Life is Sweet, l’un des premiers longs-métrages de Mike Leigh, s’est ajouté à la collection Typiquement British (composée d’autres films de Leigh mais aussi de Ken Loach et de Tony Richardson entre autres) de l’éditeur Doriane Films. En bonus, 3 courts-métrages du même réalisateur sont à découvrir. Tous concourent à faire explorer la veine tragi-comique que le réalisateur anglais a empruntée tout au long de sa filmographie. « Doux Amer » serait l’expression la plus judicieuse – même si galvaudée – pour qualifier son cinéma qui transforme les gens « ordinaires » de la classe moyenne et de la classe ouvrière en héros de cinéma.
Life is Sweet est sorti en 1990. Il est le troisième long-métrage du réalisateur et préfigure déjà l’essence du cinéma de Mike Leigh : des anti-héros du quotidien qui se révèlent plus complexes au fur et à mesure, des situations familières toujours sur le point de dégénérer, des joutes verbales qui virent de la blague à l’injure, un ton comique qui flirte à chaque instant avec le tragique. Pour tout scénario, celui de Life is Sweet est une sorte de moment de vie dans le quotidien d’une famille ouvrière au bord de la crise de nerfs. Wendy (Alison Steadman), la maman, serveuse énergique survole les effusions de sa tribu à coups d’éclats de rire stridents ; Andy (Jim Broadbent), le père, cuisinier de cantine rêve d’un ailleurs qui a l’apparence d’un food truck déglingué ; Natalie et Nicola (Claire Skinner et Jane Horrocks), leurs deux jumelles adultes cohabitent en totale contradiction, l’une s’accomplit dans une carrière de plombière, l’autre se détruit dans une névrose faite d’anorexie et de sexualité compliquée ; autour d’eux, gravite une constellation de personnages secondaires (parmi lesquels on retrouve des habitués de Mike Leigh, Timothy Spall en tête) qui traînent leur spleen et leurs rêves abîmés, aussi abîmé que peut l’être un projet de restaurant français qui s’appelle « The Regret Rien » en hommage à Edith Piaf et dont l’ouverture donne lieu à une longue scène de malaise…
Voici pour le format long. Le court, lui, n’est pas en reste avec 3 courts-métrages datant respectivement de 1988, 1992 et 2012. Si le premier, The Short and Curlies et le dernier A Running Jump sont dans la lignée des tragi-comédies de Leigh, dont le précité Life is Sweet, celui du milieu, A Sense of History, tranche par sa loufoquerie assumée.
The Short and Curlies (1988) se regarde comme une tranche de vie, en réalité plutôt comme plusieurs tranches de vie : l’une d’une coiffeuse bavarde et da sa fille asociale, l’autre d’une pharmacienne obsédée par ses coupes de cheveux et d’un amoureux qui a la fâcheuse manie de plaisanter sur tout et tout le temps.
A Sense of History est une fantaisie macabre où le 23ème comte de sa lignée raconte, avec une naturelle arrogance, dans un décor de château – qui ressemble à s’y méprendre à celui de la série Downtown Abbey – les horreurs parfois sanglantes qu’il a commises tout au long de sa vie pour préserver son rang et son domaine. Mike Leigh filme l’un de ses comédiens fétiches, Jim Broadbent, dans le style du vrai-faux documentaire.
A Running Jump, lui, présente une forme plus classique. Il répond d’une commande passée par BBC Films et Film 4 pour célébrer la tenue des Jeux Olympiques de 2012 à Londres. Rythmée par une musique trépidante, Mike Leigh rend hommage au quartier de l’East End de Londres et orchestre le chassé-croisé d’une famille montée sur ressorts entre la mère coach sportive, le père revendeur de voitures, les deux jumelles surveillantes de piscine et le grand-père taximan bavard. Ce noyau évolue à une cadence frénétique dans une action qui s’apparente à une course contre la montre. La caméra, la musique, les comédiens ne prennent aucune pose, aucune respiration, tous sont dans un mouvement de vie perpétuel.
Cette compilation, vous l’aurez compris, emprunte des formes éclectiques mais on ne peut s’empêcher de ressentir, en la regardant, une tonalité dominée par l’ironie. Mike Leigh représente l’ordinaire, la banalité avec une palette de couleurs vives. Plongée dans l’intimité étriquée des gens dans ce qu’elle a aussi d’obscène et violent, Life is Sweet et The Short and Curlies flirtent sans cesse avec les limites de la violence, la violence des jugements parentaux, la violence d’une amitié qui dérape, la violence d’une adolescence mal vécue. Les personnages rient, mais c’est un rire qui masque la douleur de l’échec d’un projet, l’incapacité de faire face à la souffrance de son enfant… Dans un jeu de va-et-vient incessant, la noirceur est contrebalancée par l’outrance et la comédie et ainsi de suite. Il n’y a pas de place pour le glamour. Pour appuyer cette nuance « entre gris clair et gris foncé » de la vie, ces deux mêmes films s‘appuient sur des comédiens qui jouent pleinement la satire et le grand-guignolesque. Aidé par l’humour amer, ils contribuent avec leur jeu plein d’effets et de surenchère à créer une distance qui évite l’apitoiement et la sensiblerie. Avec une hyper expressivité corporelle, les acteurs livrent une performance d’abord physique pour mieux laisser échapper ensuite une émotion naissante. Le spectateur devra d’abord apprivoiser la gestuelle presque pantomime, les mimiques cartoonesques, les cris de rage, les éclats de rires afin d’atteindre le cœur et les sentiments de ce qui se joue chez chacun de ces personnages. Mike Leigh construit des films qui se dévoilent et ce n’est pas une contradiction s’il a la tendance à laisser les séquences s’éterniser ; celles-ci peuvent alors vaciller, basculer de la banalité vers le glauque ou inversement de la violence vers la sensibilité. Ainsi, dans Life is Sweet, l’ouverture du restaurant d’un ami de la famille qui démarre tout en cocasserie dévie vers une agression envers la mère de famille venue prêter main forte ou encore le témoignage de désespoir adolescent d’une des jumelles se termine en échange mère-fille touchant.
La compilation réunie sur ce DVD permet aussi de voir Mike Leigh s’essayer à des formes libres de comédie. A Sense of History utilise le ton du vrai-faux documentaire, ne s’embarrasse d’aucune contrainte de réalisme narratif et offre à l’acteur Jim Broadbent l’occasion de s’amuser avec un personnage affreusement cynique. La folie n’empêche pas le point de vue. Si Mike Leigh a plutôt tendance à regarder les situations sans les juger quand celles-ci mettent en scène sa galerie de personnages « ordinaires », il est nettement plus acerbe avec le personnage de noble lâche et meurtrier de A Sense of History. Il est impossible de ne pas y voir une critique de l’establishment anglais et une révolte contre l’inégalité des richesses.
Finalement, il est le plus sage et le plus consensuel – et c’est assez logique – quand on lui passe commande (A Running Jump réalisé pour célébrer la tenue des Jeux Olympiques à Londres). Quoique… Au lieu de célébrer le sport dans ce qu’il a d’héroïque et de spectaculaire, Mike Leigh s’attache à mettre en images l’énergie explosive d’une famille « middle class » de la banlieue londonienne. Ici, il n’étire pas les scènes, au contraire, il les découpe et les fait se succéder, s’entrecouper dans une symphonie effrénée. Bref, il y a là quelque chose de furieusement politique à célébrer la vitalité sportive d’une famille dynamique, sympathique, chaotique, foireuse alors que le pays se prépare à succomber au culte des corps et de l’effort dans ce qu’il a de plus télégénique.
Secrets and Lies, Vera Drake, Mr. Turner sont les films les plus célèbres de Mike Leigh. Le DVD ici présent est l’occasion de découvrir une sorte de Face B des succès, avec l’expérimentation qui va avec tout en retrouvant le ton personnel qui lui est propre, vous savez, ce fameux et galvaudé « doux amer »…
Life is Sweet de Mike Leigh. DVD & bonus courts-métrages. Edition Doriane Films