La Vérité de l’instant
Dans une grange ourouxoise dont le caractère exigu pousse à la convivialité, une rétrospective consacrée au documentaire français de 1958 à 2009 a défilé cet été devant les yeux d’un public curieux et averti. Composée de deux programmes intitulés « Doc en court », elle offrait un panorama subjectif et non exhaustif.
S’il existe des lieux entièrement dédiés au cinéma documentaire comme peuvent l’être le FID (Marseille), Les Etats généraux du documentaire (Lussas), le festival Cinéma du Réel (Paris), Visions du réel (Suisse), Filmer à tout prix, Millenium (Bruxelles), le genre souffre encore d’une trop faible visibilité, ayant pratiquement disparu des salles de cinéma. On ne peut dès lors que saluer l’initiative du festival Partie(s) de campagne qui, pour sa 7ème édition, lui a consacré pour la première fois deux compétitions et une rétrospective. Aperçu en 4 films phares.
Avec « L’Amour existe » (1960), l’un de ses premiers films, Maurice Pialat déjoue les codes du documentaire classique pour offrir une œuvre atypique et personnelle qui provoque encore aujourd’hui une grande émotion. Ni tout à fait poème ni tout à fait pamphlet, ce court métrage sur la banlieue française se construit sur un montage d’images choisies servant un propos plus littéraire qu’informatif. Le texte est empreint de nostalgie (« Longtemps j’ai habité la banlieue ») et d’amertume (« La banlieue triste qui s’ennuie »), le regard de Pialat sur la banlieue reste à l’image de son regard sur le monde en général, mélancolique et désabusé.
Les premières images du film ne sont pas sans rappeler celles du début de « Les Temps Modernes » (1936) de Charlie Chaplin où le découpage renvoie à la « dépersonnalisation » de l’individu qui n’est plus qu’une masse anonyme. Usant du même procédé métaphorique, Pialat semble nous dire que la banlieue noie l’individu dans des constructions répétitives et insipides. Et comme une machine à remonter le temps, l’auteur de « Sous le soleil de Satan » (1987) termine son film en montrant les bidonvilles des faubourgs et les conditions insalubres dans lesquelles de nombreux ouvriers se trouvent, contrastant grandement avec les pavillons de banlieue proprets. Aux accents de lutte sociale, « L’amour existe » ne peut pourtant pas être considéré comme un film engagé au même titre que les films de Joris Ivens et Chris Marker tant son auteur aime à brouiller les pistes ; les lieux et les individus ne sont pas reconnaissables, le texte reste l’unique guide du spectateur. Plus de 40 ans après, le film de Pialat demeure sans aucun doute l’un des chefs-d’œuvre du cinéma documentaire français.
A la même époque, Gisèle Braunberger (l’épouse du producteur de la Nouvelle Vague, Pierre Braunberger) signait le très prometteur « La direction d’acteur par Jean Renoir » (1968) où elle dresse le portrait moins connu du « patron » d’un certain cinéma français, pour reprendre les mots de Jacques Rivette. Renoir a effectivement influencé toute une génération de cinéastes. Admiré pour son souci d’authenticité et son degré d’exigence, il était très sensible à la vérité de l’instant pouvant faire répéter un comédien jusqu’à l’épuisement afin que ce dernier ressente et vive entièrement le moment de vérité pour le transmettre au mieux avec la plus grande des sincérités.
Le court métrage montre un réalisateur extrêmement pointilleux face à une Gisèle Braunberger docile. Au fur et à mesure que le cinéaste précise la manière dont les mots doivent être prononcés, c’est-à-dire sans aucune émotion, l’actrice-réalisatrice est de plus en plus nerveuse, laissant entrer en elle une colère froide. Le dernier plan du film est criant de vérité et Renoir a obtenu ce qu’il voulait de sa comédienne. Oui mais à quel prix ? Car c’est justement la relation entre le cinéaste et son actrice qui pose question. Entre manipulation et abus d’autorité les méthodes d’hier ne pourraient plus être utilisées aujourd’hui tant les rapports entre les personnes ont évolué. Le dispositif mis en place permet au spectateur de ressentir la nervosité de Braunberger ainsi que la rage face à l’insistance de Renoir. Avec ce court métrage, Gisèle Braunberger réalise un double film historique : un document sur le cinéma et un autre sur la façon de travailler de Jean Renoir.
Pour certains cinéastes, le documentaire n’est rien d’autre qu’une longue quête initiatique qui permet de s’ouvrir au monde. Ainsi le cinéma de Henri-François Imbert répond à ce besoin. Partant d’images d’archives, les siennes et celles des autres, il leur redonne un sens dans une construction intime et personnelle. Avec « Sur la plage de Belfast » (1996), il prend comme point de départ des images trouvées dans une caméra super 8 achetée lors d’une brocante. Ces images représentent une famille au bord de la mer, à Belfast, filmée 12 ans plus tôt. Fasciné par ces instants de vie qui appartiennent à d’autres, Imbert décide d’en retrouver les protagonistes. Son film est la narration de cette recherche. Doté d’une voix-off, la sienne, il voyage à travers le temps et l’espace rendant ses impressions palpables illustrant un propos universel : la quête de soi à travers les autres. Une réalité subjective se dévoile petit à petit, par touches impressionnistes tout au long de ce moyen métrage à la fois tendre et émouvant. Délicat comme peut être le souvenir, le film de Henri-François Imbert touche juste et laisse transparaître l’ambition suprême du cinéma qui est de museler le réel pour mieux le sublimer. Journal intime d’un cinéaste solitaire, subjugué par le temps qui passe, « Sur la plage de Belfast » met en lumière une autre façon de faire du documentaire.
De Samuel Collardey, on retient « L’Apprenti » qui a glané plusieurs prix à sa sortie dont le prestigieux Prix de la Semaine de la Critique à Venise en 2008, fortement inspiré de son film de fin d’études à la Fémis « Du Soleil en hiver » (2005). En Franche-Comté dans le monde rude de la paysannerie, Michel noue une solide amitié avec son apprenti, Francis. Le film évoque cette relation père-fils avec humour et pudeur. Dans la lignée des films dits humanistes qui traitent d’une situation avec une esthétique poétique, Collardey valorise le monde paysan en le filmant de façon tendre et émouvante car ce qui l’intéresse n’est pas la profession en soi mais l’humain qui se cache derrière. Filmé au plus près, le lien entre Michel et Francis est beau parce qu’il est vrai et a fortiori, le film de Collardey aussi. L’émotion est rendue par le contraste voulu dès le titre, entre la dureté du monde rural, tributaire d’une nature sauvage et la noblesse des sentiments qui lie les hommes entre eux.
La formidable rétrospective de Festival Partie(s) de campagne nous a permis de constater que depuis les premiers films des frères Lumière, le film documentaire s’est fortement diversifié à travers le temps ; des partisans de l’art aux aficionados de l’authenticité et du cinéma-vérité en passant par les fidèles du documentaire « fictionnalisé ». L’initiative est salutaire pour la vitalité du genre.