Cette année à la Quinzaine des Réalisateurs, il y a eu une étrange fête. Pour ce nouveau court métrage d’animation La Nuit des sacs plastiques, le réalisateur (et par ailleurs auteur et dessinateur) Gabriel Harel nous a conviés, non pas sur la Croisette, mais pas très loin, à Marseille. Il a fallu déchausser les talons aiguilles pour pénétrer dans un blockhaus au fond des calanques phocéennes. Attention, free party apocalyptique.
Agathe, elle, les a pourtant gardés, ses talons. À bientôt 39 ans, elle est obnubilée par son désir d’enfant. Déterminée, elle tente le tout pour le tout et part reconquérir le cœur de Marc-Antoine, son ex petit-ami alors bien occupé à ses activités nocturnes de dj. Cette fameuse nuit, il mixe dans les ténèbres technos d’une sombre free party. L’heure n’est pas exactement à la discussion, ni moins encore aux projets familiaux, et d’étranges créatures colorées ont décidé de jouer les trouble-fête.
Avec ce nouveau film d’animation en 2D, Gabriel Harel poursuit son exploration en noir et blanc de ces endroits désolés visités par la drogue et autres activités obscures, en empruntant cette fois-ci les sentiers graphiques de l’auteur de bande dessinée Grégoire Carlé (qui signe la conception des décors et ambiances du film). Dans son précédent court métrage ̶ le remarqué Yùl et le serpent (Cartoon d’or 2016) ̶ le trait, alors plus fin, animait deux frères en proie au conflit de loyauté devant la bêtise humaine, et déjà la couleur par petites touches annonçait la vengeance d’un ordre naturel contrarié. Le serpent jaune et vert se glissait entre pierres et herbes pour venir venger le petit frère trahi. En 2018, ce sont les sacs plastiques qui prennent les couleurs fluorescentes du strangulateur meurtrier pour venir attaquer leurs créateurs inconscients.
Le trait, plus gras, nous entraîne immédiatement dans l’univers graphique de la bande dessinée dont les vignettes sont mises en mouvement par la saccade de la techno ̶ musique originale composée par Etienne Jaumet ̶ et les flashs du stroboscope. Au cœur de la fête souterraine, le spectateur est alors entraîné dans un jeu d’images fixes de visages, de jambes, entrecoupés de noirs au rythme synthétique et nerveux de la musique assourdissante. La parole en souffre également, fragmentée par le bruit de la machine répétitive de la rave, renforçant l’incommunicabilité de ce couple qui n’est déjà plus depuis des mois. L’animation regagne par la suite en fluidité tout en conservant une légère saccade graphique qui en dit long sur le décalage entre les aspirations du royaume de la nuit de Marc-Antoine et les désirs maternels d’Agathe qui n’en démord pas, elle aura un enfant.
Comme le titre le laissait présager, La Nuit des sacs plastiques emprunte évidemment au film de genre -̶ plus précisément au film d’invasion ̶ où le monstre s’attaque à l’homme, le poursuit, l’enserre et le tue. Mais cette fois-ci, les morts vivants de Georges A. Romero ont laissé place à une créature d’une toute autre espèce … .
Le réel est là, tangible, dans la crise d’une presque-quarantenaire perdue dans les profondeurs des désirs d’une humanité droguée au synthétique. L’animation dérive d’abord dans un premier degré de réalité parallèle, celui de la rave, pour glisser définitivement dans le fantastique et le cauchemar d’anticipation écologique. Le monstre de polyéthylène n’étouffe plus seulement les mammifères marins, poissons et autres animaux, il s’attaque littéralement aux hommes. Le moment est venu, le grand dérèglement de l’ordre naturel vient frapper de ses lanières de pétrole la nuit marseillaise.
À ce titre, on ne peut s’empêcher de penser La Nuit des sacs plastiques comme un remake des Oiseaux d’Hitchcock, version désastre écologique. Agathe, en nouvelle Tippi Hedren, part à l’assaut de cette Bodega Bay marseillaise, et y déclenche un cataclysme non plus d’attaques ornithologiques, mais de sacs plastiques aux cris stridents. Tout y est, la barque pour fuir l’île maudite, ou encore la mythique scène de l’attaque dans le grenier.
Le désir le plus primaire qu’est celui de donner la vie s’est transformé en désir d’artificiel, poussé à son paroxysme au point de vouloir engendrer des monstres de pollution. Du haut de l’autel de la ruine humaine, Agathe enfante un nouvel ordre monstrueux d’angelots en plastique, illuminant le monde de la couleur de l’artifice.
Par cette fable apocalyptique, Gabriel Harel nous parle d’urgence sociétale et écologique dans une habile hybridation de la vignette de bande dessinée et du mouvement par la musique et le montage. Une expérience de free party hitchcockienne qui reviendra sans doute à l’esprit du spectateur quand, au hasard de son chemin jusqu’à la prochaine fête du samedi soir, il se prendra le pied dans la hanse diabolique d’un sac plastique.
Noémie Moutonnet