Tous les articles par Katia Bayer

João Gonzalez : »Trouver la meilleure façon de représenter mes idées »

À Cannes, nous avons rencontré le jeune réalisateur portugais João Gonzalez. A tout juste 26 ans, il signe son troisième film d’animation Ice Merchants qui a remporté le Prix Découverte Leitz Ciné du court-métrage à la Semaine de la Critique 2022.

© Aurélie Lamachère

Format Court : Quel est ton parcours ? Qu’est-ce qui t’a amené aux courts-métrages et à l’animation ?

João Gonzalez : Ma première formation, c’est la musique. Mon père est professeur de piano, du coup j’ai commencé à jouer assez jeune. J’ai abandonné quand j’avais 13 ans pour me consacrer au volleyball. Je me suis ensuite dirigé vers les sciences, même si j’ai toujours su que j’avais un lien fort avec le dessin, l’illustration et la musique. Mon objectif était de postuler dans une école d’ingénieur en informatique, mais j’ai raté mon examen et je me suis finalement dirigé vers les arts multimédias. Honnêtement, c’est la meilleure chose qui me soit arrivée : j’ai étudié le design vidéo, la programmation, l’animation, le web design, le graphisme. C’est là que j’ai découvert l’animation. Au même moment, j’ai retrouvé mon amour pour la musique, et j’ai recommencé à jouer de manière très intensive. Je voulais intégrer un Master en Piano au Royal College of Music à Londres.

En troisième année à l’école ESMAD de Lisbonne, on nous a demandé un projet personnel de fin d’études : j’ai choisi de réaliser un film d’animation, alliant mon intérêt pour la musique et l’illustration. En parallèle, je dessinais et composais les bandes sonores. Une partie du projet est également une performance artistique. J’adore jouer du piano en direct lors des projections dans les festivals. C’est une façon de sortir de ma zone de confort.

Après avoir terminé ce premier film, j’étais totalement passionné par l’animation car cette technique demande des connaissances dans tous mes sujets de prédilection. Je me suis alors préparé pendant une année entière à l’illustration et au dessin d’animation pour entrer au Royal College of Art.

Combien de temps t’a-t-il fallu pour réaliser la version finale de  Ice Merchants ?

J.G.: Ice Merchants est en fait mon film de fin d’études à RCA. Cela a pris deux ou trois ans. J’ai réécrit et amélioré certaines parties de l’histoire. La version actuelle n’est pas totalement la même version que celle de mon diplôme. Ça aurait certainement pris moins d’années si j’avais consacré tout mon temps au projet. En même temps, j’ai postulé à d’autres projets, fait d’autres œuvres… C’est pour ça que la production a duré deux ans.

C’est ton troisième film. Les deux autres ont déjà eu beaucoup de succès dans les festivals d’animation. Comment perçois-tu ces retours positifs ?

J.G.: J’ai l’impression qu’ils ont attiré beaucoup trop d’attention pour ce qu’ils sont, surtout le premier, The Voyager (rires). C’est un film très important pour moi parce que j’avais besoin de faire l’expérience de l’animation et de créer mon propre chemin vers elle. J’ai fait ce film sans aucune base, j’ai dû apprendre beaucoup sur la réalisation, le montage et masquer mes limites en matière d’animation technique. Être primé dans des festivals a été une grande surprise.

Comment définirais-tu tes films ?

J.G.:  La plupart de mes films sont en fait nés d’images qui me viennent à l’esprit, celles que l’on a au moment de s’endormir. Ensuite, on y pense et elles disparaissent tout simplement. C’est ce qui me pousse à essayer de faire des films parce que j’aime beaucoup ces images. Quand j’en ai une, je commence à la dessiner, à écrire beaucoup dessus et à créer l’environnement dans lequel le film va se dérouler.

Dans le cas de Ice Merchants, l’image était une maison attachée à une très grande falaise. Cette image a servi de base à tout le film. Quand je commence à faire un film, je n’ai absolument aucune idée de ce que ça va être. Le scénario vient en premier et j’utilise ce dernier pour m’inspirer, pour créer le film.

J’ai passé beaucoup de temps à écrire le scénario de ce film. J’ai même modélisé un décor en 3D. Mes films passent normalement par des sujets personnels. Par exemple, The Voyager parle d’agoraphobie, quelque chose que j’ai vécu. Nestor parle de trouble obsessionnel compulsif, qui est quelque chose qui me tient à cœur. Le nouveau n’est pas aussi personnel que les autres : je raconte l’histoire du point de vue d’un père, ce que je ne suis pas. C’est donc un pas en avant. Mais nous avons tous subi une perte. Nous avons tous connu la solitude. Je pense que la plupart de mes films en viennent toujours à la solitude et à l’isolement dans un endroit spécifique, ce qui est quelque chose que j’aime.

Dans ce dernier film, tout tourne autour de la relation entre un père et son fils – nous sommes plus habitués aux représentations de liens entre un mère et son fils et aux clichés patriarcaux. Pourquoi as-tu choisi l’angle « père et fils » ?

J.G.:  Encore une fois, c’est quelque chose qui s’est fait naturellement. Je ne voulais pas spécialement aller à l’encontre du stéréotype du père. C’était simplement plus facile à représenter pour moi. C’est peut-être inconsciemment parce que je suis un homme et que j’ai tendance à créer des personnages qui me sont plus proches. Mais la mère n’est pas totalement absente du scénario, elle est la protectrice et elle devient en quelque sorte le héros.

Tes dessins comportent un nombre limité de couleurs. Pourquoi ?

J.G.: C’est surtout un choix de design. Mais en même temps les couleurs parlent beaucoup, elles font ressentir des choses. Pour moi, une palette de couleurs limitée rend le message plus simple. Aussi le film acquiert une autre identité car il a moins de couleurs. Il est plus identifiable. Je fais toujours attention à choisir des couleurs qui fonctionnent pour l’effet que je veux dans le film. Je commence avec trois ou quatre couleurs, puis j’ajuste. Et tous les jours pendant environ un mois, je teste, je créé ainsi une palette de couleurs plus large. L’important est que cela me plaise esthétiquement, même si les couleurs sont limitées, elles seront toujours similaires.

Par exemple, The Voyager parle d’agoraphobie et d’anxiété. Alors j’ai utilisé des couleurs froides : roses, violets, bleus… Et quand il y a un moment plus tendu, je passe aux rouges. Dans The Ice Merchant, il s’agit davantage du contraste entre le temps plus froid de l’extérieur et une sensation de confort plus chaleureuse, surtout lorsque les personnages sont à l’intérieur.

As-tu des sources d’inspirations artistiques ?

J.G.: Je ne peux pas citer d’inspiration précise. J’ai un problème avec les références : quand j’ai l’impression de faire quelque chose de trop proche de quelque chose que je connais, j’ai l’impression de le voler. Je ne suis pas à l’aise avec ça. Inconsciemment, nous nous inspirons de tout. Mais pour le film, j’ai essayé au maximum d’obtenir quelque chose que je n’avais jamais vu auparavant et qui me plaise esthétiquement. Je passe beaucoup de temps en pré-production. Je vais parfois à l’extrême : quand je fais un cliché, je vérifie sur Google images juste pour être sûr qu’il n’y a rien de semblable (rires) !

Tu dessines, tu composes la musique, tu t’occupes du montage tout seul. Tu ne veux pas travailler avec d’autres personnes ?

J.G.: Ice Merchants était mon premier film financé, donc on a pu réunir une équipe. Pour The Voyager et Nestor, j’ai tout fait moi-même sauf que j’avais un mixeur son qui travaillait avec moi. Il a également travaillé sur ce film. Et pour Nestor, j’avais des gens qui ont joué du violoncelle parce que j’ai composé pour cet instrument mais je ne le maîtrise pas. Ils ont fait un travail brillant. Je ne suis donc pas totalement seul. Avec les financements de Ice Merchants, nous avions une équipe formidable. Nous sommes très contents du résultat. J’ai beaucoup aimé travailler avec d’autres personnes même si c’est vraiment difficile pour moi car je suis très pointilleux.

J’ai travaillé avec Ala Nunu sur l’animation. J’animais la moitié des plans et elle faisait l’autre moitié. C’est l’une des meilleures animatrices au monde. Elle s’est vraiment adaptée très facilement à l’esthétique du film. Et pour moi, c’était une réelle opportunité car elle a beaucoup plus d’expérience que moi. Grâce à ma collaboration avec elle, je suis bien meilleur maintenant.

Pour la musique, nous avions Ed Rousseau pour la conception sonore. J’ai composé la bande originale, mais comme c’était la première fois que je composais pour plusieurs instruments, j’ai travaillé avec Nuno Lobo, un ami qui est compositeur. C’est lui qui a fait l’orchestration. Il m’a aidé à transposer ma composition.

Ricardo Real a été le chef d’orchestre des sessions d’enregistrement, ce qui m’a beaucoup aidé car je n’ai jamais dirigé personne. Nous avions aussi une équipe de coloristes incroyables. J’ai dessiné tous les décors et je les ai peints, mais l’animation des personnages a été faite par eux. Ils ont également fait les effets VR pour les nuages.

Souhaites-tu rester dans l’animation ou aimerais-tu un jour t’essayer à la fiction ?

J.G.: Je ne mets pas de côté le fait de faire de la fiction. Mais j’envisage plus de trouver le meilleur moyen de concrétiser mes idées en termes d’objet. Si une idée fonctionne mieux en fiction, je la ferai. Mais je ne me forcerai pas pour que cela se produise. Je n’ai aucune expérience dans ce domaine, mais je pense qu’en tant que réalisateurs il est vraiment important de comprendre quel est le meilleur format pour exploiter son idée. Les idées que j’ai eues jusqu’à présent étaient adéquates pour l’animation.

De la même manière, j’aimerais faire un long-métrage, mais je ne veux pas faire un long-métrage pour le faire. Si je meurs en ne faisant que des courts métrages, je serais heureux. Ma priorité est simplement de trouver la meilleure façon de représenter mes idées.

Que peux-tu nous dire à propos des financements de ce film ?

J.G.:  J’ai trois producteurs : le Royal College of Art de Londres car c’est mon film de fin d’études ; Cola Quente qui est mon principal producteur au Portugal, et qui m’a aidé à travailler sur l’appel à subvention de l’Institut du Cinéma et de l’Audiovisuel (ICA, Lisbonne) grâce à qui nous avons obtenu 90.000 € pour le film. C’était très généreux. Nous avons également fait une partie de la production en France. Wild Stream nous a aidés à obtenir de l’argent pour les coloristes.

Nous avons pu réunir une équipe formidable. Comme j’occupais encore un grand nombre de fonctions dans le film, nous avons pu payer notre équipe très équitablement, ce qui est vraiment important pour moi. Tout le monde était très content et la production s’est très bien déroulée.

Travailles-tu sur d’autres projets ? As-tu d’autres courts-métrages en préparation ?

J.G.: En ce moment, ma priorité est de voyager et de me reposer pendant quelques mois, car ça a été deux années très intenses. J’ai déjà des points de départ qui peuvent être explorés et développés pour faire un film, mais j’y reviendrai l’année prochaine.

Propos recueillis par Anne-Sophie Bertrand

Traduction : Anne-Sophie Bertrand avec l’aide de Clarice Lagon

Article associé : la critique du film

Monia Chokri : « Mon école du cinéma s’est faite sur les plateaux »

Actuellement à l’affiche avec son deuxième long Babysitter, Monia Chokri a fait partie cette année, comme Laura Wandel et Félix Moati, du Jury officiel de Cannes qui a attribué ce samedi la Palme d’Or du court-métrage (à The Water Murmurs de Jianying Chen) et jeudi le Premier Prix de la Cinef (à Il Barbiere Complottista de Valerio Ferrara).

À l’occasion de cet entretien réalisé avant la clôture de Cannes, l’actrice et réalisatrice québécoise, Prix Coup de coeur Un Certain Regard en 2019 pour La Femme de mon frèreévoque ses débuts de l’autre côté de la caméra avec son court Quelqu’un d’extraordinaire, son intérêt pour le tragi-comique et son rapport à l’écriture. Rencontre.

Format Court : Quelqu’un d’extraordinaire est le seul court-métrage que vous ayez réalisé. Comment ce projet s’est-il mis en place ?

Mona Chokri : Je viens du jeu et j’ai toujours eu en moi, je pense de manière un peu inconsciente, l’envie d’aller plus loin dans ce métier. L’idée de réaliser à une époque où j’avais fait Les Amours imaginaires, par exemple, me semblait impossible. C’était comme penser être astronaute, ça me paraissait inatteignable et je n’y avais même pas pensé. Quelqu’un d’extraordinaire est arrivé par l’écriture. J’écrivais toujours un peu pour le théâtre et progressivement, en 2011 ou 2012, je me suis mise à écrire un long-métrage en me disant que j’allais le donner à un réalisateur pour qu’il le réalise. Cependant, plus j’écrivais, plus je voyais les images, et ça m’embêtait car plus je les voyais moins j’avais envie de donner le projet à quelqu’un, même si je n’avais aucune expérience. Ça a été ma rencontre avec Nancy Grant, ma productrice, qui a été fondamentale dans cet accès à la réalisation. Je lui ai parlé de ce film que j’écrivais et elle m’a répondu que ça l’intéressait, qu’elle avait envie de me suivre là-dedans, mais je lui ai dit que ça allait être compliqué puisque je n’avais pas fait de court-métrage et au Canada, on ne peut pas passer directement au long financé sans avoir déjà touché à la mise en scène et à la réalisation.

Au printemps, Nancy m’a demandé pourquoi je n’écrirais pas un petit truc où je pourrais tenter la réalisation. Au même moment, je rencontre Josée Deshaies qui deviendra ma chef opératrice et qui a notamment travaillé avec Bertrand Bonello. On passe donc toutes les trois une soirée ensemble à discuter et Josée me dit, comme un coup de cœur humain, qu’elle a envie de me suivre si jamais j’ai envie de faire un truc pendant l’été. Vient l’anniversaire de mes 30 ans où Nancy, ne sachant pas quoi m’offrir, prend une carte de Metafilms [la boîte de production] et écrit dessus : “Bon pour un premier court-métrage, toutes dépenses payées”. Je me suis dis qu’il fallait désormais que je fasse quelque chose avec ça. Je me suis mise à écrire Quelqu’un d’extraordinaire cet été là, en faisant le premier draft en deux semaines, ce qui était assez fulgurant, et où, avec ma naïveté, j’ai écrit une histoire avec beaucoup de gens et non pas quelque chose de confidentiel entre deux personnes. Finalement, ce petit truc qui devait être un peu des essais caméras et expérimentaux est devenu un film hyper produit de 29 minutes complètement financé par Nancy. Après l’avoir fini, elle m’a dit qu’une telle durée pouvait être super compliquée en festival, mais nous avons finalement été sélectionnées à Locarno où nous avons gagné un prix, puis nous avons enchainé avec une cinquantaine de festivals. C’est devenu l’histoire de Quelqu’un d’extraordinaire et en fait un peu ma carte de visite.

C’est avec ce film que vous avez pu avoir la confiance nécessaire pour vraiment vous approprier le statut de réalisatrice et faire un long-métrage par la suite ?

M.C. : Oui absolument ! Encore une fois je dois beaucoup à Nancy, je le dis tout le temps mais c’est une des femmes que j’admire le plus au monde parce qu’elle a cru en moi. Je me souviens du moment où, une semaine ou deux avant de commencer à tourner, je lui ai dit que je ne savais pas si j’allais pouvoir réaliser et être en mesure de parler aux techniciens ; elle m’a dit : “Tu sais, bon nombre de réalisateurs ne savent pas parler aux acteurs, mais toi, comme tu es actrice, tu sais leur parler, chacun ses forces.” Et sur le plateau, j’ai pu réaliser qu’effectivement, comme j’avais été actrice avant, mon école du cinéma s’est faite sur les plateaux et que ma chance, par rapport à d’autres réalisateurs qui ne vont pas sur les plateaux des autres, c’est que j’ai pu observer, notamment chez Xavier Dolan qui m’a beaucoup appris aussi, comment faire un film et le fait qu’il n’y a pas de méthode, qu’il faut inventer la sienne. Ça m’a donné une certaine confiance et une certaine liberté, j’ai pu réaliser que je connaissais plus de choses techniques que je ne le pensais. Il y a aussi plein de choses que je ne savais pas et que je continue d’apprendre, mais ça fait partie du métier.

Qu’est-ce que vous avez le sentiment d’avoir appris justement avec le tournage de ce film ?

M.C. : On a fait le film en quatre jours, ce qui n’est pas très long. J’ai appris d’abord à distendre mon énergie sur la longueur, chose que je n’ai pas fait sur le court mais sur le premier long. Ça a été, je pense, la plus grande leçon. Il y a tellement de choses que cela est exponentiel, même encore aujourd’hui où je continue d’apprendre à chaque film, ce qui est normal et tant mieux.

Est-ce qu’il vous arrive de revenir au court maintenant que vous êtes passée au long-métrage en tant que réalisatrice ?

M.C. : Non ça ne m’est pas arrivé. J’ai fait des clips, ce qui n’est pas exactement du court-métrage. Je ne pense pas que le court-métrage est un art mineur, ce n’est pas la salle d’attente pour le long-métrage. Si j’ai une idée de court-métrage qui ne tiendrait que sur un format court, je pourrais très bien le réaliser. Ce n’est pas exclu bien que pour le moment, je travaille plutôt sur des longs.

Vous avez travaillé avec Morgan Simon, pour son premier long-métrage Compte tes blessures. Vous venez également de jouer dans le premier film de Charlotte Le Bon, Falcon Lake (Quinzaine des Réalisateurs 2022). Est-ce que vous sentez qu’il y a une proximité entre le premier long-métrage et le court-métrage ? Qu’est-ce qui vous donne envie de travailler avec ces réalisateurs et réalisatrices qui ne sont pas très âgés et qui se forment petit à petit ?

M.C. : Je n’ai pas de snobisme vis-à-vis de ça, je cherche la rencontre entre un auteur et un metteur en scène. Évidemment quand ce sont des premiers films; je demande toujours à voir les courts parce que c’est très bien de lire un scénario mais ça ne dit rien sur l’atmosphère et la force d’un metteur en scène. C’était donc le cas pour Morgan. Pour Charlotte, c’était un peu différent car j’avais vu Judith Hôtel et c’est également une amie. Nancy produisait son film alors je me sentais en famille et à l’aise d’aller faire l’actrice chez Charlotte. Le scénario de Morgan était impeccable et ça a été l’une des rares fois dans ma vie où j’ai lu un scénario en 80 pages qui tenait impeccablement sur papier, donc après avoir vu ses courts, c’était une aventure qui me paraissait évidente.

Ici, à Cannes, les films en compétition ainsi que les films d’écoles sont observés par votre jury, commun aux deux sections. Les prix remis sont différents, les carrières peuvent l’être également. Est-ce que vous évaluez ces films de manières différentes ?

M.C. : Non. Évidemment que lorsque l’on regarde des films d’école, on a une bienveillance et une tendresse par rapport à une certaine maladresse qui pourrait subsister ou surgir dans un film, mais les films que nous avons vus et primés pourraient, pour moi, pratiquement apparaître dans des sections professionnelles. La différence est qu’on prime des cinéastes qui seront là demain assurément. Et puis quand on juge des films, on juge des films, c’est évidemment avec notre coeur.

Qu’est-ce qui vous a touché dans Il Barbiere complottista de Valerio Ferrara, le premier prix de de la Cinef cette année ?

M.C. : Ça m’a particulièrement touché, c’était mon film préféré pour plusieurs raisons. D’abord, et je l’ai dit sur scène, je fais partie de la tragi-comédie et c’est vrai que chez les cinéastes de comédie, on se bat d’une certaine manière pour exister en festivals car ce n’est pas forcément un genre qui est pris au sérieux…

Pourquoi, à votre avis ?

M.C. : Pour plein de raisons. Par snobisme déjà, parce qu’on pense que la comédie, peu importe le sujet, est toujours traitée avec plus de légèreté que si celui-ci avait été traité en drame, alors que c’est faux. Ce que Valerio Ferrara a fait, c’est prendre un sujet très grave, vraiment d’actualité, et écrire un scénario avec une grande maîtrise où il nous parle de conspirationnisme, de l’état d’esprit des rapports de classes et de la perte de repère de ces gens qui croient aux théories du complot. Et il a choisi le ton de la comédie pour le faire.

Pour moi, la comédie est un genre important parce que lorsque l’on rit ensemble, on est davantage ouvert au dialogue et on réfléchit au monde dans une espèce de douceur. Par exemple, le film de Louis Garrel [L’Innocent] a réjouit la salle, il y a quelque chose qui crée un bien-être chez l’être humain. C’est hyper important, j’aimerais qu’on arrête de penser que la comédie est un sous-genre. Dans mes réalisateurs préférés au monde, il y a les frères Coen qui font des comédies étranges, des comédies noires. Pour moi, The Big Lebowski est à niveau égal des grands maîtres. Il n’y a pas de différence de talent et de profondeur, c’est juste maîtrisé. Le problème de la comédie, c’est qu’il est très difficile d’y faire de la mise en scène car on a toujours peur que la mise en scène étouffe la comédie. C’est pour ça que les frères Coen en sont un exemple très important pour moi : ils arrivent à faire des choix de mise en scène qui augmentent la comédie. Je suis ravie car c’est un genre que je défends, et même Valerio Ferrara était étonné de ce fait.

« Il Barbiere Complottista »

Comment écrivez-vous vos scénarios pour aller vers la comédie ? Est-ce que vous pensez au jeu ou à des idées de mise en scène ?

M.C. : Ce qui est un peu compliqué, c’est que je ne fais pas de comédie. Je n’écris pas en me disant que ça doit être drôle. J’écris ce que je pense être juste et ma manière de voir le monde, je ne suis jamais rentrée dans une optique de me dire que j’allais écrire une comédie. Pour moi, le monde est tragi-comique, la comédie est du drame avec du temps qui passe dit-on. J’écris en observant des situations dans ma vie, j’ai l’humour facile, les choses me font rire, voilà comment j’écris. Sur le plateau, je dis toujours à mes acteurs qu’il faut absolument qu’on joue comme si on était dans un Bergman, c’est-à-dire que je ne veux jamais qu’on joue la comédie ou qu’on l’appuie. Je leur dis de jouer comme si c’était le plus grand drame de leur vie car c’est ce qui est drôle : la situation est dramatique pour le personnage et par mon regard, je le fais devenir comique. Il y a des moments sur le plateau où l’on rigole bien sûr, mais je veux toujours que les acteurs soient dans un vrai état de vérité, la situation ne doit pas être faite pour faire rire le spectateur, je déteste la minauderie et je la déteste aussi dans le drame.

Dans vos films il y a comme un contrecoup où le spectateur peut s’identifier en se disant que, justement, il y a un décalage en termes de jeu. Il y a ce qu’on voit et une manière d’y réagir qui est peut-être différente. Vous amenez quelque chose de décalé qui fonctionne bien.

M.C. : Ce n’est vraiment pas quelque chose qui est intentionnel. Parfois, on me reproche d’être burlesque ou d’en faire trop, mais je suis dans ce que je pense être juste, je ne pense jamais à ce qui peut faire rire ou choquer, ce sont les autres qui me le disent. On est bizarre dans le regard des autres. Je ne me dis jamais que je suis quelqu’un de bizarre ou que j’ai des idées bizarres. Je ne le sais pas, j’essaie juste de chercher la vérité et la sincérité dans ce que je fais. C’est parfois compliqué dans la vie d’être bizarre mais ça m’aide dans mes créations.

Propos recueillis par Katia Bayer en collaboration avec Anne-Sophie Bertrand. Retranscription : Eliott Witterkerth

The Water Murmurs de Story Chen, Palme d’or du court 2022

Dans une esthétique très poussée, Story Chen reprend à son compte le genre post-apocalyptique en suivant l’itinérance d’une jeune femme dans une ville dévastée par la montée des eaux. Un parcours entre rêve et réalité version 2050, Palme d’or à Cannes 2022.

Suite à la chute d’un astéroïde dans l’océan pacifique, le niveau de la mer monte drastiquement et entraine des tsunamis à répétitions. Les habitants des côtes chinoises ont rejoint le centre du pays tandis que certains, par choix ou par ignorance, restent exposés à la catastrophe. Parmi eux, une jeune femme : Nian.

Allégorie flagrante des conséquences de notre réchauffement climatique, Story Chen transpose les raisons d’une hausse brutale du niveau de la mer pour questionner davantage les impacts sociologiques qui pourrait avoir lieu en cas d’effondrement.

Au coeur de cette ville aux allures de ville fantôme, toutes les dynamiques se croisent sans forcément se rencontrer. Des retardataires qui réunissent dans l’urgence leurs affaires jusqu’à ceux qui, s’avouant condamnés, préfèrent passer le reste de leur temps à festoyer dans l’euphorie de groupe et l’alcool ; de son côté, la jeune Nian décide de retrouver son ami d’enfance pour un dernier adieu.

Dans ce quotidien post-apocalyptique où on vole les informations aux détours de conversations, le film met en lumière la contradiction entre ceux qui partent et ceux qui restent. Cette co-présence de deux générations, de deux mentalités (les « pour », les « contre ») est toujours symptomatique des grands bouleversements. La confusion règne et chacun trouve sa vérité là où il le peut. Les vieux qui ont leur vie derrière eux face à la jeunesse qui continue d’avoir foi en son avenir malgré la désolation ; comme Tian, jeune peintre, qui trouve son inspiration en réalisant des croquis de bâtiments délabrés.

Mais quelque chose retient Nian. Une part d’elle semble ne pas vouloir prendre en compte les facteurs qui l’environnent, mais l’utilisation des plans larges n’a de cesse de la ramener à son contexte. À l’abri ou exposée, elle semble toujours en décalage entre les réponses qu’elle vient chercher et le cadre hostile qui est le sien. Dans une forme de résistance passive, elle semble vouloir tenir tête aux éléments.

Chantiers interrompus, appartements déserts, infrastructures croulantes… La civilisation disparaît pendant que la nature dans toute son âpreté reprend ses droits et nous rappelle combien elle peut être inhospitalière. Prise dans ce compte à rebours, Nian tente de recoller les morceaux dans cet espace-temps où les souvenirs ont disparu et le futur n’a plus sa place.

Son amitié vouée à l’échec avec le jeune Tian ne fait que renforcer la dimension fatidique de la nature sur notre humaine condition. Cette différence d’échelle remet les enjeux humains à leur juste place, infiniment petits et vains, comparés aux conséquences démesurées du macrocosme qui nous entoure. Mère Nature ne fait que rappeler que c’est elle qui aura le dernier mot.

Ainsi, la quête de la jeune Nian laisse place au désoeuvrement, les tons bleutés envahissent progressivement l’image, annonçant la catastrophe à venir. Le décorum de cette société à l’arrêt, où Dieu aurait fait comme « pause », un sentiment de déjà-vu nous traverse et peuvent faire songer aux images glaçantes de Tchernobyl après l’explosion. Ces quartiers et ces immeubles soudainement dépeuplés où on voyait le café encore fumant, montre la réaction quasi instinctive des êtres humains face à une catastrophe de grande échelle : la fuite et le chacun pour soi.

Dans ce face-à-face avec le néant, quand l’espoir laisse place au regret, le rêve et l’imagination prennent le relais. Nageuse depuis l’enfance, Nian rejoint les baigneurs qui attendent l’ultime vague, renvoyant ainsi à la scène d’ouverture avec ces invocations qui égrènent les chapelets du Sort : « What next for them now ? »

Augustin Passard

Consulter la fiche technique du film

La Palme d’or et la Mention spéciale du court 2022 !

Ça y est ! Cannes se termine. Du côté des courts, deux films ont été distingués lors de la cérémonie de clôture de la 75ème édition du festival par le Jury récompensant à la fois les films de l’officielle et ceux de la Cinef.

La Palme d’or du Court métrage a été attribuée au film chinois The Water Murmurs de Story Chen

Synopsis : Lorsqu’un astéroïde frappe la terre, entraînant des éruptions volcaniques sous-marines, les habitants d’une petite ville riveraine commencent à fuir vers l’intérieur des terres. Avant de partir, Nian décide de dire au revoir à son amie d’enfance. Ses souvenirs de la ville commencent à devenir de plus en plus clairs dans son esprit au cours de ce voyage.

Articles associés : la critique du film, l’interview de la réalisatrice

Une Mention Spéciale a récompensé le film népalais Lori de Abinash Bikram Shah

Synopsis : Une mère chante des berceuses à sa fille de 12 ans afin de la calmer. Mais lorsque les berceuses se terminent et que la fille reprend ses esprits, la réalité s’avère bien plus sombre et bouleversante.

Prix Lights on Women 2022 : Spring Roll Dream de Mai Vu

Depuis l’an passé, L’Oréal Paris propose via son prix « Lights on Women » de récompenser une jeune réalisatrice en compétition à Cannes (à l’officielle ou à la Cinef, la section dédiée aux films d’écoles). Un Jury, une présidente : Kate Winslet.

© Katia Bayer

Depuis le lancement de ce prix, l’actrice américaine a choisi deux jeunes cinéastes sorties d’écoles, sélectionnées à la Cinef : en 2021, l’allemande Aleksandra Odic pour son film Frida et cette année, la vietnamienne Mai Vu pour son film Spring Roll Dream.

L’an passé, pour cause de pandémie, Kate Winslet s’est exprimée à distances par écrans interposés, chose rectifiée cette année lors du dîner donné hier par L’Oréal Paris à la plage Martinez auquel assistaient également Helen Mirren et Andie MacDowell, autres égéries de la maison « qui le vaut bien ».

« Spring Roll Dream »

La jeune réalisatrice Mai Vu, toute émue, a récupéré son prix, en y voyant un encouragement pour la suite. Spring Roll Dream, sélectionné à la Cinef de cette année, a déjà fait l’objet d’une critique sur notre site internet au vu des qualités de ce court d’animation en stop motion à la croisée des histoires et des générations sorti de la NFTS de Londres. L’interview de la réalisatrice et de son producteur est également consultable sur Format Court.

Gakjil de Sujin Moon

Pour son tout premier film, la jeune réalisatrice sud-coréenne Sujin Moon se distingue en compétition officielle à Cannes, avec une courte animation singulière. Elle dépeint de façon glaçante et habile la manière dont la société nous pousse à porter un masque social. Le film se déroule essentiellement dans le huis-clos d’une salle de bain. Une femme au teint très blanc enfile à la manière d’une combinaison, une « peau » identique à elle-même à l’allure bien plus soignée, dès qu’elle est confrontée à des interactions sociales.

Le titre original du film (Gakjil) signifie « peau morte » en français. Dans ce court-métrage mené dans tous ces aspects (son, décors, production) par Sujin Moon, cette dernière montre explicitement les conséquences du mal-être causé par cette « peau » qu’on porte afin de s’adapter à la société. A travers un ton surnaturel, elle décrit la manière dont le vrai soi peut être dissocié de celui qu’on montre à l’extérieur.

Dès la scène d’introduction, une femme très blanche et légèrement transparente, nettoie cette peau rose et à la face souriante. Le contraste est frappant voire dérangeant entre la protagoniste livide, exténuée, morose qui ne sourit jamais et la « peau », qui affiche un sourire gigantesque presque effrayant et de grands yeux étirés en hauteur. L’atmosphère humide, moite et même dégoulinante de la salle de bain nous permet de sentir avec le personnage cette sensation horriblement inconfortable de porter une peau qui ne nous sied pas. La réalisatrice parvient à nous faire éprouver le dégout et le mal-être que l’héroïne finit par ressentir envers elle-même. Elle utilise l’animation pour donner une image fantastique de la réalité, osant mettre en scène la décomposition d’un visage en couches superficielles.

L’aspect perturbant du court-métrage est renforcé par la colorimétrie légèrement grise et verdâtre, accentuant cette notion du dégoût de soi ainsi que par l’absence de dialogues et musiques. Seuls quelques bruitages très bien choisis remplissent le silence : le son des touches sur le clavier d’un téléphone portable qui remplace le dialogue des filles, par exemple, ou encore le frottement de la fausse peau humide contre la protagoniste. Cela crée un ton épuré qui permet de se concentrer pleinement sur le sujet du film. La cadence est aussi très lente, avec très peu d’images par seconde, nous laissant ainsi le temps de nous imprégner de l’action. L’animation est entrecoupé de longues fondues noires appuyant le caractère claustrophobique et anxiogène du court-métrage.

Le film de Sujin Moon ne laisse pas indemne. Il donne libre cours à diverses interprétations, mais résonne particulièrement dans l’actualité sud-coréenne, où l’apparence a un impact conséquent dans la vie quotidienne et professionnelle, poussant de nombreuses personnes à recourir à la chirurgie esthétique. Sur un ton sombre et surnaturel, la jeune réalisatrice gratte la peau sociale de son personnage pour nous dévoiler son « moi profond », abîmé par les changements d’identité successifs.

Laure Dion

Consulter la fiche technique

Queer Palm du court, Un Certain regard : 3 lauréats repérés par Format Court

De nouveaux prix ont été attribués à Cannes. Récemment, on vous parlait de la Queer Palm, le prix LGBT+ de Cannes, attribué à un court et un long, toutes sections confondues.

Pour le court, 12 films, répartis dans différentes sections du festival, concouraient au prix. Le Jury, présidé par Catherine Corsini, lauréate de la Queer Palm 2021 pour son film La fracture, a choisi de récompenser un court chinois de la Semaine de la Critique : Will you look at me, réalisé par Shuli Huang. Cela tombe bien : nous en avions déjà parlé sur notre site.

En longs-métrages, du côté d’Un Certain Regard, deux films, chroniqués pendant cette période cannoise, ont été récompensés : Les Pires de Lise Akoka et Romane Gueret a obtenu le Prix Un Certain Regard tandis que Rodéo de Lola Quivoron a eu le Coup de coeur du Jury.

Les prochains prix seront annoncés ce soir avec le clôture de la 75ème édition du festival.

B comme Il Barbiere Complottista

Fiche technique

Synopsis : Dans un quartier populaire de Rome, vit un barbier adepte de théories du complots. Il est la risée de tout le monde, en famille et au travail. Personne ne le prend au sérieux jusqu’au jour où il est arrêté par la police.

Année : 2022

Genre : fiction

Durée : 19′

Pays : Italie

Réalisation : Valerio Ferrara

Scénario, dialogues : Valerio Ferrara, Alessandro Logli, Matteo Petecca

Image : Andrea Pietro Munafo

Décors : Nike Paolucci

Montage : Diego Bellante

Musique : Alessandro Speranza

Son : Filippo Telleschi

Interprétation: Lucio Patanè, Maria Pia Timo, Simone Rinaldi, Bruno Pavoncello, Ilir Jacellari, Beatrice Modica, Antonello Tortu, Stefania Visconti, Fabio Morici, Michele Sallicandro

Article associé : la critique du film

Il Barbiere Complottista de Valerio Ferrara

Le premier prix de la Cinef a été attribué  ce jeudi 26  au court-métrage italien Il Barbiere Complottista (A Conspiracy Man) de Valerio Ferrara, ce dernier empochant la belle somme de 15.000 €.  Le cinéaste prometteur récemment diplômé de la prestigieuse école Centro Sperimentale Di Cinematografia (Rome), s’est démarqué avec une comédie de 19 minutes sur un gourou des théories du complot, soudainement arrêté un soir, par la police.

Antonio, un barbier marié avec un enfant, rapporte dans son précieux blog tout ses doutes et ses convictions sur la « réelle » vérité que cache le gouvernement. Il est la risée de son entourage, jusqu’à ce qu’un soir, des policiers interviennent chez lui pour l’emmener au poste et le placer en garde à vue…

Sans évoquer aucune théorie de complot déjà existante, le sujet du film de Valerio Ferrara vibre pourtant avec l’actualité. Lorsqu’on est plongé dans l’univers de cet homme qui doute de tout et n’accorde aucune confiance au gouvernement, on ne peut s’empêcher de penser aux théories du vaccin et du confinement liés à l’épidémie du Covid qui ont fait fureur ces deux dernières années. Le réalisateur préfère cependant inventer de toute pièces dans sa narration des complots comme la défaillance des lampadaires par exemple. Cela lui permet de garder une audience impartiale et créer de l’empathie avec le protagoniste chez le spectateur.

On s’attache effectivement à Antonio, héros ordinaire du quotidien, passionné par ces sujets complotistes. Il est brillamment interprété par Lucio Patanè, nous renvoyant l’image d’un homme au bon fond, victime de sa paranoïa. Valerio Ferrara parvient à nous faire éclater de rire à travers des répliques cinglantes et absurdes. Une tâche qui n’est pas aisée pour un cinéaste, tout jeune de surcroît.

Le rythme rapide du film participe à l’aspect humoristique. Le réalisateur joue avec diverses registres en n’hésitant pas à les exagérer à la manière d’une parodie. Il créé parfois du suspense, frisant avec le registre du thriller et Giallo : la scène d’introduction par exemple, en caméra subjective qui s’approche doucement d’Antonio ou la noirceur du plan et la lumière de l’écran clignotante sur le visage de ce dernier, créent une esthétique familière des films italiens des années 70. Cela offre un réel dynamisme au court-métrage. Valerio Ferrara ose notamment les plongées, contre-plongées provoquant une immersion totale dans le monde complotiste du protagoniste.

Cette familiarité qui évoque les films italiens de l’époque de Dario Argento est aussi provoquée par le décor et l’univers mis en place par le cinéaste. Le vieux papier peint comme la lumière très jaune donnent le sentiment que le film ne se situe pas au 21ème siècle. Et c’est particulièrement le métier d’Antonio (barbier) qui peut rappeler de vieilles comédies (Le Dictateur, Le Barbier de Séville, Beaumarchais). L’élément essentiel qui trahit la date de la diégèse du film, c’est la présence de l’ordinateur, réceptacle de la précieuse « vérité » du protagoniste sur le fonctionnement du système.

Sur un sujet contemporain et anxiogène, Valerio Ferrara renverse la tendance en nous faisant rire et en créant un univers bien à lui, inspiré de l’esthétique des années 70-80 !

Laure Dion

Consulter la fiche technique du film

Retrouvez prochainement l’interview du réalisateur

Laura Wandel : “Il faut que je sente un point de vue”

Laura Wandel est une habituée du Festival de Cannes. Son premier court-métrage, Les Corps étrangers, a été sélectionné au festival en 2014 et son premier long, Un Monde, était à Un Certain Regard en 2021. Aujourd’hui, elle travaille sur son deuxième film, développé au sein de la Résidence du Festival de Cannes. Elle est aussi jurée pour la Cinef et pour les courts-métrages de la sélection officielle.

© Alice Khol

Format Court : Ton court-métrage, un film d’école, a été sélectionné à l’officielle. Comment avais-tu appréhendé cette sélection ?

Laura Wandel : Je n’ai presque pas eu le temps de m’en rendre compte ! Je l’ai appris après tout le monde parce que j’étais en train de faire un film en Haïti. Je me souviens très bien, je vois un numéro français qui m’appelle et je ne décroche pas. Le lendemain, on est en route et je vois une vingtaine de SMS de félicitations sur mon portable et c’est là que j’ai compris. J’avais oublié, j’étais dans autre chose. Je suis partie à Cannes très vite après.

Comment c’était de se retrouver ici, avec un court-métrage, en compétition ?

L. W. : Ce que je retiens surtout, ce sont les belles rencontres que j’ai faites, et particulièrement avec les organisateurs du festival. Je ne pensais pas qu’ils allaient être si bienveillants, tellement gentils. C’était une rencontre incroyable. C’est un plaisir d’être ici, ils font tout pour qu’on se sente bien. Ce festival peut faire peur mais pas du tout. Les gens sont humains, très à l’écoute.

Tu fais partie des sélectionnés de la Résidence du Festival de Cannes, ce qui te permet de travailler sur ton nouveau projet. Comment est-ce l’expérience de résidence, l’accompagnement dans l’écriture ?

L. W. : Je reste très libre. On peut demander à avoir des consultants, à rencontrer des réalisateurs. Ce qui me nourrit surtout, c’est de pouvoir rencontrer des réalisateurs du monde entier et de ne pas être toute seule face à l’écriture. On n’écrit pas ensemble mais on vit tous dans cet appartement, on mange, on regarde des films ensemble et surtout on échange.

Tu as déjà été tentée par la co-réalisation ?

L. W. : C’est autre chose. Là, ce qui est enrichissant c’est qu’on échange sur les films qu’on écrit ou qu’on voit. Être à Paris aussi, c’est très nourrissant ! La vie culturelle, le théâtre, le cinéma, les expositions : tout ça participe à l’écriture.

Dans ton jury, vous évaluez les films d’école et les films de la sélection officielle. C’est encore une expérience différente. Quel regard portes-tu sur les films que tu vois ?

L. W. : Le plus bienveillant possible parce que j’ai été à l’école, je sais ce que c’est de découvrir ce que c’est de faire un film. J’essaye de détecter des pattes, des prises de risques mais toujours avec indulgence.

Pour les films de l’officiel, j’arrive avec un regard neutre. J’aime bien ne rien lire et voir ce que je comprends du film sans rien savoir avant. Je ne peux pas faire l’impasse sur une chose : il faut que je sente un point de vue, voire une prémisse de point de vue.

Quand tu as écrit Un Monde, à quel moment as-tu senti que tu avais trouvé ton point de vue ?  A l’écriture ?

L. W. : Dès le départ, je sentais que ça devait partir du point de vue d’un enfant. Je suis beaucoup allée observer dans les écoles. C’est ma manière de travailler, j’ai besoin de m’immerger dans le réel, d’interviewer des gens, d’aller observer dans les lieux. Tout le travail avec les enfants a beaucoup nourri l’écriture.

Qu’est-ce que tu as appris avec ton court-métrage ?

L. W. : J’ai trouvé une manière de m’exprimer et aussi, j’ai rencontré une partie de ma famille de cinéma, des professionnels avec qui je continue de travailler.

Propos recueillis par Katia Bayer et Anne-Sophie Bertrand. Retranscription : Agathe Arnaud

Félix Moati. Un film, un rapport au monde

Révélé dans les années 2010 en tant qu’acteur, Félix Moati s’est tourné vers la réalisation avec un premier court Après Suzanne (qui était en compétition officielle à Cannes en 2016) et un premier long-métrage Deux fils, sorti deux ans plus tard. Il fait partie du jury de courts-métrages et de la Cinef de cette édition cannoise 2022.

© Victor Moati

Est-ce que tu visionnes les courts-métrages de La Cinef et ceux de la compétition officielle différemment ?

Félix Moati : Les films de La Cinef sont présentés par des jeunes réalisateurs·rices. C’est impossible de ne pas prendre en compte que ce sont des films d’école, donc produits à un stade encore embryonnaire de leur carrière par rapport aux réalisateurs qu’on évalue pour l’officielle. Un film, ça se contextualise forcément et à la Cinef, l’âge est un paramètre important. Dans la compétition officielle, les réalisateurs ont déjà plus d’expérience, ils ont fait plusieurs films. Par exemple, Bi Gan s’était déjà fait beaucoup remarquer en 2018 avec son film Un grand voyage vers la nuit (Un Certain Regard 2018), il revient cette année avec le court A short story.

Ton court Après Suzanne avait été sélectionné à l’officielle en 2016. Qu’avais-tu ressenti à ce moment-là ?

F.M. : J’étais hyper fier, c’était vraiment de la fierté. Il y avait évidemment de l’appréhension et du trac, c’est évident. J’avais beaucoup de curiosité pour les autres films aussi. Il y avait un film suédois, dont je ne me rappelle plus du titre, qui était extraordinaire. Bon après, je ne cache pas que ça pouvait être un peu tendu parfois entre nous, il y avait une sorte de compétition. C’est dommage d’ailleurs, nous n’avons pas gardé contact…

Ta filmographie compte de nombreux courts-métrages, qu’as-tu appris en tant qu’acteur et réalisateur à travers les courts, notamment ceux des autres ?

F.M. : Je pense que j’ai plus appris en tant que réalisateur. C’est une économie qui est très petite, très légère, des équipes de personnes qui commencent. L’énergie est différente. Dans la fabrication, il y a une dimension plus artisanale donc c’est très instructif. Je recommande à tous ceux et celles qui veulent faire de la mise en scène soit de réaliser de nombreux courts-métrages soit de garder cet esprit artisanal.

« Après Suzanne »

Mais toi, tu es passé assez vite au long-métrage ?

F.M. : Oui. En fait, mon long-métrage était déjà écrit quand j’ai présenté mon court. Après, j’ai mis deux ans à le réaliser car j’étais déjà engagé sur plusieurs rôles. J’aurais pu le faire plus rapidement.

Est-ce que les jeunes auteurs te contactent pour que tu joues dans leur courts ? Est-ce c’est quelque chose qui t’intéresse ?

F.M. : C’est toujours une question de temps. Et malheureusement, je l’ai de moins en moins, ce temps. Et en plus, comme je suis devenu père, dès que j’ai un peu de temps libre, je reste en famille pour voir grandir mon fils. Mais c’est vrai que cette année, j’ai reçu beaucoup de propositions pour des courts-métrages, ce qui est toujours flatteur. J’aime bien l’idée que ces jeunes soient sensibles à mon travail et qu’ils pensent à moi pour des rôles.

Qu’est-ce qui avait déterminé le projet du court Après Suzanne ?

F.M. : J’avais surtout envie de raconter une histoire courte. Par ailleurs, c’est vrai qu’il faut aussi respecter certaines étapes pour accéder au long-métrage. Il y a beaucoup de pression, beaucoup d’enjeux financiers. J’ai préféré réaliser Après Suzanne avec des amis, des professionnels et des techniciens que j’ai rencontrés sur des tournages,  mais finalement avec très peu d’argent. Je m’étais fait recaler de Canal +, du CNC, de la région. On a dû tourner avec un budget de 3.000€. Et ma carrière d’acteur ne m’a pas spécialement aidé, je pense même que ça a pu me desservir car on pensait que je n’avais pas besoin de financements pour le film. Et puis, je crois que personne n’était vraiment emballé par le scénario. C’est bizarre d’ailleurs car quand j’ai été nommé à l’officielle à Cannes et aux César, certaines personnes sont revenues me voir.

Pour revenir à ton rôle de juré à Cannes justement, quelles sont les qualités que tu associes à la forme courte ?

F.M. : Courte ou longue, pour moi, c’est la même chose. Je demande à un film de m’exposer un rapport au monde. Ce n’est pas une question de morale, mais vraiment d’éthique. C’est d’ailleurs ce qui m’a totalement séduit avec le film de Valerio Ferrara [qui a remporté le Premier Prix de la Cinef avec Il Barbiere Complottista]. Dans son film, on comprend où il veut aller dès les premiers plans, on capte l’articulation des personnages, leur façon de s’exprimer. C’est captivant. Le réalisateur a une vision. C’est ce qui est le plus compliqué, le plus tenu à avoir, particulièrement dans un court-métrage.

Propos recueillis par Katia Bayer en collaboration avec Anne-Sophie Bertrand.

Le Feu au lac de Pierre Menahem

Seul français en lice (avec Amartei Armar pour Tsutsue) dans la compétition officielle au Festival de Cannes 2022, Pierre Menahem signe avec Le Feu au lac un premier court-métrage d’une sensibilité à fleur de peau. Ici, les sens prennent le dessus sur les mots. Coup d’essai, coup de maître !

Caméra à l’épaule, on suit les gestes d’une vieille femme qui étend du linge, entourée de ses poules. Une lessive faite à la main probablement… Très vite, la finesse de l’habillage sonore interpelle et ce qui se dégage immédiatement, c’est le soin apporté aux affaires des autres et la fragilité du corps, dans tout ce qu’il peut avoir de lent, de saccadé et de répétitif, le tout ponctué par un souffle lourd.

En contrehaut, Félix déambule dans les alpages avec son bâton de berger parmi ses bêtes en train de paître. Tout est paisible, la montagne est belle et les sons viennent souligner la béatitude de la grande ruralité estivale où l’opulence de la nature seule suffit. Bruissement des feuilles, souffle du vent qui balaye les coteaux, tintements des cloches des vaches tarentaises qui se mêlent à celles du village en contrebas… Plan saisissant en plongée où la silhouette du personnage principal se découpe sur un fond de hameau où retentit les sept heures de la fin de journée. Le clocher témoigne subtilement que les deux personnages se trouvent dans un même espace-temps. Chacun d’un côté de la montage, chacun à sa besogne.

D’entrée, Pierre Menahem impose un regard assez objectif, comme s’il était en observation de ses propres personnages. Ce qui donne aux premiers instants du film des allures presque documentaires où il laisse le spectateur prendre contact progressivement avec la situation.

On apprécie chaque rituel, chaque geste rompu au quotidien sans se douter que chacun d’eux est peut-être exécuté ce soir pour la dernière fois.

Des marqueurs significatifs apparaissent, ceux de notre époque, dans ce qui semblait jusque-là intemporel. Dans la maison de cette femme, on pourrait reconnaitre la cuisine un peu négligée de nos anciens où une télé que personne ne regarde tourne en boucle, balançant des informations riches en « Pôle Emploi » et autres mauvaises nouvelles, des ustensiles de cuisine qui ont fait leur temps sur fond de vieille gazinière pleine d’allumettes brûlées. Dans la cadre serein de cette ferme en pleine nature, le sifflement croissant de la bouilloire révèle que quelqu’un s’en est allé. Ce n’est pas un oubli, c’est une absence.

Stoïque, Félix découvre le corps de sa mère. Le découpage elliptique des séquences laisse planer un choix entre la mort ou un repos momentané. Le doute reste permis. Chez Félix, on sent alors une éducation à la dure, peut-être même une enfance difficile, où le choc laisse place au mutisme. Ici, les sentiments ne filtrent pas.
Mais là où l’émotion se contient voire se retient jusqu’au bord de l’implosion, le son à nouveau prend le relais mais pour servir cette fois la fébrilité du fils, sur un fond strident de bouilloire et de flux d’informations continues. Qu’on le veuille ou non… World keeps turning !

Un objet déterminant vient infléchir la tension de cette situation : le smartphone. Occasion d’échappatoire immédiat pour Félix, un jeune homme vient de le contacter via une application de rencontres et lui propose un rendez-vous. Porte de sortie oblige !

On tire le rideau et on part ailleurs. Prise de distance géographique avec ce qu’on ne veut pas voir vers de nouveaux paysages, une nouvelle maison et surtout une nouvelle rencontre. L’histoire prend un nouveau tournant. L’arrivée des dialogues rend même la première partie du film lointaine, comme un souvenir.

Mais à l’image, il y a étonnement quelque chose qui dénote, et même déstabilise : un fermier avec un smartphone. Observation absurde apparement, mais dans ce cas, pour quelle raison offrir un cadre bucolique et affranchi des villes et de la nouvelle technologie pour y faire advenir de manière inopinée voire paradoxal, le symbole même de la mondialisation et de la modernité ? Qui plus est agrémenté des dernières applications de rencontres en vogue…

Quel discours tenir alors sur ces applications ? Que dire du fait qu’elles réussissent, par le biais des smartphones, à s’insinuer jusque dans les contrées les plus reculées d’un pays. Qu’elles viennent animer des zones qui sont autant de déserts sociaux et culturels, auprès de ces individu.e.s loin des villes, loin des yeux, loin du coeur.

On peut penser quelques instants à Petit Paysan d’Hubert Charuel, qui vient interroger la vie ordinaire de ces vachers empêtrés dans des problématiques que peu de gens entendent et observent. Ces éleveurs, souvent pris à la gorge, qui purgent un quotidien plus que difficile, quitte à changer leur fusil d’épaule, comme Félix, et à passer du fromage à la viande pour des raisons financières. Isolés, ces applications deviennent alors pour eux la seule solution afin de créer un peu de lien, briser une solitude, combler un vide ou même surmonter un deuil… Le seul moyen pour retrouver parfois un peu de tendresse et d’écoute.
Félix part alors retrouver ses désirs et ces étreintes qui lui manquent, décharger ces non-dits et cette peine qu’une parole, qu’un soupir ou rien qu’une larme pourrait enfin apaiser. Le temps d’une nuit, Félix part faire la paix avec la réalité et chercher la force qui lui manquait.

Avec un nombre plutôt restreint des lieux de tournage et une action se resserrant sur moins de 24h ; voilà une économie de moyen exemplaire qui n’altère en rien les qualités prometteuses de ce premier court-métrage. Rien d’étonnant, c’est un ancien producteur qui est aux commandes.

Issu du milieu de la production (Still Moving), Pierre Menahem fait donc ici ses premiers pas de réalisateur. Ainsi, celui qui accompagnait les auteurs et autrices a décidé de sauter le pas et de passer derrière la caméra. Il porte ici un film où les thématiques du deuil et de l’émancipation sexuelle s’entrecroisent, se répondent et même se permettent. L’un entrainant l’autre, de facto.

Dans le lac, esprit serein dans un corps qui se libère à son tour. On retrouve le souffle du début, mais un soupir cette fois. Nu, l’enfant retourne à l’eau. Après la perte de la mère, il faut renaître.

Augustin Passard

Consulter la fiche technique du film

L comme Le Feu Au Lac

Fiche technique

Synopsis : Un hameau de haute montagne, l’été, Felix descend de l’alpage où il surveille ses vaches et découvre le corps de sa mère inanimée. Sous le choc, il prend la fuite. Il conduit plusieurs kilomètres dans la vallée pour se rendre chez le jeune homme qui vient de le contacter sur une application.

Genre : fiction

Pays : France

Durée : 15′

Année 2022

Réalisation : Pierre Menahem

Scénario, dialogues : Pierre Menahem

Images : Aurélien Py

Décors : Cécile Leclercq

Montage : Marylou Vergez

Son : Valentine Gelin

Interprétation : Hervé Lassïnce, Pierre Moure, Isabelle Rama

Production : Barberousse Films

Article associé : la critique du film

W comme The Water Murmurs

Fiche technique

Synopsis : Lorsqu’un astéroïde frappe la terre, etraînant des éruptions volcaniques sous-marines, les habitants d’une petite ville riveraine commencent à fuir vers l’intérieur des terres. Avant de partir, Nian décide de dire aurevoir à son amie d’enfance. Ses souvenirs de la ville commencent à devenir de plus en plus clair dans son esprit au cours de ce voyage.

Genre : fiction

Année : 2022

Durée : 15′

Pays : Chine

Réalisation : Jianying Chen

Scénario, dialogues : Xiaozi Muhua

Image : Bing Xi

Décors : Yi Wang

Montage : Junlin Du

Son : Yanming Feng

Interprétations : Taiwen Zhang, Rongxi Li, Annabel Yao

Production : Entertainment T.H

Article associé : la critique du film

La Cinef, le palmarès

Le Jury des courts métrages et de La Cinef, présidé par Yousry Nasrallah et composé de Monia Chokri, Félix Moati, Jean-Claude Raspiengeas et Laura Wandel, a décerné les prix de La Cinef aujourd’hui lors d’une cérémonie en salle Buñuel, suivie de la projection des films primés. La sélection comptait 16 films d’étudiants en cinéma, choisis parmi 1 528 candidats en provenance de 378 écoles dans le monde.

Premier Prix : Il Barbiere Complottista (A Conspiracy Man) de Valerio Ferrara (Centro Sperimentale di Cinematografia, Italie)

Deuxième prix : Di er (Somewhere)  de Li Jiahe (Hebei University of Science and Technology School of Film and Television, Chine)

Troisièmes prix ex-aequo : Glorious Revolution de Masha Novikova (London Film School, Royaume-Uni) et Les Humains sont cons quand ils s’empilent de Laurène Fernandez (La CinéFabrique, France).

Nauha de Pratham Khurana

Fraîchement diplômé de l’Institut de cinéma et d’arts créatifs « Whistling Wood Internationals » de Mumbaï, le jeune réalisateur indien Pratham Khurana fait partie de la sélection de la Cinef cette année grâce à son quatrième film Nauha. Il signe un touchant court-métrage qui nous laisse le temps d’être imprégné par la relation du protagoniste et de l’homme âgé dont il s’occupe.

Kishan, un jeune homme d’une vingtaine d’années, prend soin d’un vieil homme en mauvaise santé, Babuji. Le protagoniste s’occupe patiemment de Babuji, l’aide à se laver, le nourrit et dort dans la même chambre que lui lorsque ce dernier a peur d’un potentiel intrus dans la maison.

Pratham Khurana nous offre dans son film, une expérience sensorielle : le rythme plutôt lent des plans créé une suspension du temps et nous permet une véritable immersion dans l’univers de Kishan. A travers l’écoulement du temps, on ressent l’impact que prend Babuji dans la vie du jeune homme. Les caprices à répétition du vieil homme au moment de la toilette par exemple, créent cet effet d’attente et de frustration simultanément chez Kishan et le spectateur. Le lien et la proximité qui unit les deux hommes est cependant révélé par cette durée et lenteur des plan-séquences épurés. Le réalisateur parvient avec brio à nous faire ressentir dans le temps, le dilemme du jeune personnage partagé entre son désir de liberté et son attachement au vieil homme.

Pratham Khurana prend le parti pris d’une certaine distance dans sa manière de filmer avec des plans fixes et larges, sans pratiquement aucun mouvements de caméra, ou alors quelques zooms et très légers panoramiques. Les plans sont très épurés avec des espaces vides, avec très peu de musiques et dialogues. Le réalisateur contrebalance cette distance avec la présence d’inserts sur des contacts physiques dans son film. De la tendresse est montrée avec quelques gros plans sur une main qui en caresse une autre, ou bien avec la main de Kishan qui recoiffe affectueusement les cheveux du vieil homme. Lorsque le protagoniste discute avec ses amis près du feu de camp, instant de pause pour Kishan durant son travail, on ressent la chaleur qui se dégage de l’image grâce au son du crépitement et de la lumière ondoyante qui se reflète sur le visage des jeunes personnages.

Le jeune réalisateur indien filme cette relation avec un travail minutieux sur la couleur, ce qui donne une magnifique photographie. Lors de la première partie du court-métrage, la teinte de l’image est plutôt jaune tirant vers le beige, lorsque les deux personnages sont proches, la scène où Kishan caresse les cheveux du vieil homme par exemple, les couleurs paraissent plus chaudes et chaleureuses que jamais. Après la mort de Babuji, la couleur devient blanche presque verdâtre laissant une sensation de vide et dégoût, ce changement brutal retranscrit avec simplicité et efficacité le deuil que vit le protagoniste.

Pratham Khurana parvient à émouvoir malgré la sobriété de sa mise en scène. La relation est très forte entre les deux personnages, à travers leur impuissance qu’elles soient d’ordre physique, financier ou bien sentimental. Le réalisateur prouve que la filiation n’est pas nécessaire pour construire un lien puissant entre une personne âgée et un jeune homme. Il parvient parfaitement, à travers un film très touchant et subtil, à nous faire ressentir l’expérience du deuil et du vide laissé après le départ d’un être aimé.

Laure Dion

Consulter la fiche technique du film

N comme Nauha

Fiche technique

Synopsis : Nauha (faire le deuil) est le passage de l’âge adulte d’un jeune homme de 22 ans (Kishan) à travers son expérience de prendre soin d’un homme de 75 ans sur le point de mourir (Babuji).

Genre : fiction

Durée : 26′

Pays : Inde

Année : 2022

Réalisation : Pratham Khurana

Scénario, dialogues : Pratham Khurana, Lavina Kubhchandani

Image : Nikhil Pires

Décors :Sunil Thale

Animation : Karan Taley

Son : Gunavardhan Balu

Musique : Mantra Patel

Montage : Nikhil Vaishnav, Apoorv Kholi

Interprétation : Uday Chandra, Azhar Khan, Sashi Ranjan, Aayush Kumar, Upadhyay

Production : Whistling Wood Internationals, Akash Nayak

Article associé : la critique du film

M comme Maria Schneider, 1983

Synopsis : En 1983, Maria Schneider donne une interview pour l’émission de télévision Cinéma Cinémas. La conversation prend une tournure inattendue lorsque l’actrice conteste les pratiques de l’industrie cinématographique et qu’on lui demande de parler du film controversé Le Dernier Tango à Paris (1972).

Durée : 24′

Pays : France

Année : 2022

Réalisation : Elisabeth Subrin

Interprétation : Aïssa Maïga, Manal Issa, Isabel Sandoval

Son : Nassim El Mounabbih, Lucien Richardson, Abigail Savage

Montage : Jenn Ruff

Image : Pascale Marin

Production : 5 à 7 Films

Article associé : la critique du film

Maria Schneider, 1983 de Elisabeth Subrin

Répétitions, variations et sensations

Cinéaste, plasticienne, théoricienne universitaire, blogueuse, Elisabeth Subrin utilise tous les supports pour mener à bien sa lutte militante.

Grande féministe et fervante du court-métrage expérimental, la réalisatrice de Brooklyn voue son travail à dénoncer le machisme et ses répercussions sur les femmes. Le sort réservé aux actrices – dans leur carrière comme dans leur vie privée – est le reflet du misogynisme ambiant dans notre société patriarcale et la réalisatrice aborde ce sujet dans son dernier long-métrage A woman, a part comme dans son blog “Who care about actress ?” – et surtout dans son dernier court-métrage, César du Meilleur court-métrage documentaire 2023, sélectionné à la Quinzaine des Réalisateurs 2022.

En retravaillant la matière d’une interview menée dans les années 80 avec l’actrice Maria Schneider, elle mêle invention formelle et activisme féministe. Dans un entretien donné pour le journal télévisé “Cinéma Cinémas” en 1983, onze ans après la sortie du film traumatique Le Dernier Tango à Paris de Bernardo Bertolucci où Marlon Brandon, son équipier de plateau, simule une scène de viol sans prévenir l’actrice, la jeune actrice s’exprime sur le métier d’actrice. Le film la poursuivra toute sa carrière pour la violence de cette scène, créant un trouble inconsolable. Elisabeth Subrin se saisit de ce destin de femme brisée par le fonctionnement machiste du cinéma français. Dans son court-métrage, sobrement appelé comme l’entretien de l’époque Maria Schneider, 1983, trois actrices jouent tour à tour les réponses de la jeune femme. Elles évoquent le métier d’actrice, la domination masculine du milieu cinématographique, leur refus de parler du Dernier Tango. Vient enfin la terrible question de la journaliste – “Tu n’es pas capable de faire la part entre la force du film et ce que tu as vécu toi ?” – à laquelle la force de vie et l’amour de jouer de Maria Schneider répond avec ferveur.

Mana Issa, Aïssa Maïga, Isabel Sandoval revêtent chacune à leur tour le rôle de Maria Schneider. Elles endossent son costume éclatant, ses boucles, son rouge à lèvre, sa montre devant un miroir d’une brasserie parisienne ; elles portent aussi ses fêlures d’actrice. Répétée par trois fois, la scène prend en épaisseur. A chaque interprétation apparaissent les gestes, les intonations, les regards de Maria Schneider et donnent ainsi plus d’intensité au film. Comme son reflet dans le miroir, la jeune femme se dédouble : elle est personnage d’un court-métrage, icône féministe mais surtout rôle interprété par des actrices.

Le film, d’une nécessité triste aujourd’hui – parce que les mots des années 80 résonnent aux années 2020 – est d’une terrible efficacité : par ce dédoublement, il nous fait ressentir que les actrices sont toujours concernées par la mainmise des hommes – blancs et cisgenres – sur le cinéma. Le propos théorique d’un tel dispositif est évidemment passionnant, il est surtout là à double tranchant. Dans la bouche d’actrices contemporaines, la complainte de Maria Schneider effraye sur la situation du cinéma d’aujourd’hui. Bien sûr, les actrices jouent un rôle et pourrait-on dire “rien n’est vrai” dans ce qu’elles racontent puisqu’elles récitent. Pourtant, le film détourne ce simple axiome sur le jeu d’acteur.ice : en récitant, en imitant geste pour geste, les comédiennes s’approprient le texte. Il devient le leur et on est à peine surpris que Maria Schneider soit une femme noire ou une femme transgenre. Un mot change et le discours devient celui de Mana Issa, Aïssa Maïga ou Isabel Sandoval. Les mots ne sont pas les seules preuves de cette appropriation. Une pause plus ou moins longue dans le discours, un regard qui s’échappe, un rire plus ou moins doux, ainsi mis à plat et répétés, les gestes des actrices sont rendus plus visibles et arrivent à notre sensibilité avec authenticité. Qu’est-ce que le jeu d’acteur.ice ? Qu’est-ce qui vient d’elles ? Qu’est-ce qui appartient à Maria Schneider dans leur interprétation ? C’est la magie du cinéma que le texte récité devienne parole de vérité. En changeant un petit mot, en s’appropriant son texte comme ses gestes, les actrices et la réalisatrice lui rendent hommage. Parce que Maria Schneider est un martyr du cinéma, trop méconnu et qui a mené sa vie courageusement, le film fait de ses spectateur.ice.s les témoins de sa fragilité comme de sa force.

Agathe Arnaud

Consulter la fiche technique du film