Après moult péripéties dignes du meilleur de la SF des années 50, voici la première partie de notre reportage annuel sur L’Étrange Festival, cette manifestation parisienne hautement singulière.
Fidèle à ses principes, L’Étrange Festival, XXIIe du nom, nous a régalés cette année avec une programmation riche, composée d’une soixante de courts métrages venus du monde entier. Magie noire, chatoyantes chimères, guerres imaginaires et autres déviances réjouissantes se bousculaient début septembre, sur les écrans du Forum des Images, à travers six programmes thématiques aux titres toujours aussi étonnants et énigmatiques.
Programme n°1 – Ici-bas l’au-delà
La sélection commence fort, avec rien moins qu’une confrontation Hommes contre Dieux ! Nous aurions pu vous parler du très léché et multi primé « Disco Inferno » de Alice Waddington, ou encore du sophistiqué et non moins primé « Kneel through the dark » de James Batley, mais nous avons préféré nous intéresser à deux autres films moins reconnus et qui nous ont particulièrement marqués.
Behemoth, or The Game Trailer de Lemohang Jeremiah Mosese (Allemagne)
Le film s’ouvre sur l’image saisissante d’un homme qui tire un cercueil au bout d’une corde le long des rues poussiéreuses d’un village. Femmes comme hommes, enfants comme vieillards, tous s’arrêtent devant son passage, incrédules. Certains se demandent à voix haute ce qui peut se trouver dedans.
Se tenant debout sur le cercueil tel un prédicateur, l’homme se met à haranguer la foule dans une prose mystique : « I am a javelin in the hands of Cain… ». Le cercueil finit par s’ouvrir et les véritables intentions de cet étrange messager sont alors révélées. Tandis qu’il invoque le Dieu argent, devant lui des billets de banque sont offerts à qui veut. Devant cette véritable révélation, la stupeur saisit l’assemblée et en un éclair, les passions se déchaînent avec violence.
Ralentis, pertes de la mise au point et brutalité des mouvements de caméra font écho à l’atmosphère pesante qui règne aux abords des routes. Les rapports humains y sont dépeints avec âpreté, parfois même jusqu’à l’excès. Le noir et blanc brut concourt à accentuer la dureté des visages et la chaleur écrasante du lieu. Lemohang Jeremiah Mosese livre ici un film rude et sans concessions, une sorte de parabole des temps modernes où l’Homme laisse entrevoir sa part sombre.
The Witching Hour de Carl Firth (Australie)
Dans la tradition du « Fantasia » de Walt Disney et de l’utilisation de grands thèmes de la musique classique, « The Witching Hour » a été pensé autour de la fameuse Danse Macabre de Camille Saint Saëns.
Bâtissant son récit au rythme de l’orchestre, le réalisateur australien Carl Firth nous donne à voir comment une ville à l’approche de minuit bascule dans un monde étrange peuplé de créatures fantastiques où celles et ceux qui s’y retrouvent bloqués doivent tenter de survivre. Cette parenthèse ensorcelée voit des créatures chimériques réinvestir une ville moderne où tout semble être désenchanté. Les aiguilles des horloges s’affolent, le temps est suspendu, tout est alors possible et des bêtes fabuleuses se mettent à jaillir spontanément de toutes parts ! À la faveur d’un charmant maléfice, Carl Firth réinvestit les rues désertées et les gratte-ciels froids pour y laisser se promener des sorcières, des géants et autres bestioles tout droit sortis d’un bestiaire de contes et légendes.
Programme n°2 – World War IV
La 4ème Guerre Mondiale est arrivée, elle fait rage, les nations s’affrontent sur tous les plans (idéologique, culturel, théologique, etc.), les corps souffrent, s’essoufflent et les âmes s’éteignent à petit feu. Un programme n°2 sombre, désespéré, accueillant deux œuvres très belles déjà évoquées sur Format Court,« Journal Animé » de Donato Sansone et « The Reflection of Power » de Mihai Grecu. Deux autres films, tout aussi beaux, ont attiré notre attention.
Uncanny Valley de Paul Wenninger (France, Autriche)
Œuvre immersive virtuose, « Uncanny Valley » de Paul Wenninger (réalisateur de « Trespass », Prix Format Court à Angers 2014) utilise la technique d’animation en volume dite de pixilation, pour plonger le spectateur dans l’horreur viscérale de la Première Guerre Mondiale. Deux soldats, esseulés dans une tranchée de nuit, sont victimes d’attaques continuelles et y font face avec toute l’énergie du désespoir. Devinant tout juste leurs ennemis et ne sachant point d’où va venir le prochain danger, ils commencent à se replier sur eux-mêmes et à flirter doucement avec la folie. L’un décide alors de sortir de ce « piège de boue » pour tenter sa chance à l’air libre. Il reviendra chercher son compatriote et fera tout pour que les deux survivent jusqu’à ce qu’ils soient retrouvés et sauvés, du moins physiquement parlant…
Magicien, Paul Wenninger utilise la pixilation comme un voltigeur, explorant toutes les possibilités de cadres, de mouvements, et de transitions rythmiques que peut lui apporter une telle technique, sans que cela ne semble superficiel. La mise en scène, extrêmement précise et chorégraphiée, reste au service du propos général et lui permet de questionner la représentation de l’Histoire et d’analyser ce que veut dire le devoir de mémoire. Chaque image détaille la souffrance des corps et des âmes qui ressassent l’horreur de la guerre jusqu’à l’enfermement. « Uncanny Valley » est un film conscient de sa propre forme, un tour de force visuel qui n’oublie pas d’émouvoir et de faire réfléchir sur un sujet des plus difficiles.
The Pride of Strathmoor d’Einar Baldvin (Etats-Unis)
Lignes saccadées, aplats obscurs indécis, micro saletés envahissantes : « The Pride of Strathmoor » d’Einar Baldvin est un film d’animation au trait rageur, une œuvre funeste qui, en imaginant le récit obsessionnel du journal intime d’un pasteur blanc américain, traite frontalement du racisme. Débutant par une pendaison extrêmement violente, le film opte ensuite pour une accumulation de discours haineux, mettant en scène un pasteur resplendissant, persuadé d’être dans son bon droit et en admiration totale devant la suprématie blanche. Incarnée par un boxeur souriant au type aryen, cette « splendeur blanche » émoustille même notre homme saint, soudainement en proie à des désirs inavouables. Une fissure se crée dans son esprit, les corbeaux envahissent les environs, les cadavres s’éveillent et l’homme sombre dans la folie. Il devient la proie de violents cauchemars dans lesquels la Mort rôde, réincarnée en zombie malfaisant, personnification de sa propre culpabilité. Un agglomérat de ressentiment et de force désespérée donne vie à un simili de champion de boxe défendant la cause noire, un Mohammed Ali surnaturel imbattable qui met à mal le susnommé champion aryen. Le pasteur se retrouve exsangue, vidé de tout ce qui le constituait, en proie au doute et hanté par les démons qu’il a lui-même créés. Einar Baldvin réussit là un tour de force, d’une incroyable noirceur, qui laisse coi longtemps après les dernières secondes de générique.