L’association Documentaire sur grand écran a consacré le 10 juin dernier au Forum des Images une carte blanche à Hervé Gauville intitulée “Alain Resnais par l’entrée des artistes”. Les films choisis ont offert aux spectateurs la possibilité d’appréhender sous un angle parfois méconnu l’oeuvre d’Alain Resnais, alors jeune cineaste L’ensemble des films montrés – en 35 mm, chose de plus en plus rare – a été réalisé à la fin des années 40 et au début des années 50, élement reconnaissable aux voix et aux musiques quelque peu datées.
Après une première partie de programme ayant mis l’accent sur les artistes au travail (Alain Resnais, l’art plastique et la peinture), la deuxième partie proposait de s’imprégner des oeuvres et par là même de rechercher dans ces travaux l’empreinte de leurs créateurs. En replaçant ces films dans une perspective historique, on peut voir ces deux séances comme un voyage vers les sources de ce qu’il est convenu d’appeler le “documentaire d’art”.
En (re)voyant les courts-métrages “Van Gogh”, “Gauguin” et “Guernica”, on est témoin de choix de mises en scène qui vont profondément marquer la représentation de la peinture au cinéma et à la télévision. L’objectif de la caméra se situe au plus près de la peinture de Van Gogh, Gauguin et Picasso, le grand écran permet de donner des proportions inédites aux détails d’une toile, révélant ainsi chaque coup de pinceau du peintre ; les mouvements de caméra donnent une impression de mouvement aux toiles.
Malgré l’absence de couleurs, le regard sur ces tableaux se retrouve densifié et harmonisé : déconstruisant les perspectives, inventant de nouveaux liens entre les compositions, Alain Resnais et ses co-réalisateurs amènent le spectateur à appréhender avec un autre regard le tableau qui lui est montré. Le soin tout particulier donné au montage permet de donner un sens alors inédit et une cohérence singulière entre les oeuvres.
Toutefois, on peut s’interroger sur l’utilisation du noir & blanc quand on connaît l’utilisation qu’en font Van Gogh, Gauguin et Picasso. Le réalisateur apporte des précisions dans l’un de ses entretiens : « Ce noir et blanc m’intéressait parce qu’il m’offrait le moyen d’unifier le film indépendamment de son contenu. Comme les tableaux n’étaient pas choisis en fonction de leur chronologie, cela me permettait une libre exploration spatiale, un voyage dans le tableau, sans souci d’une hétérogénéité que m’aurait imposée la couleur. J’avais toujours voulu tenter cette sorte de déplacement à l’intérieur d’un matériau plastique qui me laisserait toute liberté de montage… » (Alain Resnais à propos de son film “Van Gogh” – extrait de l’ émission de France Culture, « La Nouvelle Fabrique de l’histoire » du mardi 18 juillet 2006)
Alain Resnais se sert des tableaux pour nous raconter une histoire. Dans “Guernica”, le réalisateur montre des dessins préparatoires ainsi que des détails du tableau de Picasso. Avec les mots inspirés par Paul Eluard, la voix off nous plonge dans l’horreur qui a eu lieu dans la capitale historique du Pays Basque espagnol lors de son bombardement en 1937. Ici, le texte va de concert avec l’émotion qui avait pu saisir Picasso en apprenant ce qu’il avait pu se passer, mais aussi les intentions que le peintre avait pu avoir en peignant la toile.
Dans les deux courts-métrages suivants, “Van Gogh” et “Gauguin”, l’intention semble différente : les tableaux servent de support pour illustrer la vie de leurs auteurs. Bien que les détails des peintures soient la seule matière du film, c’est pourtant la voix du narrateur qui leur donne un sens, détournant ainsi celui détenu par les toiles. Ainsi, dans “Van Gogh”, on assiste aux étapes restées célèbres de la vie du peintre, la voix-off donne le ton et souligne son destin tragique. Malgré cela, le regard des autoportraits de Van Gogh adressés au spectateur par le biais de la caméra continue de nous questionner.
Questionner le spectateur c’est l’un des objectifs primordial du premier film de ce programme : “Les statues meurent aussi”. Au départ, il s’agit d’un film co-réalisé avec Chris Marker à la demande du collectif Présence africaine en 1951 sur ce qu’il était coutume d’appeler à cette époque “l’art nègre”. Très vite, les deux réalisateurs se sont appropriés le sujet et en sont venus à se poser la question suivante : « Pourquoi l’art nègre se trouve t-il au musée de l’Homme alors que l’art grec ou égyptien se trouve au Louvre ? » Pour y répondre, ils produisent un discours qui déconstruit méthodiquement la hiérarchisation des arts et les mécanismes d’oppression qu’elle induit, tout en dénonçant déjà “la muséification” du monde (“un art qui devient une langue morte”) et la marchandisation de l’art par l’Occident.La démarche de Alain Resnais et Chris Marker dans ce film tend à vouloir redonner à toutes ces oeuvres d’art anonymes africaines la place qui est la leur au sein de l’Histoire de l’Art. De multiples rapprochements avec les arts des différentes civilisations sont habillement entrepris, A noter le magnifique travail du directeur de la photographie Ghislain Cloquet qui éclaire avec justesse les oeuvres, contribuant ainsi à les faire voir sous un nouveau jour.
Le comité de censure de l’époque n’a pas été du même avis. Le film fût été amputé d’un tiers, censuré pendant plus de 10 ans. L’équipe du film et en premier lieu les réalisateurs et le producteur ont eu par la suite beaucoup de mal à retravailler pendant plusieurs années.
Malgré les problèmes rencontrés à la sortie du film et sa réception tardive par le public, « Les statues meurent aussi » reste un film important, nécessaire et véritablement d’avant-garde principalement par la représentation des arts et du monde qu’il donne à voir. Par certains aspects et malgré les années, il demeure encore d’actualité, comme on le voit par exemple dans la marchandisation de l’art (le prix astronomique d’une toile de Van Gogh aujourd’hui) mais aussi les questionnements qui entourent la définition que l’on peut donner à une oeuvre d’art et la place qui leur est assignée dans les musées.