Juré à notre deuxième Festival Format Court, Alexis Manenti joue actuellement aux côtés d’Hafsia Herzi et de Nina Meurisse dans le premier long-métrage de Iris Kaltenbäck, Le Ravissement. Co-scénariste et acteur dans Les Misérables (le court et le long), il est un amoureux éconduit dans J’attends Jupiter de Agathe Riedinger, un éducateur en proie à une ado torturée dans Dalva d’Emmanuelle Nicot ou un flic zélé dans les deux films de Ladj Ly.
Après avoir co-réalisé un court Zannar avec Damien Bonnard dans le cadre des Talents Adami, il a signé un premier court en solo, Tête de brique, tourné à Belgrade autour d’un jeune caïd faisant la loi avec des briques de chantier. Le film, récemment sélectionné en compétition au Festival de Gand, nous donne enfin le prétexte de rencontrer l’acteur qui se prédestinait à l’écriture quand il était ado. Devenu réalisateur, il nous parle de son film – une légende urbaine revisitée – mais aussi de l’aventure Kourtrajmé et du changement de registre, essentiel à ses yeux.
Format Court : Comment s’est mis en place le projet de Zannar, le court-métrage co-réalisé avec Damien Bonnard ?
Alexis Manenti : Adami m’a contacté parce que je connaissais la boîte de production, Full Dawa, qui travaillait avec eux. Ils m’ont proposé de réaliser un court-métrage, j’en ai parlé avec Damien et il était intéressé, lui aussi. Au départ, ils étaient d’accord pour produire chacun notre court-métrage. Finalement, il n’y avait pas assez de place. Comme ils savaient qu’on était copains et qu’on avait des sensibilités artistiques communes, on a fait un film ensemble. C’était une première, donc un double défi pour chacun.
Comment avez-vous fonctionné ?
A. M : Il y a un thème imposé et là, c’était la Réunion. On voulait prendre comme décor un volcan. Les scénarios autour des volcans, ça nous faisait rire. On a essayé de trouver un genre : une comédie fantastique. L’écriture s’est passée de manière fluide mais on est parti sur un scénario assez complexe : c’était bavard, avec beaucoup de lieux, d’enjeux, de scènes de cascades. On est allé très loin et on s’est rendu compte après des coûts de production. La difficulté aussi, c’est qu’on devait se projeter dans les décors puisque tout se passait sur l’île. On contactait des gens là-bas, des volcanologues. La personne qui s’occupait des repérages nous a beaucoup aidés. Notre chef opérateur, Sean Price Williams, a travaillé pour les frères Safdie, il a fait beaucoup de films indépendants aux Etats-Unis, c’est un grand cinéphile très talentueux.
Tu as aussi réalisé Tête de brique en solo, par la suite. Les comédiens-réalisateurs ne sont pas forcément amenés à refaire un court après l’expérience de l’Adami. C’est un projet bien plus personnel tourné en Serbie. D’où vient l’envie de faire ce film ?
A. M : Ça faisait au moins 15 ans que j’avais pensé à ce scénario. J’avais commencé à l’écrire avant de l’’abandonner il y a 5-6 ans parce que je n’arrivais pas à trouver les fonds et des gens qui me faisaient confiance. Comme j’avais été scénariste sur Les Misérables et réalisateur sur Zannar avec l’Adami, j’ai réussi à avoir l’aide du CNC. Tête de brique, c’est un film très difficile à financer parce qu’il n’y a pas de région, c’est compliqué d’obtenir des chaînes, les gens trouvent l’histoire trop violente. Sans le CNC, c’était presque impossible de monter le film. On a eu l’aide à la réalisation, ce qui nous a permis de le tourner.
Ma mère est originaire de Belgrade, j’ai de la famille en ex-Yougoslavie. Depuis que je suis petit, je vais là-bas tous les ans, même quand il y avait la guerre. Cette histoire, c’est une légende urbaine qui m’a été racontée par mon cousin et qui se déroule à Belgrade et à Sarajevo. Il m’avait raconté cette histoire de meneur de quartier qui imposait à tout le monde de porter une brique. Si tu ne l’avais pas sur toi, il te tapait. Du coup, les gens commençaient à tout le temps porter une brique sur eux. Je voulais écrire par rapport à cette légende pour en faire une sorte de conte et amener des choses un peu personnelles, comme une histoire d’amour. C’est aussi inspiré de la guerre qui a eu lieu en ex-Yougoslavie, qui a débuté dans les années 90.
La violence est omniprésente dans le film, on entend les sirènes hurlantes en permanence et on sent le danger qui rôde. On sent la terreur de la guerre et celle imposée par le jeune garçon. La brique, cet objet lourd et massif, c’est symbolique pour l’écrasement, la soumission, non ?
A. M : J’aimais bien, par le biais d’un objet, pouvoir imager plusieurs choses : l’idéologie, le territoire. On peut y voir plein de choses, ça peut être de la drogue, un mode de pensée, ou alors la propre souffrance du garçon qu’il impose aux autres. Il justifie ça comme s’il les aidait : il les divertit, crée du conflit et combat l’ennui. C’est son excuse. C’est un discours de dictateur de vouloir sauver les autres en imposant quelque chose. Au départ, c’était une fable très réaliste. Petit à petit, j’ai senti que c’était plus intéressant de créer une sorte de dystopie où on ne peut pas vraiment identifier Belgrade. On sait que ça se passe dans un pays de l’Est avec les symboles néo-communistes, ça se passe aussi dans un temps qu’on ne connaît pas. J’ai essayé d’enlever tous les objets qui pourraient temporaliser le récit, les télévisions, les téléphones. À l’époque, je voulais créer un univers vraiment différent, avec des costumes, …. Ça demandait trop d’argent donc j’ai effacé certains repères pour en faire un conte plus universel et intemporel.
J’aimais jouer avec ce mystère de la guerre. On comprend qu’elle est là, il y a les sirènes et les bunkers, il n’y a pas d’hommes au-dessus d’un certain âge. Je ne voulais pas expliquer : est-ce ceux-ci sont morts, déportés, au front ? Je voulais jouer avec ce symbole-là aussi. Peut-être qu’il n’y a pas de guerre, qu’on est manipulé. J’ai également voulu raconter une histoire d’amour. C’est un adolescent enfermé dans les rapports de force avec les autres garçons. Il se sent bien avec son amoureuse mais il veut rester dans son univers masculin de domination. Elle voudrait qu’il arrête ces jeux-là et il va la perdre. (…) Il y a de la violence, mais pas vraiment de bagarre, de sang. J’ai essayé qu’on la sente d’une autre manière : la violence de l’ennui, de l’enfermement, de la guerre qui pèse, des rapports sociaux.
Avec Dalva, le premier long d’Emmanuelle Nicot (sélectionné à la Semaine de la Critique 2022), tu changes de registre. Tu quittes la violence qui parcourt habituellement ton travail d’acteur.
A. M : Effectivement, avec ce film, j’ai commencé à changer de rôle. J’ai envie de changer de registre, de jouer de différents personnages. Là, je tourne actuellement un premier film d’Iris Kaltenbäck avec Hafsia Herzi (Le Ravissement). Même si c’est un drame, il y a une histoire d’amour avec un partenaire féminin dans un univers qui n’est pas forcément violent. Je suis content de le faire. J’ai envie de varier, je ne veux pas avoir des rôles seulement violents.
Je sais que j’ai du mal pour l’instant dans l’émotion, on ne m’a pas proposé de grande scène de fous rires, de pleurs, d’intimité. Je sais que je reste dans certaines zones de confiance et c’est là souvent où on me demande de jouer. C’est difficile de sortir des choses qu’on me propose, il faut que les gens imaginent. Mais là, je commence à avoir des rôles différents, on me propose d’autres facettes.
C’est lié à ce qui s’est passé avec Les Misérables, non ? Tu as fait des courts-métrages mais ils sont moins vus.
A. M : Oui bien sûr, de toute façon, c’est le plus gros succès. La plupart des gens m’identifient à ce rôle-là. J’ai fait pas mal de films d’auteur qui n’ont pas forcément marché, que les gens n’ont pas vu. On me propose souvent d’autres choses dans les courts-métrages et c’est pour ça que j’adore ce format. Les gens prennent plus de risques mais c’est moins visible. Il y a un court-métrage que j’aime beaucoup, Le discours d’acceptation glorieux de Nicolas Chauvin de Benjamin Crotty, mais qui a été très peu vu.
Tu as fait autant de courts que de longs, tu arrives à mener les deux en parallèle. Quand on regarde ta filmographie, on découvre beaucoup de films où on ne t’attend pas.
A. M : Moi, j’aimerais bien en arriver là mais à un certain moment, ça t’échappe. C’est difficile de se demander quoi refuser. Est-ce que je fais cinq films ou un film par an ? C’est difficile d’avoir seulement des rôles de composition et de changer les choses, tu deviens un peu une caricature de toi-même.
On peut y échapper par le choix des rôles, il y a une part de hasard aussi. Et puis, je crois qu’il ne faut pas accepter trop de films. J’ai l’impression qu’il y a deux sortes d’acteurs : certains sont très forts et peuvent faire des rôles de composition et d’autres se ressemblent. Lino Ventura, c’est Lino Ventura, dans n’importe quel film, il a son caractère, sa voix. Après avec la notoriété, il y a des phrasés, des choses dont tu t’habitues et ton imaginaire n’arrive plus à inventer. J’ai vu Isabelle Huppert dans Les Promesses (de Thomas Kruithof), elle est super mais c’est difficile de ne pas voir du Isabelle Huppert. Elle est forte justement parce qu’elle n’essaye pas à tout prix de faire de la composition et de dissimuler son jeu. Elle joue avec ses armes.
Tu as parlé de ton désir de réaliser par le passé. Est-ce que c’est une façon de s’échapper de ça ?
A. M : Au départ, j’écrivais pour jouer dans mes films. Mais en tant que réalisateur, je ne veux pas avoir une double casquette. J’ai l’impression que c’est un peu narcissique même si ça peut être efficace. Moi, je n’arriverais pas à faire les deux. J’ai envie de laisser le territoire à d’autres comédiens, je veux être dans une autre fonction, un autre espace dans le groupe.
Les acteurs dans Tête de brique sont-ils des comédiens professionnels ?
A. M : L’acteur et l’actrice principaux (Denis Murić et Ivana Zečević) sont des comédiens professionnels. Tous les autres sont des acteurs amateurs. J’ai eu la chance de rencontrer une productrice également réalisatrice, Aleksandra Lazarovski, qui m’a aidé à trouver les lieux. Elle a fait toute la production exécutive du film et m’a fait rencontrer plein d’acteurs là-bas. Je lui dois beaucoup sur ce film. C’est elle qui m’a mis en contact avec le chef opérateur aussi.
Tourner en Serbie, c’était une prise de risques ou pas ?
A. M : Pas mal de personnes avaient vu Les Misérables. Les gens se renseignent et ils avaient vu que j’était comédien, quelqu’un du métier. Là-bas, il n’y a pas d’acteurs qui sortent de la rue. 90% des comédiens sont passés par le Conservatoire, ils savent écrire et danser, ils connaissent la culture théâtrale, tous les auteurs russes. C’était un peu compliqué d’arriver sans légitimité. On a tourné dans des quartiers de banlieue un peu chauds. Au début, j’avais l’impression d’être un Japonais qui venait réaliser un film dans le 93 ! C’était une difficulté – il y en a partout – et ça peut apporter autre chose.
Ça a été un moyen pour toi de reconnecter avec ton histoire familiale ?
A. M : Bien sûr, parce que j’ai pu rencontrer beaucoup plus de gens et ma mère était très fière que je réalise un film là-bas. Elle est venue pendant le tournage, pendant les projections. J’avais de la famille là-bas et tout le monde était étonné que je parle de cette légende urbaine qu’ils connaissaient tous et dont personne ne s’était emparée. Et puis, il y avait des choses par rapport à la guerre qu’ils avaient connues. Par exemple, l’actrice m’a montré des photos d’elle dans un bunker quand elle était gamine. Tous les gens que j’ai fait jouer avaient vécu cette situation dans les bombardements à Belgrade en 99. Ça leur rappelait pas mal de choses.
F. C : Athena dans lequel tu joues, est réalisé par Romain Gavras et co-écrit par Ladj Ly. Vous êtes tous copains, est-ce que tu peux nous parler de l’esprit Kourtrajmé ?
A. M : C’est un collectif qui a commencé en 94 et qui faisait essentiellement des courts-métrages et des clips. Vincent Cassel en est devenu le parrain, il a senti l’énergie du groupe. Kim (Chapiron) l’avait contacté pour un tournage. Il est venu tourner deux jours.
Il y avait les premières VHS, les premiers logiciels de montage et on pouvait faire des petits films soi-même, à domicile. On faisait tout ça sans penser à faire des festivals, à vendre nos films, on ne pensait même pas qu’ils seraient vus, c’était pour les regarder entre nous. Chacun venait de manière non professionnelle, avec ses propres compétences. Plein de gens faisaient ça pour passer le temps. Certains voulaient être réalisateurs, d’autres voulaient faire de la déco car ils étaient plutôt bricoleurs. Les autres aimaient la musique et voulaient être ingénieurs du son. Certains avaient choisi de jouer : moi c’était par dépit, quand Romain me l’a proposé. Au départ, je ne voulais pas y aller, c’est juste que je parlais le serbo-croate et qu’il avait un personnage de l’Est. Il m’a dit : « viens, vas-y, on va rigoler ce samedi ». Il n’y avait pas de feuille de service, pas de prod, pas vraiment de scénario. On avait créé une sorte de charte pour faire des films. C’était surtout une façon de passer le temps, de s’aguerrir, de se rencontrer et de créer quelque chose en commun. On n’était pas en âge de faire les écoles, c’était moins accessible. C’était une manière de faire les choses par soi-même de façon ludique. (…) À l’époque, on avait 15 ans et on nous montrait Godard ou Buñuel mais on avait envie de voir La Haine, le choc pour notre génération, ou Pulp fiction… Il y avait pas mal de films qui nous stimulaient et c’était une période très prolifique.
Propos recueillis par Katia Bayer et David Khalfa
Retranscription : Agathe Arnaud