Diplômée de l’Edinburgh College of Art, Gunhild Enger est une réalisatrice norvégienne dont l’univers artistique, en marge du paysage cinématographique actuel, interpelle grandement. L’absence de musique et l’usage de longs plans fixes révèlent une véritable curiosité pour la nature humaine et ses petits travers.
En cinq films, Gunhild Enger a imposé un style personnel où elle porte un regard à la fois distancié et absurde sur la réalité qui l’entoure. De « Bargain » (2006), son film de fin d’études, à « A Simpler Life » (2013), son dernier opus, en passant par « Passion » (2008), « Back-To-Work » (2011) et « Prematur » (2012), la réalisatrice aime créer des situations atypiques au travers desquelles les personnages évoluent dans un monde à part. Qu’ils soient noyés dans de longs plans larges ou opprimés dans des plans serrés, ils démontrent tous leur incapacité à communiquer avec les autres. Chez Gunhild, l’approche formelle rend compte de l’importance du plan et du cadre, dévoilant un sens brillant du détail. Tel un tableau renaissant, l’avant et l’arrière-plan sont au même niveau montrant à quel point la réalité est une extraordinaire mosaïque de faits et gestes ordinaires. Plan et narration sont ainsi mis côte à côte attestant d’une jolie maîtrise de la dramaturgie cinématographique.
Bargain
Pour son film de fin d’études, nominé aux prestigieux BAFTA, l’artiste fait preuve d’un sens de l’humour désopilant en mettant en scène un quadragénaire et un couple de septuagénaire habités par l’acquisition d’offres pas chères, de bonnes affaires (bargain). Quand l’un décide de célébrer Noël en février car c’est moins cher, les autres font une obsession sur le papier toilette. Avec ce premier film, Gunhild développe un univers absurde parsemé de cet humour dont seuls les Anglais ont le secret. La caméra très mouvante et la musique entrainante participent du côté comique du film. Loin des contraintes formelles auxquelles elle semble s’être astreint par la suite, la réalisatrice offre un petit film à mi-chemin entre le documentaire et la fiction.
Passion
Une femme d’un certain âge rentre chez elle, se déshabille, se douche, se couche nue sur le lit puis, se badigeonne de crème fraiche et attend patiemment son mari. Quand celui-ci arrive et la découvre dans cette posture, il ne sait comment réagir. Réalisé avec une immense économie de moyens, le film dispose d’une caméra fixe qui immortalise le temps qui passe, l’angoisse de l’attente ainsi que l’angoisse du vide comme celle que l’on retrouve dans les peintures de Hopper. Co-réalisé avec Marius Ektvedt, « Passion » est de ces films qui marquent tant la mise en scène soignée est subtile et intelligente. Très peu monté, le film est une expérience de la temporalité cinématographique sur un spectateur à la fois amusé et mal à l’aise.
Back-To-Work
À l’époque de « Back-To-Work » Gunhild Enger était sans travail et assistait à des séminaires organisés par l’organisme norvégien de demandeurs d’emploi. Après avoir assisté à plusieurs cours donné par un animateur, il lui est venu l’idée de réaliser un court métrage qui utiliserait le même dispositif que dans son film précédent. L’intérêt était de voir de quelle manière la forme allait rencontrer la réalité documentaire puisqu’ici rien n’était vraiment écrit à l’avance. Le film échappe tout naturellement à une narration classique. La réalisatrice pose sa caméra à un certain angle de la classe et ne la bougera plus tout au long des 16 minutes que dure le film. Et le dispositif induit la narration car une autre manière de filmer n’aurait certes pas rendu la même tension dramaturgique. Enger, qui n’avait pas l’autorisation de filmer les autres participants, est littéralement invisible, effacée ou plutôt elle est parmi les autres et par la force des choses, elle est le spectateur aussi. Le cours, lui, prend subitement des allures de spectacle et se transforme en un splendide One-Man-Show. Quant au propos du film, c’est celui d’un cours de remise en forme, de coaching. Le décalage entre l’animateur et l’assistance s’agrandit à mesure qu’il s’enfonce dans des théories philosophiques si loin de la réalité des demandeurs d’emploi venus trouver un petit coup de pouce psychologique. Interpellant avant tout, « Back-To-Work » est une expérience en soi.
A Simpler Life
Dans son dernier film tourné juste après « Prematur » et commençant à peine son parcours en festival, Enger s’attaque à la solitude d’un couple de retraités entourés de multiples gadgets nécessaires à faciliter leur vie. Encore une fois, l’intérêt du film réside plus dans la forme que dans son contenu. Parce qu’Enger a l’art et la manière, elle ne craint pas d’assembler des plans fixes les uns aux autres faisant drôlement ressentir l’ennui et le vide existentiel du couple. Au-delà des plans larges où la femme s’exténue à la pratique d’ exercices physiques et l’homme recherche la façon la plus adéquate d’éviter le moindre effort, Enger se fait critique du monde contemporain. Ici, le couple ne se voit plus, ne s’entend plus, ne se parle plus, ne s’écoute plus, il n’y a plus aucune interaction et communication entre les individus. Seuls les bruits des machines qui les entourent semblent répondre mécaniquement à cette quête de l’inutile car l’essentiel a définitivement disparu. Sombre, pessimiste et tellement absurde, « A Simpler Life » est un exercice de style réussi !
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