« Boro in the Box » de Bertrand Mandico, réalisateur habitué du Festival International de Clermont-Ferrand, fait partie de ces œuvres en compétition nationale qui ne vous laissent pas de marbre. Présenté cette année à la Quinzaine des Réalisateurs, le film nous fait pénétrer dans l’univers surréaliste du cinéaste polonais Walerian Borowczyk, et dresse le portrait de cet homme dans un abécédaire répertoriant les grands thèmes qui ont rythmé sa vie et ont déterminé sa carrière d’artiste. Il est le résultat d’une rencontre entre deux cinéastes, parce que la rencontre réelle n’a jamais eu lieu, il s’agit d’une rencontre cinématographique, fantasmée et d’une sorte d’hommage de la part de Bertrand Mandico. Le récit prend la forme d’un témoignage d’outre-tombe d’un artiste oublié, auquel l’actrice roumaine Elina Löwensohn prête sa voix douce et profonde.
Boro grandit à l’intérieur d’une boîte avec un simple trou en guise d’ouverture sur le monde extérieur. Enfermé dans un corps, lui-même emprisonné dans un cocon familial, le jeune homme n’est d’abord qu’un témoin passif des vices d’une famille aux mœurs douteuses, avant de quitter cet univers asphyxiant et de s’exercer comme créateur, non plus en Pologne mais en France. Se forgeant un regard conditionné par le format de sa boîte, un regard limité par un cadre, Boro semblait destiné à ne voir le monde qu’à travers l’œil d’une caméra. Ne pouvant s’échapper, celui-ci déclare avoir d’abord voulu explorer l’intérieur des choses, et cette boîte semble jouer le rôle d’une caméra qui permet à Boro de s’épanouir, ne faisant plus qu’un avec l’objet, pénétrant ainsi dans les entrailles du cinéma, captant une société à l’écart du monde.
Portrait d’un cinéaste exilé, « Boro in the Box » dépeint une Pologne désolée, terre d’aliénation. La boîte dans laquelle naît et meurt le narrateur est une métaphore qui sert à évoquer l’enfermement et le conditionnement du regard pour l’artiste polonais. Bertrand Mandico allie le fond à la forme, utilisant le découpage sous forme d’abécédaire pour mieux enfermer le récit dans une structure rigide, faisant écho au personnage enfermé dans sa boîte. Filmé en noir et blanc, le film revendique une certaine authenticité tout en ayant recours à des procédés modernes, notamment lorsqu’il s’agit des mouvements de caméra ou de la bande-son, un échantillonnage qui réunit divers sons évoquant plus une Pologne fantasmée qu’une Pologne réelle.
Le film développe un regard à la recherche d’une essence, explore l’univers visqueux et humide du corps humain, qui laisse s’échapper toutes sortes de fluides comme la salive du père, le lait de la mère, toutes sortes de sécrétions comme les « larmes salées » du grand-père, ou celles de la femme désirée et le sang de Boro lui-même. L’accumulation de gros plans sur les visages qui semblent marqués par la souffrance révèle une recherche de profondeur. On questionne le regard des hommes, figures de l’autorité, afin de découvrir ce qui se cache derrière leur apparente bestialité.
Le corps est au centre de cette œuvre qui provoque à tour de rôle le rire et le dégoût. « Boro in the Box » est un film de contrastes. La bestialité et la poésie se côtoient ici dans une valse par laquelle on se laisse porter, mais qui parfois dérange. Les corps violentés s’affrontent, s’accouplent, et ne font plus qu’un avec l’animal. La perversité des figures paternelles, l’allusion aux attouchements, le voyeurisme, sont finalement réutilisés sous une forme poétique par celui qui, d’abord victime, recherche sa propre jouissance dans l’exploration des corps et redonne une certaine dignité à la femme ; la mère et la muse.
Cependant, le contraste le plus frappant est celui qui confronte les images, la bande-son et le discours de la voix-off. Les paroles du narrateur sont bien souvent empreintes de joie et de naïveté, reflétant le regard innocent de l’enfant sur les adultes qui l’entoure, et viennent contredire des images parfois violentes. Bertrand Mandico nous montre avec subtilité que dans un pays où le discours officiel et les faits s’opposent, il faut garder les yeux bien ouverts et les sens en éveil.
Il n’y a pas de dialogues dans « Boro in the Box », mais cette absence est comblée par la présence d’une bande-son très soignée, mêlée d’extraits de discours en polonais, de chants traditionnels, de riffs de guitares tonitruants, d’une musique sombre et angoissante et de toutes sortes de bruits. Cette bande-son, évoquant la noirceur et la souffrance, prend elle aussi à contre-pied le discours du narrateur, jusqu’à ce que le déclin de sa carrière et la mélancolie s’emparent de lui, faisant ainsi se rejoindre le discours, la musique et les images, bouclant ainsi le récit de Walerian Borowczyk.
« Boro in the box » révèle la maîtrise de son réalisateur qui dresse un portrait à la fois fascinant et dérangeant d’un artiste méconnu. En 2008, Bertrand Mandico, influencé par le cinéma de l’Est, plus particulièrement le cinéma tchèque, a travaillé sur l’œuvre de Walerian Borowczyk dans le cadre de l’exposition organisée à Varsovie en l’honneur du cinéaste disparu en 2006. Lors de cette exposition, la totalité des films et travaux plastiques de Borowczyk ont été présentés en Pologne pour la première fois. Le parallèle entre les carrières de Borowczyk et Mandico, qui se sont tout deux exercés dans l’animation, le cinéma expérimental, la recherche graphique et une esthétique surréaliste, est frappant, et fait de « Boro in the Box » une œuvre extrêmement riche et très personnelle.
Le travail de Bertrand Mandico relève très certainement d’une forme de fascination pour le cinéaste disparu, qu’il parvient à nous transmettre avec succès. C’est dans l’histoire d’un homme, de sa naissance à sa mort, que l’on traverse de A à Z, à travers des mots comme « bestialité », « enfermé », « jouir », « Kafka », « lanterne magique » ou « pornographie », que le film prend toute son ampleur. On est partagé entre la perplexité, l’incompréhension et la fascination, des réactions propres aux œuvres surréalistes. Ce qui fait la force de « Boro in the Box » c’est sa nature profondément poétique, d’une beauté indéniable, à partir de faits, comme le viol, les attouchements, la guerre ou la censure qui, eux, relèvent plutôt de l’horreur et de la souffrance.
Agathe Demanneville
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