Lauréat du Prix Format Court au dernier Festival du film francophone de Namur (FIFF) avec « Art », Adrian Sitaru, cinéaste roumain aux multiples talents n’a eu de cesse de faire parler de lui dès son premier film, « Vagues » (Valuri, 2007). En l’espace de sept ans, il a réalisé pas moins d’une dizaine de films, passant du court au long avec toujours la même volonté farouche de mettre le spectateur mal à l’aise, de le déranger au plus profond de ses convictions.
Apparue au début du millénaire, la Nouvelle Vague du cinéma roumain se caractérise par des films à la mise en scène minimaliste, filmés caméra à l’épaule, mettant en valeur un jeu d’acteurs hyperréalistes. L’émergence d’un renouveau cinématographique en Roumanie est fortement liée au contexte politique et social du pays. La chute de Ceausescu a permis aux artistes d’aborder la réalité de façon critique et d’exprimer ouvertement leur opinion. Aujourd’hui, il semblerait que les cinéastes, réveillés d’un long sommeil, ressentent le besoin frénétique de capturer la réalité en restant le plus authentique possible. Adrian Sitaru en fait partie.
Regard sur la société roumaine
Dès son premier film « Vagues » sorti en 2007, Adrian Sitaru nous confronte à son besoin de flirter avec les limites du politiquement correct. C’est l’été, la plage est bondée. Une Suissesse demande à un jeune homme de surveiller son fils handicapé pendant qu’elle va nager. Elle rencontre un homme qui lui apprend à nager. Mais soudain, elle disparaît dans les vagues. La grandeur du film réside dans l’intelligence de sa mise en scène. Comme pour la plupart de ses films, Sitaru débute en plongeant le spectateur dans un situation en cours. La caméra suit un jeune homme dans la foule. Tel un tableau composite minutieusement pensé, il filme des scènes à l’apparence banale et ordinaire se trouvant à la lisière du documentaire et de la fiction. Puis, lorsque que l’on s’arrête sur l’un des protagonistes, un jeune homme à l’allure pas commode, un jeu de regards s’installe en caméra subjective, passant de plans-séquences à des plans fixes, passant du jeune enfant handicapé à un couple dont la femme est choquée par le manque de pudeur de sa voisine. On l’aura compris, en quelques minutes, c’est la société roumaine que Sitaru a décidé de montrer. Le couple appartient à l’ancienne génération, celle qui reste attachée à ses traditions, à ses valeurs conservatrices. L’hypocrisie n’est alors pas très loin.
Le jeune homme, quant à lui, est quelque peu marginal, il est venu seul pour « mater ». Quand la jeune étrangère lui demande de surveiller son enfant, c’est de manière un peu intéressée qu’il accepte. Il la trouve à son goût, pourquoi s’en cacher ? Mais l’accident de la noyade survient dans l’indifférence générale. L’homme qui était en train d’apprendre à nager à la jeune femme revient à sa place comme si rien ne s’était passé. Le « baby-sitter », se sert allègrement dans les affaires de la disparue, laissant son fils grabataire. Ce n’est qu’après qu’il prend conscience de son acte et qu’il revient sur ses pas. Le film est une critique virulente d’une société post-communiste où l’individu prend ses marques, certes mais sans considération aucune pour ce qui ne le concerne pas directement. Avec ce premier film, multiprimé dont le Pardo d’Oro au festival de Locarno en 2007, Sitaru pose ouvertement la question de la responsabilité individuelle dans une collectivité.
Après « Lord » (2009), Bayard d’or au FIFF en 2010 où il met en scène un jeune voyou qui vole des chiens pour mieux faire chanter leurs maîtres en contrepartie d’une coquette somme d’argent, il signe deux films « La Cage » (Colivia, 2010) et « House Party » (Chefu’, 2012).
« La Cage » traite du rapport conflictuel entre un père et son fils. Après avoir trouvé un oiseau malade dans la rue, l’enfant s’efforce de convaincre ses parents de l’accepter. Pour filmer un lieu fermé, Sitaru use davantage de plans serrés, faisant naître une sensation d’oppression. Le père est le personnage principal autour duquel gravite une mère/femme n’existant qu’au travers de sa fonction de femme au foyer et un fils capricieux mais toujours rabroué par son père. Lorsque l’enfant découvre une colombe blessée, il l’amène à la maison et exige une cage pour l’oiseau. Le père refuse d’accepter l’animal au sein du foyer, prétextant la nécessité de le laisser mourir à l’extérieur mais personne ne semble l’écouter. Chacun est dans son monde et la communication est difficile. Véritable huis clos, la cage ne serait finalement qu’une métaphore de l’appartement et a fortiori de la vie de cette famille issue de la classe moyenne modeste. Mais la cage est aussi un signe extérieur de richesse tout comme une preuve de l’affection que le père ressent malgré tout pour son fils.
Si « La Cage » se résume à un appartement ou presque, « House Party » se limite à la cuisine de Neli. Lorsque celle-ci revient de week-end, ses voisines s’empressent de lui raconter les frasques de son petit-fils de 17 ans qui a organisé une fête dans son appartement en son absence. Ces femmes qui s’ennuient prennent un malin plaisir à médire et à exagérer les faits. Car dans les grands immeubles aux appartements identiques, il y a toujours quelqu’un pour épier la vie d’autrui. Assez différent des autres courts métrages de Sitaru, « House Party », est un huis clos verbeux qui traite d’une situation particulière liée au contexte roumain.
La traversée du miroir
Avec les deux films suivants, Sitaru laisse transparaître une certaine transition dans ce qu’il désire montrer, se rapprochant davantage de questions éthiques comme on le retrouvera dans « Art » (Arta, 2014) où il traite de la manipulation et du pouvoir mettant en scène le casting d’une adolescente qui doit jouer le rôle d’une victime de violence sexuelle. Ce n’est plus la société roumaine en tant que tel qui l’intéresse dorénavant mais plutôt la manière dont un individu est amené à remettre en question ses principes moraux. De même, il est fasciné par les enjeux, les intentions et la responsabilité de l’image artistique/médiatique.
« Excursion » (Excursie, 2014). Alors que la télévision annonce l’arrivée d’extra-terrestres en Roumanie, le petit Eugen, 9 ans, s’empare d’une caméra vidéo de son père et passe son temps à filmer le moindre détail de sa vie, récoltant ainsi un ensemble d’informations explicatives à l’intention des petits hommes verts sur la manière dont fonctionnent les choses sur la planète Terre. Un tel sujet aurait pu facilement être montré sous un angle surnaturel et fantastique, pas avec Sitaru pour qui la réalité et ses multiples détails est bien plus intéressante à montrer. C’est pourquoi il choisit toujours une mise en scène hyperréaliste et dynamique. Le titre du film fait référence à une excursion scolaire pour laquelle le père donne de l’argent à Eugen. Avec cette somme, l’enfant organise sa propre excursion, sa fugue. Lorsque la télévision, à la fin du film, annonce la disparition d’Eugen, et montre les images que l’enfant a filmées, les journalistes les interprètent différemment, leur conférant un caractère pervers qu’elles n’avaient pas initialement. Le cinéaste met en avant le problème d’éthique dans l’utilisation de l’image et pose la question de la manipulation des médias et de la contradiction de la surreprésentation qui déforme la réalité. La mise en scène originale répète des lieux et des situations pour mieux les comparer.
Avec « Counterpart » (2013), le réalisateur roumain quitte son pays natal pour tourner au Royaume-Uni. Il est encore question de regard et de morale dans ce récit qui évoque un voyeur à mobilité réduite observant un jeune couple s’ébattre, bronzer et se disputer. Le choix d’avoir recours à des plans très serrés, de filmer les corps au plus près et du plan séquence dans la pénombre de l’appartement du voyeur renforcent cette sensation de confinement oppressant liée à l’acte de regarder sans être vu. Quand le jeune homme se rend compte qu’il est observé, il se rue chez le voyeur et l’agresse violemment. Le lendemain, il s’excuse et lui « offre » les services de sa copine, ex-stripteaseuse pour se faire pardonner. Apprenant cela, la jeune fille refuse dans un premier temps, ne se sentant pas respectée. Elle n’est pas un objet. Puis, elle change d’avis. Elle décide de se mettre à nu pour cet homme handicapé pour lequel elle a pitié. Dérangeant, mettant mal à l’aise, « Counterpart » annonce « Art », dans sa manière d’aborder la manipulation, la sexualité et le regard moral que l’on pose sur celle-ci. Où se situent les limites du partage consentant et celles de la perversion ?
Avec le cinéma d’Adrian Sitaru, nous assistons à un cinéma qui interroge la société roumaine et ses diverses mutations, mais aussi un cinéma qui aime bousculer gentiment le spectateur pour le mettre mal à l’aise et le faire réfléchir. Ses longs-métrages, tels que « Pic-Nic » (2007) pour ne citer que celui-là, ne sont pas en reste de cette envie de pousser toujours plus loin l’étude de la nature humaine au travers de fictions finement réalisées.
Articles associés : la critique de « Art », l’interview d’Adrian Sitaru