Avant de devenir le directeur artistique du Cinéma du Réel, le festival dédié au documentaire de création, organisé par le Centre Pompidou fin mars-début avril, Javier Packer-Comyn a œuvré pendant plusieurs années en faveur du même cinéma à Bruxelles, en faisant venir des auteurs, et en montrant des films méconnus via l’association Le P’tit Ciné. D’une ville à l’autre, d’une expérience de travail à l’autre, des fondamentaux sont restés : dialogue entre passé et présent, statut de l’image, regards sur le monde, solitude groupée, et points d’entrée. Entretien.
À l’époque du P’tit Ciné, tu te voyais comme un passeur entre le cinéaste et le public. Est-ce un rôle que tu as eu l’occasion de développer plus amplement au Cinéma du Réel, avec une équipe et une structure bien plus importantes qu’à Bruxelles ?
Ce qui est stimulant ici, c’est de se rendre compte qu’il y a d’autres passeurs tels que Pierre-Alexis Chevit, Arnaud Hée, Corinne Bopp. La structure n’est pas similaire au P’tit Ciné, mais l’approche est la même : on est très proche du débat, de la rencontre, des gens.
D’où vient l’envie de programmer une compétition de courts métrages dans un festival qui met en avant le documentaire et qui se balade entre les films de patrimoine et les nouvelles réalisations ?
Mon envie n’est pas guidée par la durée du film. Ce qui m’intéresse, c’est l’écriture particulière du film. C’est difficile pour moi de raisonner en longs ou en courts, mais je dois apprendre à le faire parce que c’est nécessaire pour l’organisation d’un festival. Cette année, j’ai effectivement eu envie de mettre en avant les courts, mais au final, j’en ai retenu moins que je le pensais pour la compétition. Ce geste de programmation ne se dessinera peut-être plus amplement que l’année prochaine.
Pour l’instant, dans le documentaire, les registres d’images étant très variées, il me semble que quelque chose d’assez beau est en train de se consolider, quelque chose qui fait qu’aujourd’hui, un festival peut faire cohabiter des films très différents, comme « Coming Attractions » et « Pa Rubika Celu ».
Pendant longtemps, il y avait une grande tendance au portrait et à la voix-off dans les courts, cela se remarquait beaucoup dans les films danois et allemands. On montrait par exemple une femme de ménage dans ses mouvements et dans ses gestes, tandis que son récit était proposé en off. Il y avait de l’empathie, de la sensibilité, mais il manquait quelque chose. Depuis quelques années, je sens néanmoins une variante.
Comment cette variante s’exprime-t-elle par rapport à ce que tu voyais précédemment ? Dans les films que vous proposez, on sent une vraie recherche formelle, un vrai éclatement des genres.
Effectivement, les genres éclatent. Quand je ne connais pas quelque chose, j’ai envie d’approfondir, de découvrir. Je suis vraiment ouvert à tout. Par contre, je suis toujours attentif à la manière dont le film travaille le monde et à celle dont le monde traverse le film.
Personnellement, j’ai l’impression que notre écriture a changé et que beaucoup de documentaires sont devenus fragmentés. La manière dont on décrit les choses et dont on se décrit a évolué. J’ai l’impression qu’on se dirige de plus en plus vers une espèce d‘observation en fragments, un peu à la manière d’une écriture d’Annie Ernaux. J’ai le sentiment que l’être humain est devenu très sensible à l’infra-ordinaire, au micro-événement, à une écriture très parcellée, pouvant être le fruit d’une boulimie, d’un zapping ou d’une manière de raconter le monde qui n’est plus soumis à une vue d’ensemble.
Serait-on passé du point de vue au fragment ?
Non, parce que dans le fragment, on peut aussi avoir un point de vue. C’est comme si on accepte l’impuissance à fixer une image globale pour raconter le monde, ce qui sauve notre regard, c’est de pouvoir découper, s’arrêter sur une chose en particulier.
Pour faire le lien avec le fragment, vous montrez au Réel un film mobile anonyme, “Fragments d’une révolution” portant sur la révolution iranienne. L’idée de montrer des images filmées avec une caméra à portée de main, de proposer des images anonymes, c’est une forme d’engagement pour vous ?
L’engagement n’est pas de mon côté, il est du côté de celui qui font les films, puisque dans ce cas précis, ma position est confortable. Je montre un film, les cinéastes ont besoin d’anonymat, je le comprends, je le respecte : ils prennent des risques. Pour moi, ce film-là, c’est un excellent exemple de ce que peut être le statut d’une image. Il est composé d’images qui ont été filmées avec des téléphones portables lors de la révolution populaire avortée en Iran, donc quelque part, l’image est faite à un moment précis, dans un acte immédiat pour pouvoir la diffuser, la faire circuler sur Internet, et informer sur ce qui est en train de se passer dans le pays. Le temps du cinéma documentaire vient dans un deuxième temps, c’est-à-dire qu’à un moment donné, les cinéastes nous racontent autre chose. La manière dont ils organisent, classent les images tournées à la va vite prend non seulement une valeur historique mais aussi une densité d’analyse grâce au film qui est en train de se faire. On est donc dans un travail de recomposition d’éléments épars pour raconter la grande histoire. Ce qui m’intéresse, c’est que le matériau de base a changé de nature. C’est aussi ça, le rôle du cinéma : déplacer la nature du matériau.
De plus, le film réunit tous les anonymes. Au-delà du fait qu’il reste anonyme parce qu’il y a un réel danger à se nommer, je pense que l’auteur de ce film, en faisant ce travail, rend aussi hommage à l’anonymat de tout le monde.
Cette année, des documentaires ont été montrés sur la Toile, à l’initiative de Pointdoc, un nouveau festival en ligne. Comment jugez-vous au Réel le lien entre Internet et ces images ?
Internet pourrait m’intéresser comme outil, mais je proviens de la relation entre un public et une salle, et rien ne remplace pour moi cette sensation d’être seul ensemble, d’être isolé sur mon siège et de me sentir relié aux autres. Évidemment, Internet crée des communautés d’utilisateurs, mais la seule dans laquelle je me sens réellement bien quand je suis face à un film, c’est la salle. C’est le seul rapport aux images auquel je crois.
Parallèlement à la compétition, vous montrez énormément de films anciens, courts, isolés, inconnus, invisibles, repêchés un peu par miracle. Comment arrivez-vous à repérer ces films parfois sans auteurs et sans producteurs ?
Globalement, il n’y a qu’un secret : une énorme connaissance sur le cinéma accumulée de part et d’autre, qu’heureusement, je ne connais pas ! Je découvre ces films au fur et à mesure. Un programme, c’est comme du tissage. À un moment donné, les fils nous sont tendus : un ouvrage nous livre la référence d’un film, celui-ci comporte un générique, les noms qui y figurent renvoient vers d’autres personnes. Moi, je ne peux partir que de ce que je ne connais pas.
Tu ne connaissais donc à la base aucun des films que tu as décidé de programmer ?
Si, certains oui, mais ce sont les points d’entrée. Il y a quelque chose de cyclique dans la cinéphilie, dans l’histoire du cinéma : on ne cesse de découvrir la même chose en creusant à chaque fois un peu plus profondément. On approfondit car nos connaissances s’affinent, car on a le goût d’aller plus loin. Après, on se retrouve avec une grande masse d’images et on doit évaluer les films. Dans les courts que j’ai gardé, j’ai aussi voulu garder des choses qu’aujourd’hui, on peut encore réellement défendre comme films.
Ce qui veut dire ?
Ce sont des films qui ont échappé pour moi à la notion de propagande de l’époque. Si les films sont hermétiques 70 ans plus tard, ils ne me renvoient pas au monde d’aujourd’hui. Le dialogue entre passé et présent est primordial. L’important dans le documentaire, c’est d’apprendre à voir le monde, à être plus ancré dans son quotidien. Je pense que ça vaut la peine de montrer des œuvres ayant cette porosité dans le passé, elles peuvent nous renvoyer à quelque chose d’actuel. Ce n’est pas les instrumentaliser, mais c’est souligner leur valeur universelle et l’éventuel écho qu’elles peuvent avoir encore aujourd’hui.
Certains des courts que vous montrez ont commencé leur carrière au festival de Venise. Les sélections des autres festivals ne sont pas un frein pour vous ?
Il y a un ordre naturel des choses. Les festivals comme Venise, Berlin et Cannes sont des lieux de polarisation, ils sont beaucoup plus grands que nous. Je trouve normal qu’un film aille là-bas et que beaucoup de choses en découlent. Pourquoi ne montrerais-je pas un film qui est passé à Venise il y a six mois et qui n’a pas été vu à Paris ? Par rapport au public, je ne me pose pas de questions. Je montre les films qui m’intéressent avant tout.
Tu programmes en séances spéciales Richard Leacock et Leo Hurwitz, deux documentaristes ayant eux aussi un lien au court. Qu’est-ce t’intéressait en eux ?
Richard Leacock, je l’avais déjà programmé à la Cinémathèque, à Bruxelles. C’est quelqu’un qui fait partie de l’histoire du cinéma et qui est à l’origine de la caméra en son synchrone, une invention qui a vraiment bouleversé le documentaire et représenté une nouvelle forme de liberté. Il a notamment suivi, dans “Primary”, John F. Kennedy, candidat aux primaires américaines, partout, du meeting au salon. Ce qui est assez étonnant avec lui, c’est qu’il s’est autant intéressé au milieu politique que musical. C’était des lieux qui avaient besoin d’être décloisonnés, il a pu les filmer.
Leo Hurwitz, c’est autre chose. Je ne connaissais globalement que deux films de lui et le fait qu’il avait filmé le procès Eichmann, il est souvent réduit à cela seulement, d’ailleurs. J’ai eu la possibilité de voir le reste de son travail grâce à un DVD pédagogique, même pas commercialisé, édité en Suède, et j’ai découvert une œuvre très variée et très poétique. Hurwitz a toujours été très juste sur l’analyse politique de son époque, ça m’a donné l’envie de le programmer.
Est-ce que des noms comme Leacock et Hurwitz intéressent la presse? Comment réagit-elle par rapport au genre documentaire en général ?
Faut-il parler de ce qu’on sait ou de ce qu’on ne connait pas ? La plupart des médias aujourd’hui préfère conforter le lecteur, le spectateur, l’auditeur dans ce qu’il sait déjà plutôt que de prendre le risque de lui délivrer un autre contenu. C’est un éternel débat, un mauvais calcul, je pense. Un pan de la cinématographie n’intéresse pas les gens, mais ce n’est pas pour autant qu’on se sent isolés. Le festival rencontre son public et a une belle couverture de presse. Certains journaux pointus ont évoqué notre travail dans leurs pages culturelles, mais cette année encore, on m’a reparlé de Michael Moore, d’Océans, et du Cauchemar de Darwin. Ça, c’est ancré, ça reste malheureusement.
Propos recueillis par Katia Bayer
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