Après The World et Under the sun, le réalisateur chinois Qiu Yang réalise avec A Gentle night son troisième court-métrage, mais aussi un clip avec l’artiste Wet et des photographies visibles sur son site internet (http://www.whosqiuyang.com/). A Gentle night, son dernier film, qui vient de remporter la Palme d’or au festival de Cannes, approfondit les visions et les émotions troublantes de ses précédentes réalisations, en radicalisant encore d’un pas ses processus narratifs. Le résumé est simple : un couple a perdu sa fille, et la mère part à sa recherche tandis que son mari va se coucher.
Le drame originel qui structure les films de Qiu Yang surgit toujours dans les abysses d’une nuit atone et rouge, dont nous pouvons apercevoir tous les contours puisque l’élément déclencheur passe en hors-champ, nous sommes simplement mis face à ses brutales conséquences. Une accusation dans Under the sun, une disparition dans A Gentle night. La narration se résume à ce type d’évènement, qui devient comme un foyer sismique ébranlant tout le reste du déroulement.
Si Qiu Yang élabore cette construction, c’est d’abord par un refus radical du sensationnalisme. Pas d’enquêtes effrénées ni de courses-poursuites dans A Gentle night, juste une femme qui cherche dans une semi-errance sa fille disparue après une déposition à la police. Le réalisateur joue de ce contraste entre le calme désintéressé du policier, et plus tard d’autres personnages, par rapport à l’urgence sourde qui anime la mère. Le refus du spectaculaire n’est pas gratuit, il traduit un état des choses et de l’humanité.
Ainsi le drame est inscrit dans un cercle de banalités. Par exemple, dans la phrase que prononce le mari dans la voiture en rentrant du commissariat : «J’ai perdu mon briquet. Chaque fois que tu ranges, je ne retrouve plus mes affaires ». On devine l’expression interdite de la mère, ici filmée de dos, puisque ce décalage est arrivé peu de temps auparavant, lorsque le policier dit au couple de rentrer tranquillement chez eux. Une autre phrase, prononcée cette fois pendant le générique d’ouverture, résume le conflit. Le mari dit à sa femme en arrivant au commissariat: « Je parlerai, ne m’interromps pas ». La disparition de la fille ne change pas les êtres, ne rapproche pas le couple, et le mari reste profondément lui-même, avec sa légère supériorité auto-proclamée, et son indifférence, certes moins douloureuse que celle du policier, mais néanmoins intolérable pour la mère.
C’est là l’originalité profonde du cinéma de Qiu Yang : il n’y a rien qui ne change jamais, ni les êtres, ni la ville. La persistance du réel après que tout soit détruit pour la mère qui a perdu sa fille, voilà le motif qui irrigue chaque image: son désespoir intérieur n’a aucune prise sur la permanence du monde.
Ce pourrait être un constat trop théorique si le dispositif filmique du film ne collait pas exactement à ces émotions. Les personnages sont filmés dans des plans longs, fixes ou en légers travellings avant ou panoramiques. Ces trois figures composent chaque film, et Qiu Yang possède une véritable unité stylistique qui relient ses productions.
Dans A Gentle night, chaque cadrage ouvre une large part à l’environnement autour du personnage de la mère. Un peu comme dans les photos qu’on peut voir sur son site déjà cité, dans lesquelles l’individu est très souvent compris dans un espace plus large qui semble le dépasser. C’est ce qui lie la dimension esthétique à la dimension sociale, car les individus existent d’abord dans leur milieu. À chaque plan de A Gentle night, la caméra dévoile la spatialité d’un endroit : dans l’urgence contenue de sa recherche, la mère se heurte aux lieux calmes, déserts, fantomatiques du milieu de la nuit. La douceur des décors renvoie au titre du film, et à ce contraste toujours amer entre la perte qui laisse un vide profond et l’existence irrémédiable du monde.
Toujours sur son site, Qiu Yang cite Bresson qui disait : « Fais apparaître ce qui sans toi ne serait peut-être jamais vu ». Pour le réalisateur chinois, cette espèce d’impératif éthique formulé dans les Notes sur le cinématographe passe artistiquement par un élargissement des perspectives, une ouverture sur ce qui entoure les personnages.
A gentle night est enfin une expérience de la durée : 14 plans pour 15 minutes de film, ce qui fait une moyenne d’une minute par plan en comptant le générique de début et de fin. C’est la temporalité d’un effondrement dans le désespoir. L’espoir, même minime, est contenu dans les quelques bruits de pas pendant le générique d’ouverture, des parents qui vont rencontrer un commissaire qui pourrait peut-être les aider. Mais la chute arrive rapidement lorsque le policier les renvoie chez eux, et l’espérance s’évapore petit à petit dans le temps long des plans pour laisser apparaître la totale nudité du réel.
Ainsi, le dernier plan, où la mère apparaît derrière un rideau transparent entre deux murs noirs, ancre définitivement l’attente, l’écrasement d’une mère brisée par l’impuissance, et la stérilité polie des administrations qui, de la police à la morgue, ne peuvent rien pour combler l’urgence indéterminée d’une mère qui vient de perdre sa fille. Plus d’espoir possible, simplement un espace-temps qui subsiste et une douleur qui dure.