Pour sa 38eme édition, le festival de Clermont-Ferrand a consacré un focus mettant à l’honneur Taïwan à travers une rétrospective de courts-métrages qui, malgré la diversité de genres et supports, s’interrogent tous sur l’identité du pays et questionnent des problèmes sociétaux. Objet de propagande sous contrôle de l’État pendant plusieurs décennies, le cinéma taïwanais s’est réinventé dans les années 1980 pour donner une vision authentique de l’île. On s’intéresse ici à la manière dont trois court-métrages, héritages de cette Nouvelle Vague, représentent et explorent une idée de leur pays, parmi animation, fiction et documentaires.
Last Year when the train passed by, Pan-Chuan Huang (2018)
Contempler les paysages à travers la vitre d’un train ou d’une voiture prête souvent à la rêverie. Les habitations qui défilent sous nos yeux nous paraissent toujours intrigantes. On ne peut s’empêcher de projeter notre curiosité sur les habitants de ces maisons : Qui sont-ils ? Que font-ils en ce moment même, entre ces murs que je longe à une vitesse folle ?
Dans ce court-métrage documentaire, lauréat du Grand Prix international du festival de Clermont-Ferrand en 2019, le réalisateur Pan-Chuan Huang cherche à répondre à ces questions en allant à la rencontre des habitants de la campagne taïwanaise qui vivent près des rails. Le cinéaste apporte à ces derniers une photographie de leur maison, date et heures notées, prise depuis la vitre du train, et leur pose la question suivante : « Souvenez-vous de ce que vous faisiez lorsque j’ai pris cette photo ? »
Le court-métrage mêle différents supports entre photographie argentique et prises de vue réelles filmées en caméra super 8. L’image crépitante dont on peut percevoir les grains et « ratés » de la pellicule provoque un ton mélancolique qui renvoie aux souvenirs contés par les habitants. Ces derniers sont filmés en caméra portée, tout comme leurs maisons et quartiers, et nous paraissent plus proches que jamais. Les récits des habitants s’entremêlent avec l’identité du pays, certains évoquent leur enracinement à travers les générations, d’autres chantonnent un chant militaire propagandiste qui évoque le passé de Taïwan, colonisé par le japon jusqu’en 1945, puis régi par la loi martiale du parti nationaliste jusqu’en 1987.
Les profils interrogés sont des hommes, souvent assez âgés, qui reviennent sur leurs vies passées, leurs occupations, leurs familles, leurs quotidiens et parfois leurs rapports au passage du train. Les premiers mots entendus sont toujours illustrés par une photo de la maison prise depuis le train, donnant cette impression qu’on écoute leurs histoires depuis notre siège. La vidéo pénètre ensuite davantage dans l’intimité des personnages en nous montrant l’intérieur des maisons, les visages, les alentours et une multitude de détails filmés par l’œil perçant du réalisateur. Le réalisateur nous plonge également dans l’intimité du pays à travers ces images en apparence prosaïques.
Un plan retient particulièrement l’attention : celui d’un homme assis sur une chaise en osier dans son salon, situé à gauche du cadre. Il explique que la chaise similaire en osier, vide, qu’on observe à droite du cadre, était celle de sa femme décédée un an plus tôt. Cependant, ni le ton employé de l’homme, ni le montage du film, n’est dramatique ou larmoyant. L’émotion ressentie réside plutôt dans la sincérité et simplicité par laquelle il nous livre son témoignage.
Les touches d’humour sont également présentes, notamment grâce à la relation entre filmeur et filmé que Pan Chuan Huang décide de faire paraître. Ce dernier ne montre jamais son visage, mais laisse entendre sa voix et établit un dialogue avec les hommes, plus ou moins marqué selon les profils. Une complicité apparaît parfois et apporte à la fois légèreté et profondeur au film.
Les échanges sont séparés par des vidéos de paysages filmés depuis le train. Le film se confond alors en un voyage, où Pan Chuan Huang prend le temps de faire plusieurs arrêts pour immortaliser des détails, histoires et souvenirs qui forment une archive précieuse sur la mémoire de Taïwan.
Ces passages transitoires sont accompagnés par la musique de Lim Giong, talentueux compositeur taïwanais de Millenium Mambo réalisé par Hou Hsiao-Hsien dont la mélodie mélancolique accentue l’aspect poétique du court-métrage.
Noon, Cindy Yang (2015)
Après avoir voyagé dans le paysage rural de Taïwan, le court-métrage d’animation Noon réalisé par Cindy Yang nous plonge dans l’atmosphère urbaine de Taipei. Ici, la ville s’éveille au rythme des stands de nourriture. On commence tranquillement avec la préparation des plats, puis quand le curry est servi, tout s’accélère. Le montage extrêmement dynamique des plans serrés sur les assiettes, les rames de métros bondées ou les visages animés retranscrivent la vitesse effrénée de la matinée. Cependant, un personnage contraste avec cette agitation : la figure d’une jeune fille endormie dans sa chambre qui offre un moment de suspension hors du temps, une respiration avant le retour de la course urbaine.
Le court-métrage, aussi dense qui la ville qui est dépeinte, ne dure que trois minutes. On voyage cette fois-ci à travers une expérience sensorielle créée par les bruitages urbains (ici de l’huile qui frit dans une poêle ou le grondement du métro) ainsi que par des visuels, comme des vapeurs qui s’échappent de plats alléchants. Les dialogues n’existent pas ; à l’inverse de Last year when the train passed by, on ne se concentre pas sur la profondeur des personnages mais davantage sur des sensations pour seulement retenir l’atmosphère de la ville.
La diversité des deux courts métrages nous permet d’explorer à travers des expériences et ressentis différents l’idée qu’un réalisateur souhaite nous transmettre de son pays ou de sa ville, (exploration d’identité à travers des habitants ou la densité d’une ville à travers l’omniprésence de la nourriture).
Séance familiale, Cheng-Chui Kuo (2008)
Lorsqu’une émission de télé réalité française sonne à la porte d’une famille taïwanaise en leur proposant de filmer leur routine pour gagner 10.000 euros dans un concours, celle-ci accepte malgré leur inconfort avec la caméra. Pourtant l’appareil devient peu à peu un objet de confidence pour les différents membres de la famille. Derrière l’union et les personnalités comiques du cercle familial, on découvre peu à peu que la fugue d’un fils homosexuel causée par l’intolérance des parents (ou que la fugue d’un fils causé par l’homophobie des parents) pèse sur le foyer.
Après l’humour et la légèreté apparente des premières minutes du film, un mal-être émerge progressivement du fleuve tranquille familial par l’intermédiaire de la caméra. Le beau tableau s’écroule et on est d’autant plus touché par la révélation finale que la proximité créée par la forme de télé-réalité nous avait rendu la famille sympathique et familière. Les personnages semblent s’adresser directement à nous, spectateurs, à travers la caméra subjective, brisant ainsi toute forme de distance. Le couple auquel on s’est attaché nous paraît soudain monstrueux. Le réalisateur mêle différents genres, entre comédie et drame, avec virtuosité et parvient à manipuler le spectateur.
Malgré cette révélation, on ne peut s’empêcher d’être touché par les remords et la souffrance des parents. La figure de la mère révèle la contradiction d’une société homophobe, se présentant d’abord comme la plus intransigeante, puis laissant exploser sa douleur.
Tout comme dans le premier court-métrage, on est à nouveau plongé dans l’intimité d’un foyer taïwanais, à travers, cette fois-ci, une fiction qui interroge la société et ses tabous. On retrouve également l’importance des repas, thème déjà omniprésent dans Noon, sacralisés autour de rituels et notion de partage primordiale dans la culture asiatique.