Peu d’auteurs ont autant influencé la vie et le travail de Lars von Trier que Pauline Réage (alias Dominique Aury) et son sulfureux roman, digne successeur des écrits de Sade, Histoire d’O (1954). Le livre sera adapté sur grand écran en 1975 par Just Jaeckin, réalisateur, l’année précédente, du désormais culte Emmanuelle. Claude Chabrol tentera toute sa vie d’en faire sa propre adaptation, tandis que le cinéaste et poète Shūji Terayama, s’inspirera du texte et de sa suite, Retour à Roissy (1970), pour écrire son long-métrage Les Fruits de la Passion (1981), auquel collaboreront Klaus Kinski et Arielle Dombasle.
Le roman de Dominique Aury, que celle-ci décrit comme une longue lettre d’amour dédiée à son amant Jean Paulhan (qui écrira d’ailleurs la célèbre, et polémique, préface du livre), conte les aventures d’O, jeune ingénue qui choisit de se donner toute entière à l’homme dont elle est éprise, René. L’homme l’emmène au lupanar clandestin du château de Roissy, où elle sera « dressée », réduite en esclavage, transformée en chose destinée à assouvir tous les besoins de son maître. Le roman ne décrit pas la descente aux enfers d’une jeune fille piégée, mais bien la servitude consentie d’un être humain qui choisit de s’offrir tout entier, corps et âme, à un autre être humain. Roman fondateur du sadomasochisme, aux côtés des lointains écrits de Sade et de ceux, plus récents, de Leopold von Sacher-Masoch, il devient célèbre pour son point de vue alors inédit : non seulement celui du dominé plutôt que du dominant, mais, surtout, celui de la femme, d’ordinaire condamnée au silence.
L’Histoire d’O, nous la retrouvons tout au long de la filmographie de Lars von Trier. Le masochisme féminin est au cœur de Breaking the Waves (1996), Dogville (2003) ou Nymphomaniac (2013), et, de manière peut-être plus diffuse, d’Antichrist (2009) ou de Melancholia (2011). La suite de Dogville, Manderlay (2005), est directement issue d’une anecdote contée par Jean Paulhan dans la préface du roman de Réage, récit où il est question d’esclaves affranchis ne supportant pas leur liberté, et se remettant d’eux-mêmes, volontairement, en esclavage. Si le cinéaste danois n’a jamais explicitement adapté une œuvre littéraire, la littérature, pourtant, notamment le théâtre, imprègne son œuvre. Entre un Bertolt Brecht et un August Strindberg, Dominique Aury reparaît régulièrement parmi ses influences revendiquées.
Cependant, cette règle de la non-adaptation trouve une quasi-exception en la matière de Menthe – la bienheureuse, petit film étudiant d’une trentaine de minutes, tourné en noir et blanc en 1979, alors que le jeune Lars écume encore les bancs de l’École nationale de cinéma du Danemark. Idolâtrant alors aussi bien l’Histoire d’O de Réage que la Justine de Sade (qui suit les infortunes d’une candide vertueuse, Justine, dont la bonté délétère est mise en contraste avec la perversité et la cruauté de sa sœur Juliette, à laquelle la fortune sourit), von Trier écrit un premier scénario basé sur le manifeste libertin du Divin Marquis. Ce premier texte sera impitoyablement détruit par des professeurs choqués. Lars von Trier se rabattra sur un récit légèrement édulcoré, qu’il adaptera cette fois directement du roman de Pauline Réage.
Avant d’être un film, Menthe – la bienheureuse est un travail littéraire. Von Trier conserve le français de l’ouvrage, jusque dans son titre. Le texte original est directement transposé, mais dans une forme découpée, mutilée, réduite à l’échelle d’un long monologue, qui, tout à la fois, contient le roman, et le déforme, le transforme, le change en autre chose, quelque chose qui a la puissance d’un conte, d’un rêve ou d’un souvenir. Le nouveau texte s’attache aux choses, aux objets, aux détails du quotidien, à une partie de cartes non terminée, à la faïence d’une salle de bain. Lars von Trier exploite le style descriptif, simple et méthodique de Aury pour rattacher son œuvre au nouveau roman, à Huysmans, à Perec, à Duras ou à Robbe-Grillet. Cela n’est pas innocent. L’aspect « nouveau roman » se retrouve dans l’image, qui, elle aussi, au travers de gros plans fixes, quand ce n’est pas directement via des photos immobiles, s’attarde bien plus sur les fragments d’un environnement diffus, péniblement reconstruit au cours d’un long travail mémoriel, que sur les personnages eux-mêmes. Le Robbe-Grillet réalisateur, la Duras cinéaste, se retrouvent ici ; mais se retrouvent surtout Chris Marker, et le Resnais des débuts, celui de Nuit et Brouillard (1956), Hiroshima mon Amour (1959) et L’Année Dernière à Marienbad (1961), qui s’entourera des deux célèbres romanciers. Le monologue, monocorde, de la narratrice, sera ponctué, sur le modèle d’un célèbre roman de Perec de « T’en souviens-tu ? ». Cet amour du souvenir, de la reconstruction, en partie fantasmée, d’une réalité incertaine, Lars von Trier ne s’en débarrassera pas immédiatement. Bien que plus proche d’un Tarkovski que d’un Resnais, Element of Crime, en 1984, emploiera un dispositif analogue.
Au-delà du texte, l’image, elle aussi, modifie considérablement le récit. En premier lieu, René, ici, n’est plus un homme, mais une brune stoïque au regard de glace. Cela change tout. Car ce n’est pas par voyeurisme mal placé que Lars von Trier choisit de montrer une relation lesbienne. Les deux personnages sont mis sur un pied d’égalité, une égalité non polluée par des considérations sociales ou de possibles interprétations relatives à la domination patriarcale. L’égalité des deux individus est primordiale dans le sadomasochisme. Les rôles de dominé et de dominant ne sont pas, ou plutôt ne doivent pas, idéalement, être conditionnés par un système extérieur, et surtout pas par le statut réel des individus au sein de la société. C’est un microcosme, avec des règles nouvelles, qui se crée entre les amants, où chacun est consentant, ou chacun maximise son propre désir, son propre plaisir, et le plaisir de l’autre, en assumant le rôle qu’il souhaite assumer, avec les droits que cela implique, et aussi les devoirs. De façon peut être contre-intuitive, l’essentiel des responsabilités incombent au dominant, qui doit veiller à ce que rien n’enraille la perdition volontaire du dominé, sa régression extatique au rang d’esclave, d’animal ou d’objet, son infantilisation progressive, qui doit lui permettre, dans une certaine mesure, le temps de l’acte, de perdre pied avec la réalité. Cette lecture égalitaire de la relation sadomasochiste ne pouvait qu’être entravée par le stéréotype d’un dominant mâle ou d’une dominée femelle. En filmant une relation lesbienne, Lars von Trier fait mentir Paulhan, qui, limitant abusivement le masochisme au sexe féminin, et le sadisme au masculin, s’exclame dans sa préface :
« Enfin une femme qui avoue ! Qui avoue quoi ? […] Qu’il faudrait sans cesse les nourrir, sans cesse les laver et les farder, sans cesse les battre. Qu’elles ont simplement besoin d’un bon maître, et qui se défie de sa bonté. […] Bref, qu’il faut prendre un fouet quand on va les voir. »
Malgré l’élégance et la sobriété étudiée dont Lars von Trier fait preuve, il n’évite pas quelques images furtives, quelques descriptions un peu trop littérales, rares et vites passées, qui offrent au métrage toute sa puissance souterraine. Si la fascination du cinéaste danois pour la violence se fait pressentir, elle n’en est encore qu’a ses balbutiements, réduite à une corporalité abstraite, à peine visible, à peine décrite : un sein, des initiales gravées au bas d’un dos nu, les célèbres anneaux du roman pendant d’un sexe découvert, une chaîne passée autour des mains, un fouet… Ces éléments sont essaimés, comme les résurgences immédiatement refoulées d’un souvenir peut-être trop douloureux, ou peut-être, simplement, trop honteux. Si Lars von Trier, dans le futur, se montrera parfois plus outrancier dans son imagerie, il ne délaissera jamais – ou seulement récemment – la science du « bon moment », du carnage elliptique, la rareté du choc faisant sa force.
C’est avec une certaine fascination que l’on découvre l’un des projets du jeune von Trier, un film maladroit, parfois longuet, empli de stéréotypes de forme propres au cinéma étudiant. Il ne fait pas du Resnais bien sûr, il le copie pâlement, comme le font tous les apprentis auteurs. Mais il insuffle dans son œuvre tant de germes, tant de pistes très personnelles qu’il passera sa carrière entière à approfondir, qu’il est difficile de ne pas avoir une certaine tendresse pour un film un peu bancal mais plein de bonnes idées, qui synthétise déjà les futures obsessions de celui qui, bien des années plus tard, se targuera d’être devenu « le plus grand cinéaste vivant ».
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