Admirable essai d’anthropologie visuelle, « Why Colonel Bunny Was Killed » défie les genres cinématographiques et frôle les frontières entre Art et Cultural Studies pour porter une réflexion pertinente sur l’altérité. Autant d’attributs qui lui ont valu le titre convoité de Meilleur Film dans la catégorie internationale au Festival Courtisane cette année.
Une série de photographies de paysages montagneux laisse apercevoir des régiments britanniques dans les lisières septentrionales d’une Inde colonisée. Un mystère, non résolu, se crée autour de la mort d’un certain colonel Bunny. Autre part, dans la bande-son, des odes glorieuses issues du Messie de Händel concourent avec des coups de feu pour se faire entendre, donnant naissance à une bande-son hétéroclite mais chargée de signification. Au fur et à mesure du film, le discours narré, comme les clichés de plus en plus intimes, oppose deux mondes : celui du narrateur et celui de l’Autre social.
Basé sur des photographies d’époque provenant de diverses sources et sur l’ouvrage Among the Wild Tribes of the Afghan Frontier de Dr T. L. Pennell, aïeul lointain de la réalisatrice et missionnaire anglais en poste à la frontière afghane au début du 20ème siècle, le court de Miranda Pennell opère un double travail sur le son et l’image, les deux quasi constamment en décalage.
Pourtant, l’hypothèse « documentaire » est vite établie par la notice du début attribuant le texte au Dr. Pennell. La voix-off du narrateur déclare elle-même dire seulement la vérité, directement vécue ou reportée par des sources fiables, avec un souci particulier de bien détailler celles-ci. Par ailleurs, la présence de bruits d’écriture dans une bande-son suggère un monologue intérieur et un narrateur fiable. Cependant, l’histoire de Pennell (Sr.) est construite de faits réels déguisés et retravaillés par souci d’anonymat et afin de « mieux garder l’attention du lecteur ». Tout comme le film de Pennell (Jr.) qui, par une sorte de mise en abyme, présente un discours insoupçonné derrière une narration apparemment téléologiquement déterminée. Ceci brouille les pistes pour le spectateur qui ne se doute de rien et qui pourrait presque s’attendre à un Whodunit face à un titre pareil, (même si la ressemblance à « Who Framed Roger Rabbit » ne peut qu’être une coïncidence).
Le mérite de ce court en tant que texte sur le colonialisme, et qui l’empêche de devenir un texte postcolonialiste lui-même, est son traitement du sujet, caractérisé par le symbolisme, l’imprécision et la pudeur démonstrative. L’anecdotique (une tentative d’assassinat ratée, le débat théologique entre le narrateur et un Mullah) est voilé dans le métaphorique et la métonymique (un terrain vide, des photos d’étoiles longuement exposées, les accessoires abandonnés du Mullah sanctionné). Lorsque le pictural reprend un rôle narratif, l’image part de détails (arbres, gros plans de personnages) vers des plans d’ensemble. Ainsi, une équipe de polo anglaise et un régiment afghan (avec les noms et les castes de chaque membre mentionnés en bas du cliché) sont montrés par bribes, suscitant une identification partielle, morcelée, problématique. Cependant, le message énoncé n’est pas moins significatif : les images finales, montrant les domestiques indigènes biffés des photographies, confinés à l’arrière-plan du champ de vision ou encadrés derrière des fenêtres, trahissent une politique de ségrégation.
C’est avec audace alors, et en même temps avec justesse, que la réalisatrice prend le parti de la déconstruction pour affronter le discours postcolonialiste. La représentation de l’Autre à l’époque du missionnaire bien intentionné trouve curieusement son parallèle à l’heure actuelle, au moment où la notion du « nous contre eux » se fait de plus en plus forte (même si cachée derrière un vernis de « politiquement correct »), où les subalternes spivakiens restent encore sans voix et soumis (même si munis de plus de droits) et où la bonne conscience du groupe dominant continue à se charger de résoudre les problèmes du reste du monde (les missionnaires de nos jours s’étant rebaptisés humanitaires).