seul bruit perceptible sur le lieu de travail, laisse place aux voix humaines qui débattent. Ainsi, l’espace intime semble véritablement celui de l’humanité, de la revanche des êtres humains sur la réification dont ils sont l’objet au travail. La caméra fait quelques plans rapprochés sur les visages, avant de se focaliser à nouveau sur des doigts qui manient la ronéo avec souplesse. Cette scène a quelque chose de La Chinoise, une Chinoise sobre et humble, qui montre sans fioriture les questions qui divisent le monde ouvrier.
L’objet de ce film était de rendre compte de l’atomisation d’un monde ouvrier désenchanté, qui ne parvient plus à s’entendre sur ses revendications et reprend le travail malgré des semaines de mobilisation. L’uniformisation créée par les plans fixes devient cependant polysémique : si elle peut signifier la réification des travailleurs et travailleuses induite par le travail à la chaîne, elle nous montre aussi, par-delà les différences tactiques, un monde qui reste unifié. L’uniformité peut alors céder la place à l’unité.
Une esthétique documentaire
La réalisatrice espagnole Irati Gorostidi Agirretxe avait également réalisé, avec Mirari Echávarri, San Simón 62, un film documentaire sur la retraite de leurs mères dans une communauté new age de Navarre, peu après la mort de Franco. Ce film de vingt-neuf minutes se singularisait également par sa grande précision dans la façon de filmer les gestes. Dans San Simón 62 comme dans Contadores, Irati Gorostidi Agirretxe montre un grand intérêt pour la période de l’après-Franco et pour le genre documentaire. Dans Contadores, en effet, les plans rapprochés sur les mains des ouvriers et les outils qu’ils manient participent d’une impression de film documentaire, comme si la réalisatrice avait mis à jour des archives. De même, des photos de presse de l’époque sont exhibées comme autant de documents qui viennent informer les luttes ouvrières de l’époque. L’image de Ion de Sosa, toute en simplicité, s’inscrit dans ce registre.
Contadores vaut essentiellement pour cette précision et cette opposition entre les espaces intime et public. La sobriété et le refus de l’esthétisation des luttes participent de cette esthétique documentaire, qui nous fait suivre avec attention les débats qui divisent les ouvriers et ouvrières métallurgistes.