Une petite fille aux longs cheveux noirs et à la robe déchirée, l’œil révulsé, rampe au dehors d’un puits. Ses os craquent, ses membres s’agitent, désarticulés, en une chorégraphie macabre. Inéluctablement, le spectre progresse, à travers la télévision, vers sa futur victime… Il n’est pas exagéré de dire que le film Ring, de Hideo Nakata, a révolutionné, à son échelle, le cinéma d’épouvante. La figure intemporelle du fantôme intègre notre modernité, et acquiert, aux yeux du monde, un nouveau visage. Sadako n’est qu’un amoncellement de détails abominables, d’idées géniales et de traits iconiques, qui participent à sa légende. Le paroxysme d’une certaine figure de l’horreur est atteint. Un archétype est né. Le long-métrage, sorti en 1998 et adapté d’un roman de Kōji Suzuki, transfert toute une tradition de contes et de légendes dans notre univers technologique, dévoré par le béton, les routes, le téléphone, les appareils photo et la télévision. L’au-delà s’introduit dans les interstices de notre monde contemporain. Il contamine, et utilise à son profit les propriétés nouvelles de notre civilisation : la reproductibilité des choses et des œuvres ; les moyens de communication de plus en plus performants qui réduisent les distances tout en dépersonnalisant et dématérialisant, les interactions humaines ; notre rapport au monde, qui passe de plus en plus par l’image, par la copie, par l’enregistrement automatique, par la machine… Des photographies déformées, une vidéo maudite, un téléphone qui annonce la mort prochaine, et un croquemitaine à la fois minimaliste et sophistiqué, quelques éléments simples suffisent à tisser une véritable toile mythologique, qui dévore, viralement, tous les repères rassurants, toutes les petites artificialités, toutes les petites traces de civilisation et de progrès, de notre quotidien.
Les histoires de fantômes ne sont pas nouvelles au Japon. Les yōkai, les créatures surnaturelles, se comptent par centaines, peut-être même par milliers. Et des milliers de légendes, de contes, de rituels, de traditions les accompagnent. En 1904, l’écrivain irlandais – naturalisé japonais – Lafcadio Hearn publie Kwaidan ou Histoires et études de choses étranges, qui regroupe seize fables mettant en scène monstres et fantômes. Parmi les esprits féroces de la culture nippone, nous pouvons compter la Yuki-onna, la femme des neiges, à la peau blanche et aux lèvres gelées, qui perd les voyageurs dans la montagne. Les fantômes, eux, sont plus spécifiquement appelés yūrei, et d’entre les yūrei, les plus craints sont les onryō, les esprits vengeurs. Sadako n’est que la petite sœur de ces revenants, traditionnellement vêtus de kimonos blancs et coiffés de longs cheveux noirs. Au rang des plus célèbres, il faut compter la dame Oiwa, empoisonnée, qui traîne son crâne dégarni, son visage difforme et son œil gonflé, à la recherche de ses assassins, ou bien le fantôme d’Okiku, jeune servante jetée au fond d’un puits par un maître tyrannique. Le puits, l’œil, les cheveux, les ongles arrachés, la mort violente, la vengeance… d’histoire en histoire, nous retrouvons, comme des fragments éparpillés, toutes les singulières caractéristiques du spectre de Nakata.
A l’ère Edo, les hommes courageux se rassemblaient dans une pièce sombre pour jouer au Hyakumonogatari Kaidankai. Cent bougies étaient allumées. Cent contes d’horreur étaient contés. A la fin de chaque histoire, une chandelle était éteinte. A mesure que l’obscurité envahissait la salle, la terreur s’emparait de l’assemblée. Quand la dernière flamme était soufflée, un fantôme, selon la tradition, apparaissait. A la fin du XXème siècle, avec la modernisation du Japon, les contes se transforment en légendes urbaines. Les « histoires qui font peur » inondent les cours de récré. Les écoliers, souvent, conservent l’aspect ludique de ces récits, comme sauront le faire les enfants américains avec, par exemple, la légende de la Bloody Mary. Les fantômes pénètrent le quotidien. La Kuchisake-Onna se promène la nuit, un masque chirurgical sur le visage, révélant sa bouche mutilée aux passants solitaires. Teke Teke rampe, le corps coupé en deux par le passage d’un train, à la recherche d’une victime sur laquelle exercer sa vengeance. Hanako-san, enfin, hante les toilettes des écoles, emportant dans les canalisations les imprudents qui l’invoque.
Ring fait donc l’effet d’une déflagration. Le film synthétise, et propulse en même temps, tout un folklore en pleine construction. Le film de Hideo Nakata devient un phénomène culturel et, par conséquent, une aubaine financière. Des dizaines de productions vont surfer sur la vague. Les films mettant en scène des spectres à cheveux sales constituent peu à peu un genre entier. Le terme « J-Horror » ne désigne bientôt plus, auprès le grand public, que les clones et descendants du yūrei le plus célèbre du monde. Cette même année 1998, le producteur Yasuyuki Uemura élabore dans l’urgence le projet Gakkō no Kaidan G, un simple téléfilm, tourné à la va-vite, censé mettre en scène croquemitaines et apparitions fantomatiques dans les couloirs d’une école. Kiyoshi Kurosawa, révélé l’année précédente avec Cure, rejoint le projet. Il fait venir à sa suite son ami Takashi Shimizu, passionné par le cinéma de genre et les histoires de fantômes. Des histoires séparées, entrecoupées d’interviews et de séquences animées, le tout présenté par un mystérieux enseignant, constituent l’essentiel du film. Les moyens mis à la disposition des réalisateurs sont dérisoires. Le tournage a lieu des des conditions amateurs. Seul Kurosawa, sur la brochette d’apprentis cinéastes rassemblée par le producteur, a une réelle expérience du grand écran. Shimizu, lui, ne se voit confié que six minutes de bobine, sur les soixante-dix qui constituent le film. Six minutes qu’il divise encore en deux, deux segments séparés, deux histoires terriblement brèves, et pourtant terriblement efficaces. Si Gakkō no Kaidan G peut aujourd’hui s’enorgueillir d’un petit embryon de postérité, il ne le doit qu’aux courts-métrage glaçants du futur démiurge de la saga Ju-On.
Katasumi suit deux étudiantes venues nourrir quelques lapins à l’arrière de leur école. L’une d’elles se blesse au doigt. L’autre va chercher du sparadrap. Quand la jeune fille revient, son amie a disparue. C’est alors qu’une forme humanoïde commence à ramper entre les arbres… 4444444444, de son côté, met en scène un jeune homme trouvant un portable dans un tas d’ordures. Le téléphone sonne. Le numéro affiché indique 4444444444. L’étudiant décroche. Des miaulements lui répondent. Le garçon, inquiet, regarde autour de lui. Il est seul. Les miaulements s’intensifient…
En six minutes, Shimizu met en place les grands axes de son cinéma : une image à la limite de l’amateurisme qui, paradoxalement, donne un étrange souffle naturaliste, presque documentaire ; une peur puisée dans le folklore japonais, faite de malédictions antédiluviennes et de légendes urbaines très contemporaines (à ce titre, le chiffre 4 est réputé maudit dans une grande partie de l’Asie, notamment du fait que le mot japonais qui le désigne, « shi », se prononce de la même manière que le mot « mort ») ; et, bien sûr, les créatures épouvantables qui deviendrons les futurs vedettes de son œuvre. Nous retrouvons ainsi l’actrice Takako Fuji dans sa première interprétation du fantôme Kayako. L’inconnu Daiki Sawada incarne, quant à lui, le petit Toshio. Les deux personnages ont déjà acquis toutes leurs caractéristiques : la peau blafarde, les cernes immenses ; la robe déchirée, les membres désarticulés, la posture rampante et les crissements gutturaux pour l’une ; les tapotements insistants, le regard béant, la nudité animale et les miaulements suraigus pour l’autre. Les personnages sont déjà pleinement existants, avant même la naissance de la saga qui les verra s’épanouir. Ils étaient là, probablement, dans un coin du cerveau apeuré de Shimizu, avant même que celui-ci ne tienne, pour la première fois, une caméra.
Les onryō Toshio et Kayako sont, à l’image de Sadako, les représentants d’une grande famille cauchemardesque. Chaque yūrei est cousin de ses pairs. Des caractéristiques communes les lient tous. Mais c’est par leurs particularités propres que chacun marque l’imaginaire. Sadako faisait le choix du visage masqué et des ongles arrachés, du puits et de la télévision. Kayako renifle le sang, vampirise ses victimes, tortille abominablement ses os brisés entre les feuilles mortes, et émet son grincement aujourd’hui si célèbre. Toshio, ici, se laisse invoquer par un numéro maudit, jouant avec sa victime à la manière d’un félin, ou d’un enfant, la terrorisant avant de surgir pour s’en débarrasser. Ce n’est pas tant une horreur pure, abominable, qui arme ces revenants. Il est facile de ne pas voir autre chose, chez eux, qu’un maquillage léger et une démarche chorégraphiée. Mais Takashi Shimizu joue de leur inquiétante étrangeté. Ce sont deux épouvantails qu’il lui sera maintenant possible de réutiliser à loisir, de placer dans toutes les situations, deux masques d’horreur parfaits, deux cauchemars indélébiles pour toute une génération de spectateurs. Ils ne sont pas encore exactement ce qu’ils deviendrons dans Ju-On. Il leur manque une histoire, il leur manque leur destin funeste et leur maison maudite. Mais déjà, ils ont le goût des mises en scène macabres, qui font précéder la mort d’un peu de terreur et de folie. Les deux courts-métrages de Takashi Shimizu souffrent indéniablement d’une certaine médiocrité, dûe à la fois au manque d’expérience de l’auteur et, surtout, aux conditions précaires de production. Kiyoshi Kurosawa lui-même, d’ailleurs, a-t-il réussit à faire mieux ? Et pourtant, 4444444444 et Katasumi ont l’efficacité belle et simple d’une histoire de fantômes, résumable en quelques lignes autour d’un feu de camps ou sur un un forum obscur.
Moins de deux ans plus tard, Takashi Shimizu, aidé des bons conseils de son ami Kurosawa, portera ses deux démons à l’écran. Ce sera le début d’une longue et fructueuse épopée. En 2000 donc, sort le téléfilm Ju-On, suivit, la même année, par un second opus. En 2003, Shimizu réalise deux remake pour le grand écran, connus sous les noms de Ju-On : The Grudge et Ju-On : The Grudge 2. Puis, en 2004 et 2006, ce sont les remake américains qui lui sont confiés : The Grudge 1 et 2. D’autres réalisateurs s’empareront ensuite de la saga, donnant naissance à des kyrielles de suites : Ju-On : White Ghost (2009), Ju-On : Black Ghost (2009) The Grudge 3 (2009), Ju-on : The Beginning of the End (2014), et un dernier remake, cette fois complètement américanisé, The Grudge (2020). Shimizu reprendra en partie son bestiaire dans d’autres films, avec, par exemple, une femme livide se nourrissant de sang dans son chef d’œuvre Marebito (2004) ou bien une poupée désarticulée et difforme dans Réincarnation (2005). Shimizu essaima nombre de frayeurs chez nombre d’adolescents. Toshio observant ses victimes à travers la vitre d’un ascenseur, ou bien Kayako émergeant de dessous une couette accueillante, ont probablement hanté bien des mauvais rêves. Katasumi et 4444444444 nous offrent leur genèse.
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