Tous les articles par Katia Bayer

Transe et politique à Locarno

Le 75ème Locarno Film Festival, qui vient de se terminer, a offert une grande diversité de courts en ce début août – ce qui n’est pas pour nous déplaire. L’expérimentation est un point-clé des animations présentes cette année en compétition internationale du côté des Pardi di Domani : il ne faut peut-être pas chercher le sens (il n’y aura souvent rien à trouver), mais se laisser emporter par les sons et les images.

Mini-mini-pokke no okina niwa de de Yoko Yuki fait l’effet d’un champignon hallucinogène. En coups de crayons nerveux et colorés, la jeune réalisatrice japonaise dessine un univers psychédélique, sorte de chaos où de petits personnages à la Keith Haring crient, chuchotent, chantent… L’image tremblotante participe davantage à cette folie, entrecoupée de cartons absurdes évoquant ou le fouillis (« une laitue explose sur le toit ») ou le paradis, le « Mahoroba », l’Arcadie japonaise.

Après s’être shooté avec ce court, il est temps de se coller à un tout autre registre, mélancolique et mystérieux, que propose la réalisatrice Sofia El Khyari (France, Portugal, Qatar, Maroc) dans L’ombre des papillons – qui, comme Yoko Yuki, a écrit le scénario et participé à la création graphique. Les deux courts-métrages font d’ailleurs partie de la sélection du concours international (Pardi di domani), tout en affichant un regard moderne – plus que singulier – dans le monde de l’animation.

L’atmosphère est néanmoins bien différente dans L’ombre des papillons : là, au milieu d’une forêt, une femme nue se met à rêver et s’imagine la présence de papillons colorés. Le court-métrage est un semblant de berceuse, avec des chants doux, abordant tout de même un côté perturbant – un papillon devient une langue dans l’oreille de la jeune femme. Le processus absurde du rêve, sans signification, pointant du doigt le désir sans jamais y toucher, est peut-être la spécificité à retenir de cette animation.

Du côté des documentaires, l’aspect social et politique est particulièrement marquant cette année, avec notamment Lopte de Gorana Jovanovic qui attire particulièrement notre attention. Après avoir réalisé d’autres courts (notamment la fiction Armadila, en 2020), la réalisatrice serbe se lance dans un projet documentaire, en nous faisant suivre un rassemblement de militaires venant des six anciennes républiques yougoslaves pour jouer au foot.

Cette réunion hautement symbolique – après les nombreuses guerres interethniques qui ont suivi la dislocation de la Yougoslavie dans les années 90, est dépeinte en plans fixes silencieux, dénués de commentaires ou d’explications. Le spectateur devient un observateur discret, qui assiste aux déplacements du groupe.

Le contexte politique complexe s’exprime par les différents drapeaux des anciennes nations yougoslaves répartis dans les villes traversées, la présence continuelle de militaires, mais surtout le choix des musiques : celle de la garde républicaine serbe, ou encore Zbogom, Kalifornijo de Miki Jevremovi, reprenant d’un ton morose le California Dreamin’ de The Mamas & The Papas (« I don’t know if I’ll return / Where are they sending us ? »). Excepté une voix s’élevant finalement contre les armes et les explosifs, le mutisme du court permet de montrer de façon presque mystique ce rassemblement autour du jeu, en interrogeant sur le lien entre sport et politique.

Amel Argoud

H comme Hardly Working

Fiche technique

Synopsis : Une exploration ethnographique de la vie quotidienne laborieuse des personnages non-joueurs, les figurants numériques des jeux vidéos. Les cycles de travail et les activités répétées, aussi bien que les bugs et dysfonctionnements, dressent une analogie avec le travail sous le système capitaliste.

Durée : 20′

Année : 2022

Pays : Autriche

Réalisation et scénario : Susanna Flock, Robin Klengel, Leonhard Müllner et Michael Stumpf (collectif Total Refusal)

Image : Robin Klengel et Leonhard Müllner

Montage : Robin Klengel, assisté de Susanna Flock et Leonhard Müllner

Son : Bernhard Zorzi

Musique : Adrian Haim

Interprétation : Jacob Banigan et Lorenz Kabas (voix)

Production : Total Refusal

Article associé : la critique du film

Hardly Working de Total Refusal

Sélectionné en compétition au Festival de Locarno, Hardly Working vient d’y recevoir le Prix de la mise en scène de la compétition internationale, une récompense d’autant plus audacieuse que le film est construit à partir d’images de jeu vidéo.

Avec Hardly Working, le collectif Total Refusal a choisi de s’intéresser aux NPC (pour Non Player Characters, c’est-à-dire Personnages non-joueurs) du jeu vidéo « Red Dead Redemption 2 ». Les NPC sont les figurants du jeu vidéo, ils constituent l’arrière-plan de son intrigue et jouent la normalité pendant que se déroulent devant eux les situations exceptionnelles des personnages principaux.

Le court-métrage suit quatre personnages : un charpentier, un garçon d’écurie, une blanchisseuse et une balayeuse de rue. Il observe ainsi des travailleurs et des travailleuses en train d’effectuer méticuleusement les gestes relatifs à leur fonction. La voix off du film présente les personnages, commente leurs actions et fait le récit d’une quotidienneté laborieuse. Elle se permet une touche d’ironie sur les artifices et la magie des images de synthèse : un marteau apparaît dans la main du charpentier comme par miracle et, lorsque celui-ci se penche, il traverse une caisse en bois et finit par se retrouver en lévitation à planter un clou dans le vide.

En plaçant des figurants comme sujets principaux de leur film, Total Refusal inverse la hiérarchie des personnages et invite à adopter un rapport différent au héros. Hardly Working fait le portrait de vies ordinaires, il remet la lumière sur les personnages auxquels le jeu donne vie, paradoxalement pour les conserver dans l’ombre. La voix off poétique leur donne une consistance : elle transforme le mouvement circulaire répétitif d’un personnage en un déplacement indécis et méditatif sur le sens de l’existence, et un regard porté sur le lointain devient l’espérance d’une vie meilleure.

Hardly Working se focalise sur quatre personnages dont le métier implique une unique action effectuée indéfiniment. La violence provoquée par des images montrant des personnages qui travaillent indéfiniment, jour après jour, sous le soleil ou sous la pluie – en particulier la blanchisseuse, toujours agenouillée sur un sol sale –, trouble la vision que nous avons du jeu vidéo. Le film formule une critique, rendue explicite par la voix off, du système capitaliste, dont les acteurs travaillent selon un cycle régulier et infini dont la visée n’est pas de satisfaire une demande mais d’accumuler, sans s’arrêter.

Cette dimension de Hardly Working s’inscrit pleinement dans l’œuvre de Total Refusal, qui se présente comme « un medium de guérilla pseudo-marxiste1 », qui agit par « l’intervention artistique et l’appropriation de jeux vidéo grand public ». Le groupe présente son action de la manière suivante : « Nous recyclons les jeux vidéo afin de révéler l’appareil politique au-delà des textures glacées et hyperréalistes de [ceux-ci] ». Le cas du jeu étudié dans Hardly Working révèle un rapport au travail où la douleur est niée et l’aliénation banalisée, car la violence de personnages qui travaillent sans arrêt est d’autant plus dure qu’elle est à l’arrière-plan. Le film révèle une réalité construite par le jeu et tolérée par ceux qui y jouent.

Au-delà du caractère répétitif des gestes, le film en souligne la vanité : le charpentier plante des clous à l’infini, les vêtements que la blanchisseuse lave sont toujours sales, l’étroite portion de sol sur lequel la balayeuse travaille reste, malgré ses efforts, toujours poussiéreuse. Si les gestes des personnages semblent ne mener à rien, c’est parce que la société du jeu est, selon le vocabulaire marxiste réemployée dans le film, un monde sans progrès où l’abondance est un moyen de conserver le monde tel qu’il est.

Et si le jeu inclut quelques modifications – la blanchisseuse remplacée le samedi par une autre femme, qui effectue exactement les mêmes gestes – c’est uniquement une variation d’apparence qui renforce l’idée que les corps sont interchangeables et les individus remplaçables. Les personnages ont des moments de pause, un repas ou une halte sur un banc, mais ils ne se reposent jamais : la nuit, ils restent debout ou assis par terre, à fumer une cigarette ou les bras croisés. Ainsi les moments où les personnages ne travaillent pas sont des moments organisés, qui s’inscrivent dans le grand mécanisme de l’algorithme du jeu.

Total Refusal a toutefois isolé quelques pistes qui indiquent une issue. Il utilise un bug du jeu, la répétition de l’apparition et de la disparition d’une montagne derrière un personnage, pour en faire la métaphore du dévoilement du mensonge du système. Plus tard, le garçon d’écurie se retrouve immobile pendant un long moment, il s’isole et ne fait rien : Total Refusal en fait un personnage qui reprend le contrôle sur son temps, qui se retrouve dans un moment qui n’appartient pas à son travail. Le garçon d’écurie s’extrait du monde organisé et synchronisé du jeu, il s’émancipe d’un avenir déterminé où chacun de ses gestes a une finalité pour devenir le modèle d’un « rejet total » de s’inscrire dans la société préétablie. Les moments suspendus sont des lueurs d’espoir, ils dessinent une porte de sortie, un espoir de détraquer la machine, l’objectif du collectif marxiste. Hardly Working se termine sur une phrase forte « Pouvons-nous commencer à glisser ? » qui fait du film un appel au déraillement du monde organisé et un manifeste anticapitaliste.

Paul Lhiabastres

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Locarno 2022, les courts primés

Zou, le festival de Locarno s’est clôturé ce weekend. Du côté des longs, on se réjouit de voir Valentina Maurel repartir avec 3 prix pour son premier long Tengo sueños eléctricos et Alessandro Comodin avec le Prix spécial du Jury pour Gigi la Legge. Côté courts, les films suivants ont été primés par les jurés et les partenaires du festival.

Compétition Corti d’autore

Pardino d’or : Big Bang de Carlos Segundo, France, Brésil

Compétition internationale

Pardino d’or : Soberane (Sovereign) de Wara, Cuba

Pardino d’argent : Buurman Abdi (Neighbour Abdi) de Douwe Dijkstra – Pays-Bas

Pardi di domani, meilleure réalisation : Hardly Working de Total Refusal, Autriche

Prix Medien Patent Verwaltung AG Award : Mulika de Maisha Maene, République Démocratique du Congo

Mention spéciale

Madar Tamame Rooz Doa Mikhanad (Mother Prays All Day Long)
de Hoda Taheri, Allemagne

Candidat du Locarno Film Festival aux European Film Awards : Buurman Abdi (Neighbour Abdi) de Douwe Dijkstra – Pays-Bas

Compétition nationale

Pardino d’or : Euridice, Euridice de Lora Mure-Ravaud, Suisse/France

Pardino d’argent :Der molchkongress de Matthias Sahli, Immanuel Esser, Suisse

Prix du meilleur nouveau venu suisse : Heartbeat de Michèle Flury, Suisse

Pardo Verde WWF

Pardo Verde WWF : Matter out of Place de Nikolaus Geyrhalter, Autriche

Mentions spéciales

E Noite Na América (It is night in America) de Ana Vaz, Italy/France/Brésil

Baliqlara Xütbə (Sermon to the fish) de Hilal Baydarov, Azerbaïdjan/Mexique/Suisse/Turquie

Locarno, Corti d’autore : nos coups de coeur

Depuis le 3 août, le plus grand festival suisse de cinéma bat son plein. Les Pardi di Domani, dédiés à la forme courte, accueillent depuis peu les Corti d’autore, une programmation de courts-métrages consacrée aux réalisateurs déjà expérimentés. Cette année, place à la fiction mais aussi à l’expérimental. Une sélection intéressante dans le fond et dans la forme, bien que l’on regrette l’absence d’animations et qu’on y recense très peu de documentaires. Voici les trois films qui ont particulièrement retenu notre attention.

Songy Seans (Last Screening) de Darezhan Omirbaev (Kyrgyzstan, Kazakhstan)

Cette fiction de 30 minutes réalisée par Darezhan Omirbaev est certainement le film le plus puissant de cette sélection : une ode à la période adolescente, à ses rêves, à ses amours, à ses désillusions…

En nous faisant entrer dans le quotidien d’un adolescent kazakh, il donne à voir un commentaire bien plus profond sur la relation entretenue entre les jeunes gens et le processus d’urbanisation du pays qui s’accélère depuis une vingtaine d’années. Cette période d’adolescence n’est alors plus aussi évidente, confrontée à la dualité du pays, une présence militaire importante et un fort impact du pouvoir en place.

L’adolescent que nous suivons tout au long du film reste muet, en observation de cette vie, et nous donne l’impression de chercher une place qui lui est difficile à trouver. Entre passion adolescente, cours et intérêt supposé pour le cinéma, il apparaît comme observateur et rêveur. Qu’est-ce que le rôle du réalisateur ? La question est posée à un moment dans le court-métrage et nous amène aussi à repenser aux accès et à la place de la culture dans les différentes régions du monde.

On soulignera un montage image et son surprenant fait de brèves, de faits divers et de commentaires sur la situation actuelle du pays, qui fonctionne à la perfection. Les plans fixes rythmés par les différentes voix off nous permettent d’avoir un spectre élargi de ce qu’est le Kazakhstan aujourd’hui. Le film nous perd entre fiction et documentaire, dont Darezhan Omirbaev est familier. Un film magnifique qui ne nécessite aucune minute supplémentaire pour installer et faire passer l’histoire dans son intégralité.

Big Bang de Carlos Segundo (France, Brésil)

Après Sideral en 2021 (Prix du Scénario au Festival Format Court la même année), Carlos Segundo nous séduit une nouvelle fois avec ce court-métrage de 14 minutes dont les plans et le scénario sont ingénieusement réfléchis. Il signe cette fois-ci une histoire plus grave, moins absurde et plus grinçante avec Big Bang, une histoire qui fait la peau aux préjugés et aux différences de classes sociales. Méfiez-vous de ceux que l’on ne soupçonne pas. Carlos Segundo nous avait déjà laissé percevoir son goût pour les scénarios inattendus dans Sideral, un goût qu’il confirme de nouveau avec Big Bang.

Chiquinho est un homme de petite taille qui répare des fours de toutes dimensions. Du four de sa tante aux usines, il se faufile et s’enferme dans les méandres des réchauds. Sa vie semble tranquille, mais le rythme qui transparaît dans le film montre rapidement que ce n’est qu’un leurre, et qu’il ne faudrait pas grand chose pour déclencher la catastrophe. Grâce à des plans fixes resserrés sur le personnage principal, on comprend rapidement que l’homme est isolé à la fois par son statut et par sa taille. Les autres individus sont placés généralement hors-champs, et n’épargnent pas Chiquinho dans leur parole et par leurs comportements ; comme si le fait de ne pas être à la même hauteur permettait une plus grande liberté de parole, et pas des plus sympathiques.

C’est lors du trajet en direction de funérailles de son père que Chiquinho a un grave accident de voiture. Installé dans le coffre, il est le seul survivant et se retrouve bloqué à l’hôpital où il fait la connaissance de Marta qui y est elle aussi présente car sa fille est gravement malade. Il entame une conversation sur leurs vies respectives dans un couloir blafard. C’est à ce moment que l’on comprend le poids de l’existence de ce personnage, ceux des préjugés et de la lutte des classes au Brésil… Les deux personnages, tous deux marginalisés, se livrent l’un à l’autre à une critique acerbe de la société brésilienne. Un dialogue qui n’est pas larmoyant, mais beaucoup plus fataliste sur la situation des “petits gens”. Cette conversation, c’est ce qui déclenche le Big Bang, la goutte de trop, l’irréparable que Chiquinho va commettre.

Si le film nous arrache quelques sourires, il est bien loin de l’approche absconse que nous avions pu constater dans Sideral. Big Bang n’amuse pas, mais confirme le talent de son réalisateur.

Tako se je končalo poletje (That’s How the Summer Ended) de Matjaž Ivanišin (Slovénie, Hongrie, Italie)

Le réalisateur slovène Matjaž Ivanišin signe un film singulier, à la fois contemplatif et puissant de par le scénario. D’ailleurs, cette histoire n’est pas claire, tout est sous-entendu : l’identité des personnages principaux, le lieu, l’événement aérien qui se tient… On pourrait qualifier le film de silencieux. Seuls les “petits bruits” – la cuillère, le portail, les avions, ou encore le vent dans les feuillages – nous amènent à observer scrupuleusement tous les signes, les gestes, les paroles qui pourraient nous permettre d’en savoir plus sur la relation entre les trois personnages montrés à l’écran. Grâce aux plans fixes et un rythme lent, notre œil a le temps d’observer, d’analyser tous les éléments non-verbaux.

Nous sommes là ; aux côtés de cet homme seul, réservé qui répond furtivement et qui pourtant nous donne l’impression d’avoir tant de choses à dire. Pourtant, tous ces personnages restent jusqu’au bout des énigmes. Nous ne connaîtrons rien. Et c’est sans doute pourquoi le film est si prenant : nous essayons de deviner la vérité, l’histoire par les brefs éléments qui nous sont amenés. Nous resterons sur notre faim, mais le film continue même après sa fin. Nous essayons de comprendre, de refaire l’histoire. Le personnage principal est-il amoureux de cette femme ? Cette dernière, offre-t-elle son corps à quelques hommes de passage ? L’homme qui vient à leur rencontre est-il venu par hasard ou la femme lui avait-elle donné rendez-vous ? Qui est donc ce pilote hongrois maître des looping ? Tout n’est que coïncidences et suspicions.

Le jeu des acteurs Aleš Jeseničnik, Kristina Olovec, Jernej Jerovšek est ainsi à saluer car ce film, pourtant très contemplatif, nous tient en haleine jusqu’à la fin, jusqu’à ce nous en voulions plus. Nous rentrons en totale empathie avec les personnages comme si nous arrivions à lire toutes leurs émotions, nous aimerions les aider à résoudre leurs problèmes cachés. Nous aimerions vraiment savoir comment s’achève la fin de l’été. Et s’il n’y avait rien à comprendre ? Et si justement ce n’était pas nos affaires ? C’est dans ce jeu trouble que Matjaž Ivanišin nous emmène, et ce n’est pas pour nous déplaire.

Anne-Sophie Bertrand

Jérémy van der Haegen : « Une étrangeté qui fait douter le réel »

Après des études de philosophie, Jérémy van der Haegen sort diplômé en 2004 de l’INSAS (Institut National Supérieur des Arts du spectacle et des Techniques de diffusions) en réalisation, à Bruxelles. Il signe en 2011 un premier moyen-métrage Le Garçon Lumière puis Les Hauts Pays en 2016, avant de réaliser en 2020 Nuits sans sommeil qui remporte le Grand Prix de la 3e édition du Festival Format Court. Également relayé sur la plateforme de diffusion d’Arte, ce dernier opus connait un beau parcours en festivals depuis sa sortie. Rencontre avec un réalisateur qui porte en lui une vision forte et singulière du cinéma.

Format Court : Peux-tu revenir sur la naissance de ton film ? 

Jérémy van der Haegen : C’est une chronique familiale au centre de laquelle un petit garçon veut porter des robes. Il y a un loup qui rode dans la région. Le film débute quasiment comme un film social puis, petit à petit, il se dirige vers quelque chose à la limite du fantastique. Mon film parle du quotidien, en s’appuyant sur les actions répétitives de la vie ordinaire, tout en essayant de faire ressentir des choses sous-jacentes, les désirs et frustrations de chacun au sein de cette famille.

Est-ce que c’est une volonté de créer une dimension naturaliste autour de ce quotidien qui t’a poussé à ne pas mettre, entre autres, de musique ? C’est un film très silencieux.

JVDH : Je n’avais pas besoin de musique mais la bande-son est construite de façon musicale. Le film est silencieux et même extrêmement silencieux. Je dirais que le son ne participe pas au réalisme du film, au contraire. Le son du film le pousse vers l’abstraction et le fantastique qui se trouve ici dans l’étrangeté plutôt que le surnaturel ou l’irréel. Si l’on avait voulu construire une bande-son réaliste pour amener le film en ce sens, on aurait ajouté des ambiances de voitures, d’oiseaux et de nature. Or, on a retiré énormément de sons. On a vraiment cherché à faire un travail de dépouillement. Chaque son apparaît alors dans sa singularité presque irréelle et participe, isolé ainsi, à quelque chose de claustrophobique se passant à l’intérieur de cette maison.

Tu as pris le parti, avec ton DOP Thomas Schira, de tourner en pellicule, en format 4:3. Qu’est-ce qui a motivé ce choix ? Est-ce que le format 4:3 participait pour toi à créer justement un étau autour de tes personnages ?

JVDH : Le format 4:3 crée en effet, une forme d’étau qui enferme le personnage dans le cadre et dans le décor. C’est un format où l’on peut travailler la verticalité de façon intéressante : le hors champs vertical suggère cette dimension imaginaire qui transcende le réel. Dans les Vosges, là où l’on a filmé, il y a des collines avec des forêts de sapins et l’on a fait attention à présenter des horizons bouchés qui participent, même dans la vaste étendue naturelle, à la claustrophobie et au sentiment de ne pas pouvoir s’échapper. Un hors champ vertical sombre et bouché à l’image d’un imaginaire menaçant. Le format 16mm permet cette physicalité de l’image granuleuse : une texture, quelque chose qui grouille dans l’image. On utilise sa force picturale qui continue de faire récit et barrière au réel.

Faire barrière au réel, dans ton film, c’est un peu faire barrière au monde des adultes qui en sont peut-être les garants ? Entre les parents qui n’arrivent pas à verbaliser totalement la situation et la scène assez terrible avec la pédopsychiatre, on sent un hermétisme dur chez eux…

JVDH : Ils sont plus garants de la norme que garants du réel. Le petit garçon est tout aussi réel, ses désirs sont tout aussi réels. […] J’ai construit les parents comme garants d’une norme qui les fait souffrir eux-mêmes, ne les rend pas heureux et les empêche de vivre en harmonie. C’est une assignation, quelque chose qui les empêche. Dans mon film, l’enfant en est à l’étape où il se pose la question de la norme et où la question va plutôt se poser à lui. Pour les parents cela est déjà fait, c’est déjà un parcours de résignation, d’où cette frustration sous-jacente et cet hermétisme dont tu parles.

Tu as installé cette famille dans la campagne vosgienne. Est-ce que tu étais familier de ce lieu ? Est-ce qu’il a inspiré cette histoire ?

JVDH : Je n’étais pas nécessairement familier avec le lieu, par contre l’histoire du film est extrêmement familière, voire biographique, même si le film est transformé en fantasme par le cinéma, par le travail du récit, des acteurs. Au niveau des décors, j’avais envie d’aller vers un territoire de fiction. J’ai beaucoup voyagé en France à la recherche de ce qui allait appuyer l’imaginaire de ce film-là, cette espèce d’inquiétante étrangeté. Je voulais aussi, sans vouloir dire un gros cliché, mettre cet enfant dans une région, dans des régions, où il est sans doute un peu plus difficile d’être le différent, parce que ces régions sont moins habitées et qu’il y a peut-être moins de place pour la différence. Peut-être que la norme y est un peu plus forte, même si ça s’interroge bien sûr.

C’est aussi un territoire qui t’a permis de filer cette métaphore du loup, du loup qui sort du bois, tout au long du film. Tu montres même tout un bestiaire dans la chambre de l’enfant au cours d’une sorte de cauchemar.

JVDH : Pour le loup, je me suis dit que c’était le monstre de l’enfance et qui était, de plus, lié spécifiquement au domaine de l’imaginaire et des fables. Je me suis donc posé la question de cette monstruosité et de la façon assez moraliste dont il a été utilisé dans les histoires pour les enfants. C’est aussi un animal dont la psychanalyse s’est emparée pour parler de la sexualité, des désirs et des peurs. Et puis le loup réel sévissait vraiment dans la région. Ce loup arrive donc avec une multiplicité de casquettes, ce qui fait que l’on ne peut pas choisir un seul aspect de lui. C’est à la fois le loup réel qui est revenu dans la région, à la fois le loup du film fantastique, comme le loup-garou, le loup de la psychanalyse, la sexualité, et le loup dont il ne faut pas s’approcher dans les contes et fables. Pourtant, à la fin, lorsqu’il y a une sorte de rencontre un peu imaginaire entre le loup et l’enfant, le loup est assez tendre, comme s’il lui proposait une identification détournée. Le loup des Nuits sans sommeil est presque un alter égo de l’enfant. Le film détourne la figure du monstre pour parler de la différence.

Le bestiaire final, c’est pour être sûr que l’on échappe au loup psychanalytique : montrer qu’il y a tout un univers qui s’agite, fait de désirs multiples, de métamorphoses à l’infini. Je trouvais intéressant de ne pas filmer qu’une métaphore, mais de suggérer d’autres pistes (quelque chose de plus large, plus multiple), de ne pas rejouer le jeu de l’identité […]. Je voulais permettre à l’enfant de s’échapper dans une multiplicité de fascinations, de peurs et d’identifications possibles.

Comment as-tu rencontré ton jeune acteur Vidal Arzoni ? Comment as-tu réussi à le plonger dans l’atmosphère du film et dans son rôle ?

JVDH : C’est le premier enfant qui a répondu à une annonce que j’avais dû mettre sur un groupe Facebook dédié. La particularité et la singularité de son visage m’avaient sauté aux yeux de manière assez évidente. Je cherchais notamment un enfant qui avait des yeux très cernés. Un visage dans l’enfance et un visage fatigué voire étrange. Puis, il avait cette justesse naturelle à ne pas en faire trop et délivrer son texte de façon presque neutre, sans le jouer. Il a cette intelligence de ne pas surjouer les intentions, de ne pas penser les actions et les sentiments comme des choses à jouer, à montrer, mais comme des choses à laisser apparaître.

En quoi tes deux films précédents t’ont amené à Nuits sans sommeil ? Quel trait similaire retrouves-tu en eux ?

JVDH : Je dirais qu’ils sont similaires dans la façon de traiter un sujet et dans leurs atmosphères. Je m’empare de choses qui sont à la fois du domaine du réel, du domaine du social, qui agitent le monde aujourd’hui, pour après les traiter d’une façon détournée, comme si je les regardais un peu à côté, avec toujours ce flirt avec l’univers fantastique, une étrangeté qui fait douter du réel.

J’aimerais revenir sur ton travail de production. Pour ce film, il s’agit d’une co-production belge entre Neon Rouge et After Hours…

JVDH : Neon Rouge est le producteur du film et After Hours est ma société, est la coproductrice. Je suis, depuis mes trois films, toujours en coproduction avec ma structure. Je prends part à la production de mon film et mon producteur, Aurélien Bodinaux, m’a de plus en plus laissé le champ libre pour piloter la production moi-même. Il m’a appris à produire, à maîtriser de plus en plus tous les aspects de la production, jusqu’à ce que je devienne producteur. C’est la raison pour laquelle je suis crédité en tant que tel au générique du film.

En tant que spectateur, qu’est-ce qui a forgé ton cinéma ? Quels sont les cinéastes qui ont inspiré ton envie de cinéma et, au delà, ta pratique personnelle ?

JVDH : C’est difficile de choisir des noms. Par exemple là, je porte un t-shirt avec Fassbinder dessus [rire]; lui, bien sûr, il en fait partie. En tout cas, Bresson, Fassbinder, Pasolini, Tati… des gens qui ont une forme assez forte, un système particulier, qui n’apportent pas juste un contenu ou des récits mais aussi une vision assez singulière du monde parce que c’est la façon dont ils ont esthétiquement fait leurs films. Une vision qui est finalement leur regard sur la réalité et qui nous permet en tant que spectateurs de nous retrouver d’abord devant un objet un peu étrange, un film un peu étrange, et donc de nous laver le regard, de voir autre chose, ce que l’on avait pas forcément vu. […] C’est ça que je veux voir au cinéma. Mon effort de travail en tant que réalisateur va, je l’espère, dans ce sens.

Tu as l’impression que c’est quelque chose que l’on voit de moins en moins au cinéma, quelque chose qui tend à être éclipsé ?

JVDH : Oui ça c’est évident. On a [fréquemment aujourd’hui] le sentiment de voir le même regard, le même film, c’est-à-dire que les plans sont les mêmes, la façon de faire jouer les acteurs est la même et donc, quelque soit le propos où même si l’histoire diffère, moi je pense que c’est le même film et je trouve ça un peu fatiguant. […] J’aime bien que le sujet ne prenne pas le dessus et soit aussi exprimé dans son rapport à la forme du film. Ce n’est pas pour avoir un dialogue purement formaliste mais je pense que c’est là notre travail de réalisateur : comment trouver une forme pour exprimer quelque chose, une vision du monde. Mais souvent, c’est vrai, on sent que le sujet prend le dessus. Il y a une grande demande pour les films à sujet. D’ailleurs à propos de Nuits sans sommeil, je pense qu’un tel film a pu avoir du succès parce qu’il y a un sujet de société à sa base. La singularité et la longueur de Nuits sans sommeil, cette fois-ci, ne l’ont pas empêché d’avoir de nombreuses sélections en festivals et une reconnaissance, notamment parce que le sujet agite la société aujourd’hui. Et aussi peut-être, je l’espère, parce que justement il n’est pas traité de manière complètement univoque.

Propos recueillis par Gaspard Richard-Wright

Article associé : la critique du film

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Locarno feule pour ses 75 ans

Le Locarno Film Festival célèbre sa 75è édition. 75 années sous le signe du cinéma d’auteur et de cinéastes émergents, dont les films sont projetés en salles ou sur la célèbre Piazza Grande qui accueille en plein air plus de 8000 cinéphiles tous les soirs.

Le festival a reçu plus de 3.000 films, et en a retenu une poignée pour intégrer l’ambition du festival de défendre un cinéma qui se tourne vers le monde et vers notre futur. Pour reprendre les mots du directeur artistique Giona A. Nazzaro : « un cinéma qui sonde les problèmes auxquels le monde est confronté et comment y vivre – de manière responsable, durable ».

La promesse est enthousiasmante. Nous suivrons avec attention le festival du 3 au 13 août, notamment les sélections dédiées aux courts-métrages. Les Pardi di Domani seront sous la responsabilité d’un jury composé de la productrice roumaine Ada Solomon, du réalisateur turc Azra Deniz Okyay, et du cinéaste italien Walter Fasano.

Dans ce focus Locarno 75, figureront des critiques et des films en ligne à voir et à revoir pour célébrer toujours plus le cinéma de formes courtes.

Anne-Sophie Bertrand

Retrouvez dans ce focus :

– Notre reportage Transe et politique à Locarno

– La critique de Hardly Working de Total Refusal, meilleure mise en scène, compétition internationale

Locarno 2022, les courts primés

Locarno, Corti d’autore : nos coups de coeur

– Film en ligne 2 : Yuri Lennon’s Landing on Alpha 46 de Anthony Vouardoux (Prix du meilleur court suisse, Locarno 2010)

– Film en ligne 1 : Pride de Pavel G. Vesnakov (en sélection à Locarno 2013, Bulgarie)

La sélection 2022 du festival

Mostra de Venise 2022, les courts sélectionnés

La sélection Orizzonti consacrée aux courts à la Mostra est connue. Elle est composée de 12 films en compétition et de 4 en hors compétition. Voici leurs titres ci-dessous.

Côté premiers longs, Alice Diop proposera en compétition officielle Saint-Omer, son premier long de fiction (après Nous, son premier long documentaire et Vers la tendresse, son court primé aux César 2017). Hors compétition, on sera curieux de voir en hors compétition Notte fantasma, le premier long-métrage de Fulvio Risuleo ayant réalisé Varicella, un court primé à la Semaine de la Critique 2015.

Courts-métrages en compétition

CHRISTOPHER AT SEA de Tom CJ Brown, France, USA
MANUALE DI CINEMATOGRAFIA PER DILETTANTI – VOL. I de Federico Di Corato, Italie
TRIA – DEL SENTIMENTO DEL TRADIRE de Giulia Grandinetti, Italie
NOCOMODO de Lola Halifa-Legrand, France
RUTUBET de Turan Haste, Turquie
SNOW IN SEPTEMBER de Lkhagvadulam Purev-Ochir, France, Mongolie
PLEASE HOLD THE LINE de Ce Ding TAN, Malaisie
THE FRUIT TREE de Isabelle Tollenaere, Belgique
III de Salomé Villeneuve, Canada
LOVE FOREVER de Clare Young, Australie
MY GIRLFRIEND de Kawthar Younis, Egypte
ALT PÅ EN GANG (EVERYTHING AT ONCE) de Henrik Dyb Zwart, Norvège

Courts-métrages en hors compétition

CAMARERA DE PISO de Lucrecia Martel, Argentine, Mexique
A GUERRA FINITA de Simone Massi, Italie
IN QUANTO A NOI de Simone Massi, Italie
LOOK AT ME de Sally Potter, Royaume-Uni, USA

Comédie et émancipation au Champs-Elysées Film Festival

Le Champs-Elysées Film Festival, connu pour la promotion du cinéma américain et français indépendant, a clos sa 11è édition fin juin. Le grand prix du meilleur court-métrage français, a été attribué à Geordy Couturiau pour son court-métrage La Flûte enchantée. Un duo de deux jeunes gens, en quête d’argent pour l’un, et d’amour pour l’autre, va tenter de parvenir à ses fins grâce à la… magie ! Le réalisateur parvient à nous transporter dans un univers merveilleux, sans aller plus loin que la Seine-Saint Denis Côté américain, le prix du public du meilleur court-métrage a été décerné à Emily May Jampel pour Lucky Fish, mettant à l’honneur une romance envoûtante entre deux adolescentes.

Dans La Flûte enchantée, alors qu’Arnaud est poursuivi par ses créanciers dans son quartier, il fait la rencontre de Momo, un jeune magicien capable de produire des tours rocambolesques. Celui-ci n’œuvre jamais pour l’argent ; sinon, dit-il, « c’est de la magie noire ». Par amour pour une femme dont il est amoureux depuis toujours, Momo changera néanmoins d’avis, dans l’espoir de pouvoir l’emmener dans les plus beaux restaurants. Le rêve prend une tournure de réalité lorsque Momo trouve une flûte enchantée qui a le pouvoir de paralyser les gens…

Le court-métrage de Geordy Couturiau qui se déroule en Seine-Saint-Denis se démarque des clichés habituels peignant une banlieue misérable. Certes, lors des premières scènes, on peut craindre un certain conformisme, en découvrant le protagoniste veillant sur sa mère mourante sur son lit d’hôpital, puis à peine sorti, être menacé par une connaissance de son quartier à qui il doit de l’argent. Le réalisateur surprend néanmoins par le ton comique et absurde de son court-métrage. Il insère de la fantaisie dans un univers qui n’en comporte que très rarement au cinéma. À travers des dialogues abracadabrants, une flûte enchantée paralysante ou encore Bernard, le lapin doté d’indépendance et d’autonomie, Geordy Couturiau ne manque pas de créativité pour faire éclater de rire les spectateurs.

Il créé un duo attachant où la magie fonctionne entre Arnaud, plein de ressource, d’énergie et de drôlerie et Momo le magicien (interprété par le musicien Muddy Monk), un peu simpliste au premier abord, qui nous épate finalement avec ses tours extravagants auxquels on ne s’attend pas.

Geordy Couturiau dresse une mise en scène efficace et rapide afin de maintenir son film dans une veine comique. De la musique à l’image, se dégage un charme particulier, évocateur des années 70-80. Les plans sont tournés en 16 mm, mais c’est surtout la mélodie entraînante jouée à la flûte qui rappelle une musique des comédies de ces années-là, dignes du compositeur Vladmir Cosma (Le grand blond avec une chaussure noire, Un éléphant ça trompe énormément, La chèvre, ..). Geordy Couturiau signe ici un court-métrage plein d’humour et d’espièglerie, nous transportant à une époque qui manque au cinéma français, pour ses grandes comédies.

À la sortie de Lucky fish de Emily May Jampel, lauréat du meilleur court-métrage américain au Champs-Elysées Film Festival, on assiste à une rencontre pure et sincère entre deux personnages.

Une adolescente, Maggie, s’ennuie fermement lors d’un repas de famille dans un restaurant chinois. Elle préfère observer sa voisine de table, plutôt que d’écouter les discussion sur l’avenir de son parcours scolaire. Par la suite, elle croise cette dernière dans les toilettes du restaurant. S’ensuit la naissance d’une romance autour d’un aquarium, dans une atmosphère presque surnaturelle.

La cinéaste américaine aborde la question de la pression qu’une famille asiatique peut infliger à son enfant adolescent. Ici, la question ne se pose même pas : Maggie doit entrer dans une des plus grandes universités américaines, avant d’épouser un homme et de fonder une famille. La rencontre de Maggie avec sa voisine lui permet de se libérer, d’écouter ses propres désirs, et peu importe s’ils vont à l’encontre des codes traditionnels de la société. Dans cette bulle hors du temps et de l’espace, les deux jeunes femmes peuvent enfin se permettre d’être elles-mêmes.

Le choix de l’aquarium en élément central du décor par la réalisatrice, participe à créer cette ambiance envoûtante et relaxante. La couleur bleue diffuse de l’aquarium, la danse des poissons-chats au milieu des jeunes filles, et le son de l’eau qui s’écoule, donnent cette impression que celles-ci, sont seules au monde, loin de la pression envahissante de leurs familles.

On ne peut s’empêcher de sourire, devant la romance émancipatrice des deux adolescentes, dans ce décor presque magique d’un restaurant asiatique. Emily May Jampel parvient à réaliser un court-métrage optimiste, symbole d’une liberté, pour notre bonheur à tous.

Laure Dion

J comme Des jeunes filles enterrent leur vie

Fiche technique

Synopsis : Axelle vit le pire jour de sa vie : alors qu’elle se remet mal d’une rupture amoureuse, elle doit se rendre à l’Enterrement de Vie de Jeune Fille de sa sœur, dans une station thermale fantomatique en pleine montagne. Heureusement, parmi les invitées, il y a Marguerite. Au détour d’un regard, l’amour revient.

Réalisation : Maïté Sonnet

Genre : Fiction

Durée : 33′

Pays : France

Année : 2022

Scénario : Maïté Sonnet

Image : Marine Atlan

Son : Clément Tijou, Clément Maléo, Xavier Thieulin

Montage : Marylou Vergez

Musique : Pierre Desprats

Interprétation : Luna Carpiaux, Aloïse Sauvage, Natacha Krief, Camille Léon-Fucien, Salomé Partouche

Production : Quartett Production

Article associé : la critique du film

Des jeunes filles enterrent leur vie de Maïté Sonnet

Des jeunes filles enterrent leur vie est le deuxième court-métrage de Maïté Sonnet, après Massacre. Elle regroupe à l’écran Aloïse Sauvage, Luna Capiaux, Natacha Krief, Camille Léon-Fusicien et Salomé Partouche. Un casting bien senti pour cette comédie, présentée dans la section courts-métrages de la dernière Quinzaine des Réalisateurs.

Pauline (Natacha Krief) est sur le point de se marier. Ses amies lui ont donc organisé, comme les codes le souhaitent, un enterrement de vie de jeune fille. Au total, elles sont 5 : la mariée, sa sœur (Luna Capiaux), deux collègues de travail (Camille Léon-Fusicien et Salomé Partouche) et une amie d’enfance (Aloïse Sauvage). Toutes ont des parcours totalement différents et ne se connaissent pas spécialement, mais elles ont décidé pour célébrer le bonheur de leur amie commune de partir en week-end dans une station thermale planquée au fin fond de la forêt.

On sent bien que l’ambiance risque de ne pas être au rendez-vous : la petite sœur s’est fait larguer par sa copine, les collègues ont tout organisé et semblent un tantinet control freak sur les horaires et les activités, l’amie d’enfance semble bien éloignée du cérémonial… Si les personnages sont souvent clivants et stéréotypés, Maïté Sonnet nous montre, avec humour, l’absurdité des comportements contemporains face aux conventions du mariage, et arrive à nous faire rire… malgré nous.

La comédie romantique s’était faite assez discrète dans les sélections cannoises. Pourtant, ce court-métrage est arrivé comme une bouffée d’air frais. Une histoire dans laquelle chacun d’entre nous pourrait se reconnaître avec une apparente facilité. Nous sommes à la fois la sœur, la mariée et les amies…

Absurdement drôle, ce film nous amène à réinterroger nos comportements. S’il s’intéresse principalement à la relation naissante entre la sœur de la mariée et son amie d’enfance, au destin de la rencontre, ce n’est pas ce que nous retenons le plus de cette histoire d’une trentaine de minutes.

En créant un cataclysme entre tous ces personnages, avec un dialogue nourri de punchlines et un rythme contemplatif, Maïté Sonnet nous amène à relativiser sur nos différences, nos vies, nos actions. Ses personnages nous font rire, mais surtout de nous-mêmes. Des jeunes filles enterrent leur vie est une invitation au lâcher prise, à se laisser porter par les jeux de l’amour et du hasard, une invitation à aimer sans modération nos amies et notre fratrie. Maïté Sonnet nous fait entrer dans une nouvelle ère de la comédie romantique, pathétiquement drôle, qui reste sans doute à être saluée, et à être explorée.

Anne-Sophie Bertrand

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A Dog Under a Bridge de Rehoo Tang

Le court-métrage d’animation A Dog Under a Bridge est un projet de fin d’études du jeune réalisateur chinois Rehoo Tang, ayant remporté le Prix du Jury dans cette catégorie au Festival d’Annecy 2022. Il met en scène le parcours quotidien d’un chien errant depuis son réveil à son départ tranquille au soleil couchant, où il disparaît furtivement de l’écran.

Le chien solitaire se livre en voix-off au spectateur, présentant l’absurdité du monde humain, rempli de ses frustrations et de ses contradictions. Le mélange de naïveté et d’objectivité de son regard confère une certaine poésie au monde urbain violent qu’il rencontre : les voitures sont des « visages souriants » et dangereux qui écrasent sa compagne, et le cynisme est renforcé par des expressions inventées de toutes pièces par le chien, comme « même les tiques partent un jour ».

L’animal, considéré comme un chien galeux par les passants – « a tiao of a dog », rencontre finalement des hommes comme lui, reclus et abandonnés par la société : un pêcheur qui ne pêche jamais rien, un gars seul et désespéré qui lui raconte sa vie et finit par se jeter du haut d’un pont, un couple douteux se livrant à des activités houleuses derrière un mur…

L’absurdité de la vie, les bas-fonds de la solitude mais surtout la profonde brutalité dont témoignent ces personnages crée une dissonance avec la tranquillité des lieux dépeints, également délaissés. Rehoo Tang reproduit en effet des paysages qu’il connaît : un pont au bord du fleuve Yangtsé, un skatepark abandonné, un aspect désolé de sa ville Hanghzou… pour lesquels il choisit une esthétique particulière. Les paysages sont tantôt comme saisis à l’aquarelle, poétiques et intemporels, tantôt des vues réelles, perturbantes et familières, comme l’eau miroitante du fleuve au coucher du soleil.

Proposant une parfaite harmonie entre la vision cynique d’un monde désenchanté et la poésie humoristique qui s’en dégage, Rehoo Tang réussit à donner une vision noire – merveilleusement noire car réalisée avec brio, du monde dans lequel il vit. Le sordide disparaît totalement derrière l’humour et la légèreté du scénario, constituant le réel coup de maître de ce court.

Amel Argoud

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D comme A dog under a bridge

Fiche technique

Synopsis : Je suis un chien qui vit sous un pont dans un parc…

Genre : Animation

Pays : Chine

Année : 2022

Durée : 12’44

Réalisation : Rehoo Tang

Scénario : Rehoo Tang

Graphisme : Shuyi Zhou, Rehoo Tang

Animation : Rehoo Tang

Décor : Rehoo Tang, Shuyi Zhou

Son : Quianru Lin

Musique : Sirao Hor, Yann Tie

Interprétation : Zhenzhou Chen, Xinxu Yang

Production : China Academy of Art

Article associé : la critique du film

Les liaisons foireuses de Chloe Alliez et Violette Delvoye

Le court-métrage Les liaisons foireuses, est une animation de 11 minutes signée Chloe Alliez et Violette Delvoye. L’histoire est celle de Maya et Lucie deux jeunes filles qui éprouvent des sentiments l’une pour l’autre et s’en rendent compte au cours d’une soirée adolescente. Ce conte amoureux des temps modernes est le fruit d’une co-réalisation. Chloé Alliez, qui a déjà réalisé Toutes nuancées, entre autres, est plus enclin à la comédie et Violette, réalisatrice de Projection sur canapé, se dit plus du coté de la sensibilité et des relations entre les personnes. C’est par un travail conjoint et par la réunion de leurs deux univers qu’elles nous proposent une « histoire d’amour manquée » très fine et particulièrement juste, présentée dernièrement à Annecy.

Les réalisatrices sont toutes les deux coutumières de la stop motion et maîtrisent ce procédé. Le jeu des personnages est très précis grâce à un grand panel d’expressions faciales. Cette attention aux micro expressions permet de donner toute sa sensibilité à l’histoire et rend les personnages très humains et complexes. C’est par cette maitrise de l’expressivité que le court métrage se range dans cette nouvelle tendance de la stop motion aussi émotive que drôle. Quelques gags ponctuent le récit, mais c’est un sentiment mélancolique qui domine, jusqu’à donner le ton général de l’histoire. La mélancolie c’est celle des personnages qui peinent à trouver leur place dans cette allégorie de la société, mais aussi celle des deux créatrices qui portent un regard aussi acide que tendre sur l’âge adolescent.

Une grande ingéniosité réside dans l’emploi d’interrupteurs et de prises électriques pour fabriquer les petits personnages du film. Le fait qu’ils soient assemblés avec des pièces détachées issus du quotidien ajoute de la poésie à l’histoire par le matériau même. Les deux réalisatrices ont su voir avec leurs yeux d’enfants des visages, là où nous n’avons vu que des interrupteurs. Les petits personnages ont des bras en fil de fer, ce qui permet de les articuler. Nous les voyons alors danser, s’étreindre, cacher leurs yeux pour pleurer, boire pour « faire cool » ou pour oublier qu’on n’est pas choisi comme partenaire pour un slow.

L’histoire est simple. Maya a tout pour être une adolescente comblée, le garçon le plus « cool » de la fête s’intéresse à elle. Tous ses camarades l’encouragent car ils n’imaginent pas un instant que son choix ne se portera pas sur lui. Pourtant, Maya préfère embrasser son amie Lucie. Et c’est là le cœur de l’histoire. On nous donne à voir un cadre très hétéronormé, qui étouffe sans violence, mais qui trouve justement là sa violence : il ne laisse pas de choix. Chloe Alliez et Violette Delvoye abordent ainsi avec un grand doigté un aspect « normatif » de notre société qu’on ne soupçonne pas, et qu’il est d’autant plus intéressant de souligner. Par ailleurs, la grande force de cette histoire est sûrement qu’elle soit faite sans slogan, sans combat affiché. Très simplement.

Les liaisons foireuses est un grand travail de composition qui permet d’articuler cette cérémonie de la vie adolescente. Chloé Alliez et Violette Delvoye en font autant un lieu de célébration qu’un rite de passage. Elles nous rappellent que si l’ère du bal à la cour où les jeunes gens faisaient leurs débuts est révolue, la fête reste toujours le lieu d’une introduction en société où chacun se doit de trouver sa place.

Anouk Ait Ouadda

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L comme Les liaisons foireuses

Fiche technique

Synopsis : Ce soir, c’est la grosse teuf pour Lucie, Maya et leurs potes. Même Jimmy est venu : il est là pour Maya, tout le monde le sait. Mais au moment où tout doit se jouer, surgissent entre Maya et Lucie des sentiments cachés, tendres et confus, qui ont du mal à trouver leur place dans cette soirée rythmée par l’alcool qui coule à flots, les compils qui déchirent et les hormones qui bouillonnent.

Genre : Animation

Pays : France, Belgique

Année : 2021

Durée : 11’3

Réalisation : Chloé Alliez, Violetette Delvoye

Scénario : Chloé Alliez, Violetette Delvoye, Blandine Jet

Animation : Chloé Alliez, Violetette Delvoye

Son : Frédéric Furnelle

Musique : Juicy

Montage : Chloé Alliez, Violetette Delvoye

Production : Vivement Lundi !, Zorobabel

Article associé : la critique du film

Locarno, les nombreux courts sélectionnés

Le Festival de Locarno vivra sa 75ème édition du 3 au 13 août prochain. De nombreux courts et longs y sont programmés. Au vu du line-up sorti hier, on s’intéressera cette année à Tengo sueños eléctricos, le premier long de Valentina Maurel dont nous avions repéré les courts (Paul est là, Cinéfondation, Lucía en el limbo, Semaine de la Critique) ou encore à Annie Colère, le nouveau long-métrage de Blandine Lenoir avec Laure Calamy, Zita Hanrot et India Hair.

Comme à son habitude, côté courts, Locarno se répartit entre films internationaux et nationaux (suisses). Depuis l’an passé, la section « Corto di autore » accueille également des films de réalisateurs établis. Parmi ceux-ci (les listes de sélection sont longues), on repère les nouveaux films de Carlos Segundo, Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval, Caroline Poggi et Jonathan Vinel ainsi que Elina Löwensohn.

Compétition internationale

AIRHOSTESS-737 de Thanasis Neofotistos – Grèce – 2022
AT LITTLE WHEELIE THREE DAYS AGO de Andrew Stephen Lee – USA – 2022
BUURMAN ABDI (Neighbour Abdi) de Douwe Dijkstra – Pays-Bas – 2022
CASTELLS de Blanca Camell Galí – France/Espagne – 2022
DANCING COLORS de M Reza Fahriyansyah – Indonésie – 2022
DARON, DARON COLBERT de Kevin Steen – USA – 2022
FACCIA DI CUSCINO de Saverio Cappiello – Italie – 2022
HARDLY WORKING de Total Refusal – Autriche – 2022
L’ENFANT AU DIAMANT de Pierre Edouard Dumora – France – 2022
L’OMBRE DES PAPILLONS de Sofia El Khyari – France/Portugal/Qatar/Maroc – 2022
LAKE OF FIRE de NEOZOON – Allemagne – 2022
LOPTE (Balls) de Gorana Jovanović – Serbie/Slovenie – 2022
LUNA QUE SE QUIEBRA SOBRE LA TINIEBLA DE MI SOLEDAD de Lucila Mariani – Argentine – 2022
MADAR TAMAME ROOZ DOA MIKHANAD (Mother Prays All Day Long) de Hoda Taheri – Allemagne – 2022
MINI-MINI-POKKE NO OKINA NIWA DE (In the Big Yard Inside the Teeny-Weeny Pocket) de YUKI Yoko – Japon – 2022
MISALIGNED de Marta Magnuska – Pologne/Lettonie – 2022
MONEY AND HAPPINESS de Ana Nedeljkovic, Nikola Majdak Jr. – Serbie/Slovénie/Slovaquie – 2022
MULIKA de Maisha Maene – République Démocratique du Congo – 2022
SOBERANE (Sovereign) de Wara – Cuba – 2022
TIGER STABS TIGER de SHEN Jie – Chine – 2022

Compétition nationale

BRANDON ROI de Romain Jaccoud – Suisse – 2022
DER MOLCHKONGRESS de Matthias Sahli, Immanuel Esser – Suisse – 2022 EURIDICE, EURIDICE de Lora Mure-Ravaud – Suisse/France – 2022 FAIRPLAY de Zoel Aeschbacher – Suisse/France – 2022
HEART FRUIT de Kim Allamand – Suisse – 2022
HEARTBEAT de Michèle Flury – Suisse – 2022
I’M THE ONLY ONE I WANNA SEE de Lucia Martinez Garcia – Suisse – 2022 LES DIEUX DU SUPERMARCHÉ de Alberto Gonzalez Morales – Suisse – 2022 LIMITES de Simon de Diesbach – Suisse – 2022
SERAFINA de Noa Epars, Anna Simonetti – Suisse – 2022

Compétition Corto di autore

ASTERIÓN de Francesco Montagner – République Tchèque/Slovaquie – 2022
AU CRÉPUSCULE de Miryam Charles – Canada – 2022
BIG BANG de Carlos Segundo – France/Brésil – 2022
CHANT POUR LA VILLE ENFOUIE de Nicolas Klotz, Elisabeth Perceval – France – 2022
IL FAUT REGARDER LE FEU OU BRÛLER DEDANS de Caroline Poggi, Jonathan Vinel – France – 2022 PARADISO, XXXI, 108 de Kamal Aljafari – Palestine/Allemagne – 2022
POITIERS de Jérôme Reybaud – France – 2022
RIEN NE SERA PLUS COMME AVANT de Elina Löwensohn – France – 2022
SONGY SEANS (Last Screening) de Darezhan Omirbaev – Kirghizistan/Kazakhstan – 2022
TAKO SE JE KONČALO POLETJE (That’s How the Summer Ended) de Matjaž Ivanišin – Slovénie/Hongrie/Italie – 2022

Garance Kim. L’intimité par le rire

La réalisatrice Garance Kim a reçu le Prix du premier film et le Prix de la jeunesse pour son court-métrage Ville éternelle sélectionné au festival de Pantin, dans lequel elle met en scène une rencontre entre deux jeunes gens interprétés par Martin Jauvat et elle-même. On revient ici sur son parcours et ses motivations qui l’ont entraînée à réaliser son premier film en auto-production, entre ses différentes rencontres, l’importance qu’elle accorde au rire, et la question de la transmission.

ⒸClaire Gaby

Format Court : Avant de réaliser Ville éternelle, tu as occupé différents postes (costumière, actrice, assistante réalisatrice). Peux-tu nous parler de ton parcours et de ce qui t’a amenée à faire du cinéma ?

Garance Kim : Je pense que cela vient beaucoup de mes parents, ils ne travaillent pas dans le cinéma, mais ils m’ont bercé dans le milieu de l’image à travers la photo, la vidéo et le cinéma. Ma mère est une très grande cinéphile et ils m’ont apporté une grande sensibilité. J’ai fait un bac littéraire option cinéma, puis à l’université, j’ai fait un stage sur un tournage en tant qu’assistante mise en scène qui m’a énormément plu. J’ai alors commencé à faire de la mise en scène, j’ai donné des coups de main en costume. Depuis petite, je ne me l’assumais pas, mais j’avais très envie de jouer et tourner. Je pense que c’était un rêve d’enfant, de regarder des films et de me faire des petites pièces de théâtre dans ma chambre.

Qu’est-ce qui t’a inspiré pour écrire le scénario de Ville éternelle ?

G.K : On s’est beaucoup inspiré mutuellement avec Martin (Jauvat). Je voulais que ce soit une rencontre entre deux personnages, on a débuté en sachant qu’on voulait se faire jouer, qu’on n’allait être que deux, car en terme d’ambition, on avait en tête qu’on allait être auto-produit. On a pris plusieurs cafés ensemble où on se racontait beaucoup nos vies amicales, amoureuses, familiales ; c’est parti de là. Avec Martin, on s’est rencontré à la fin d’un tournage sur lequel on participait tous les deux mais où on n’avait aucune scène en commun. On ne s’est rencontré que lors de la fête de fin de tournage, c’était amusant car on participait au projet sans s’être jamais vu, on s’est croisé à cette fête, on a beaucoup sympathisé et on est devenu amis. J’ai le souvenir d’avoir énormément ri, pour moi, le rire est extrêmement important.
En réaction, on a décidé de faire un projet en commun où on se verrait pendant le projet cette fois-ci (rires) !

Vous aviez cette envie d’ajouter des touches comiques au scénario ?

G.K : Oui et finalement, il n’est pas si comique, c’est aussi ce qui m’a plu chez Martin : cet humour incessant et cette manière de réussir à toujours rebondir ; en même temps, il a une grande sensibilité et une profondeur très poétique que j’ai aussi décelées dans ses courts-métrages, notamment Les Vacances à Chelles qui m’a vraiment touché. Cela m’a donné envie de travailler avec lui. Je pense qu’effectivement, cela part du fait d’avoir beaucoup ri ensemble. Le rire débloque beaucoup de choses, une intimité se créée : tu te sens à l’aise, tu comprends l’autre, on peut se dire beaucoup de choses, sans jugement ni méfiance. On retrouve cette idée dans Ville éternelle, les deux personnages sont rapidement amenés a se dire des choses très personnelles. J’ai l’impression que la vie va très vite et qu’il n’y a pas de temps à perdre pour se rencontrer les uns et les autres.

Tu as donc travaillé ton scénario à travers ces discussions ?

G.K : Oui, j’avais cette idée d’une fille qui baraude en solitaire et qui se fait intercepter par quelqu’un. Je voulais que cette rencontre n’aille pas que dans un sens, qu’elle ne change pas quelque chose que pour la jeune femme seulement, mais aussi pour le personnage masculin. Je voulais qu’il y ait une sorte de transmission. L’idée de la marche était importante pour moi. C’est plus simple de discuter et d’être à l’aise en étant en mouvement physique que face à face ou statique.
L’idée de tourner dans le 77 est venue de Martin, il a grandi à Chelles et a fait tous ses films dans ce coin. J’étais ravie car j’avais vu tous ses courts-métrages que j’ai adorés et c’était aussi une occasion de découvrir cet endroit. J’ai grandi plusieurs années dans le 93 à Les Pavillon-Sous-Bois près de Bondy, ce n’est pas du tout la même ambiance urbaine, même en termes d’environnements, de paysages, etc…J’ai aimé l’idée ne pas tourner complètement à la campagne, ou à la montagne, dans un lieu entièrement bucolique ; et de pas rester non plus dans Paris, mais plutôt de retrouver cet espace qui se situe entre les grosses villes et la « rase » campagne. Revenir sur ces lieux qu’on considère comme secondaires, qu’on a longtemps appelé « ville-dortoir ».

Comment s’est passée cette double collaboration avec Martin Jauvat de l’écriture jusqu’au jeu d’acteur sur le tournage ?

G.K : Dans le fait d’être deux, il y a un effet ping-pong : ça rebondit bien de l’un à l’autre, c’est intense et rapide. Il y a aussi des moments où l’un n’est pas forcément du même avis que l’autre. Ce qui est bien, c’est qu’avant de prendre une décision, on parle beaucoup. On pouvait parfois estimer que l’idée de l’autre n’était pas concevable ou pas logique. Cela donnait lieu à des discussions qui allaient au-delà du projet, beaucoup de choses se déployaient là-dedans. Pour moi, c’est de l’enrichissement total quoiqu’il arrive. On arrive forcément à trouver un point d’entente à un moment, il n’y a jamais eu de frustration énorme ou même de mésentente, on a toujours réussi à trouver ce qui nous convenait ensemble. Ce mot « ensemble » je pense qu’il est très important pour nous, dans nos esprits et quoiqu’il arrive on veut que ça marche à plusieurs.

Tu avais donc déjà cette idée d’interpréter le rôle plutôt qu’embaucher une actrice : comment as-tu vécu cette expérience de jouer et réaliser en même temps ?

G.K : Oui, c’est sportif, on était une très petite équipe, je mettais aussi en scène, je faisais les plannings, les feuilles de service, etc…Heureusement, on avait un super régisseur mais je devais assumer une partie de la logistique. On avait écrit le scénario pour nous, je n’avais pas à jouer un rôle de composition à l’opposé de moi-même, c’était rassurant, mais à certains moments, après une prise, je devais demander à Vincent, notre chef opérateur : « comment tu m’as trouvé, qu’est-ce que t’en a pensé ? ». Je ne sais pas si j’aurai envie de réitérer l’expérience comme ça (rires) ! Je pense que cela dépend aussi des gens avec qui tu travailles, qui t’entourent, et de ta confiance dans ton projet. Ensuite, tu le sens aussi quand une prise ne fonctionne pas, tu demandes à la refaire.

Combien de temps à duré le tournage ?

G.K : 3 jours avec beaucoup d’heures sup ! […] On a dû découper des journées, sauter des séquences puis y revenir : c’était dur surtout pour l’équipe, c’était du bénévolat, on ne savait pas où ça allait…On a fait le maximum pour que tout le monde se sente bien. C’était très beau parce que plusieurs fois en fin de journée, j’ai proposé à l’équipe d’arrêter, de faire des pauses. Mais malgré la fatigue, tout le monde était motivé et prêt à finir la journée à 23 heures plutôt qu’à 19 heures. Je trouve que c’est important de sentir sur un plateau que tout le monde est présent. Si tu n’es pas sûre, il faut le formuler parce que c’est horrible d’avoir l’impression de traîner les gens derrière toi.

La musique a été composée par Mathilde Poymiro qui a elle-même réalisé un court-métrage, Caillou qui était aussi sélectionné cette année à Pantin. Comment s’est passé cette rencontre ?

G.K : C’est une très belle histoire. On s’est rencontré il y a quelques années grâce à des amis en commun, elle préparait Caillou et finalement elle est venue vers moi car on s’était bien entendu et elle cherchait quelqu’un pour les costumes : j’étais partante. Cela a été une vrai rencontre, très déterminante autant professionnelle que personnelle. Naturellement, elle a suivi ensuite le processus de Ville éternelle, on a abordé la question de la musique comme elle en fait, et c’est très vite paru évident en écoutant ses maquettes qu’elle travaillerait avec nous. C’est comme si on s’invitait l’une et l’autre, sur des postes « différents » de ce qu’on fait d’habitude donc c’est très beau.

Pourquoi le choix d’auto-produire ton court-métrage ?

G.K : Il y avait un peu un sentiment d’urgence. Jusqu’ici, je n’avais pas fait de films, mais j’évolue dans ce milieu, j’ai beaucoup d’ami.es réalisateurs et réalisatrices et j’ai vu le temps passé, le temps qui se distend pour faire des demandes de financement. C’est normal, c’est comme ça, mais je les ai vus parfois perdre un peu confiance à un moment donné, ça revient évidemment mais je pense que ça m’a fait peur. Mes professeurs m’ont toujours dit qu’il fallait commencer à faire par nous-mêmes et ne pas attendre. On a senti que c’était vraiment maintenant qu’on avait envie de parler de cette histoire, et que peut-être d’ici quelques années, quelques mois seulement, ça n’aurait plus trop de sens. Il y a eu le confinement entre temps, qui mine de rien a redéployé cette énergie chez les gens de vouloir créer à nouveau de manière auto-produite s’il fallait, et de ne plus attendre. Ce moment de stand-by nous a notamment permis de réécrire et de modifier beaucoup de choses.

Maintenant que tu as réalisé ton premier court-métrage que prévois-tu pour la suite ? Souhaites-tu continuer dans la réalisation, et si oui, avec des projets de courts ou peut-être un long ?

G.K : J’ai un projet de long que j’ai écrit l’été dernier, mais qui est encore évidemment en écriture. J’ai un projet de court-métrage, qui est d’ailleurs du même procédé que Ville éternelle, que j’ai écrit avec un ami qui est comédien, mais qui n’a jamais mis en scène. Ce projet part aussi d’une rencontre, c’est quelqu’un avec qui j’ai joué sur un court. C’était percutant car c’était la première fois que je jouais avec quelqu’un de beaucoup plus expérimenté que moi, et qui m’a amené à des moments d’improvisation, de jeu et de confiance. On a eu peu de scènes ensemble, j’ai ressenti de la frustration et une envie de jouer davantage avec cette personne. Ce sera un court qu’on aura écrit ensemble et dans lequel on se mettra en scène. Je veux continuer à réaliser, et à jouer. Je veux aussi être derrière la caméra, filmer les gens. Faire un long, ça se déploie sur beaucoup d’années, je pense que c’est important de faire d’autres choses, toujours en tant que réalisatrice. J’aurai peut-être recours à d’autres mediums aussi, de l’ordre du documentaire ou de la docu-fiction. Des choses aussi qui s’approchent plus de la vidéo d’expérimentation. Je ne sais pas encore vraiment mais je réfléchis à faire des choses avec des jeunes, des lycéens notamment. J’aimerais déployer d’autres choses que la fiction uniquement, même si le cinéma demeure ma voie principale.

Propos recueillis par Laure Dion

Article associé : la critique du film

V comme La vie sexuelle de Mamie

Fiche technique

Synopsis : Un voyage dans la jeunesse et les souvenirs intimes d’une grand-mère illustre le statut des femmes slovènes pendant la première partie du vingtième siècle.

Année : 2021

Durée : 13’40

Genre : Animation

Pays : Slovénie, France

Réalisation : Urška Djukić, Emilie Pigeard

Animation : Emilie Pigeard

Scénario : Urška Djukić, Marina Bohr

Son : Žiga Rangus

Musique : Tomaž Grom

Montage : Urška Djukić

Interprétation : Doroteja Nadrah, Jure Henigman, Mara Vilar, Božena Zabret, Bojana Ciglič

Production : Studio Virc, Ikki Films

Article associé : la critique du film

La vie sexuelle de Mamie de Urška Djukić et Emilie Pigeard

De tous les titres de courts-métrages possibles et imaginables, La vie sexuelle de Mamie, César du Meilleur court-métrage d’animation 2023, est probablement celui qui attire le plus l’oeil du curieux spectateur, cinéphile ou pas. Allier sexe et gériatrie est au mieux inhabituel, au pire moquerie de mauvais goût. Pourtant, c’est bien un témoignage historique, particulier et universel d’une grande dignité qu’on retient de ce court-métrage franco-slovène, co-réalisé par Urška Djukić et Emilie Pigeard, sélectionné au dernier festival d’Annecy.

Mêlant les genres et les formes artistiques (photos et dessins semblables à ceux des enfants), le film adapté d’un conte prend place dans la Slovénie du XXe siècle où une femme âgée narre son enfance, témointe de viols conjugaux et de violence domestique de son père envers sa mère, et de sa destinée qui connaîtra le même sort avec son futur mari. Selon l’Église catholique, la femme doit être soumise à son mari, et assouvir ses besoins sexuels, ceux de la femme finissant fatalement par être oubliée dans l’équation, perdue dans une oppression patriarcale systémique et systématique.

La vie sexuelle de Mamie est d’abord celle de Papi, usant du corps de l’autre comme une marionnette à disposition, comme un objet contrôlé par l’homme. Car mamie n’a pas réussi à sauver sa maman de viols auxquels elle assistait, ni échappé à la douleur de rapports sexuels non consentis, ce fameux « devoir marital ». C’est dans ce thème dur, celui de la possession du corps de l’autre, que la forme du court métrage révèle sa pertinence et sa justesse. S’il est vrai que la forme animée permet de faire vivre des visions artistiques difficiles en prises de vue réelles, la réalisatrice use de la bidimensionnalité des dessins d’enfants pour faire des jeux de perspectives jouissifs et frénétiques. En effet, les illustrations sont celles qui semblent appartenir à un enfant de 8 ans ; la vision de parties génitales ou de sang dérange alors, comme si nous n’étions pas censés assister à des scènes oscillant entre l’horrifique et la comédie.

Ne vous fiez pas aux couleurs délavées et aux contours mal remplis des dessins ; le rythme effréné et le montage qui laisse très peu souffler regorge de métaphores mémorables, si simples et pourtant si bien trouvées ; la réalité du mariage dans une société qui nie le plaisir des femmes au profit de la domination masculine n’use que de quelques traits ; celles de petits soldats entrant tel Napoléon dans un vagin, sur une musique militaire. On en rirait à vive voix si on en ignorait le traumatisme subi à ces femmes.

Oui, la vie sexuelle de Mamie est celle de « ces femmes » – si l’on peut parler de vie tant elle étouffe au fil des années – anonymes, incarnées vocalement par la grand-mère, aux mille visages de photographies anciennes surgissant par moments. Et puis, il y a ces moments où le témoignage se passe de mots ; ces moments où le silence semble régner, où l’obscurité ose se confondre avec des sons, des bruits qu’on ne voudrait pas humains, revêtant au court métrage une allure de film expérimental. Ce n’est pas un de ces films qu’on revoit avec plaisir , bien que ces dessins seront toujours observés avec étrangeté et curiosité morbide, mais bien un de ces films que nous nous devons de voir, tant pour le portrait d’une génération de femmes que pour la jouissive créativité qui en jaillit.

Mona Affholder

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Inscrire son court aux César 2023

Vous désirez inscrire votre court-métrage aux prochains César ?

Pour info/rappel, pour être éligible pour les César 2023, votre court-métrage doit avoir une durée strictement inférieure à 60 minutes, au minimum 30% de production française et avoir obtenu son visa d’exploitation du CNC entre le 1er juillet 2021 et le 30 juin 2022.

Les films doivent être inscrits avant le 15 juillet 2022 via le formulaire en ligne disponible sur le site de l’Académie.

Autre outil pouvant également vous aider : le mode d’emploi court des César.

Par ailleurs, si certains films ont une date de visa les rendant éligibles pour 2023 mais n’ont pas encore eu le temps de vivre en festivals et préfèrent attendre les César 2024, il est nécessaire de contacter Margaux Pierrefiche, responsable du court à l’Académie, pour faire une demande de dérogation. La non inscription au formulaire ne suffit pas.

Bonne chance @ vous !