L’enfance de l’art
Lorsqu’on invite Marion et Romain Castera pour une interview, c’est Noamir qui entre et s’installe. N O A M I R, six lettres, celles qui composent leurs deux prénoms. Frère et sœur, habitués depuis toujours à jouer ensemble, ont fusionné et prolongent ainsi leurs jeux d’enfants dans leur vie d’adultes sous forme de clips, de concerts, de films. Un corps à deux têtes en somme, artistiquement siamois. L’un a l’œil, l’autre l’oreille, et à quatre mains, ils ont réalisé #1, un court métrage de quatre minutes qui vient d’être sélectionné à Cannes par la Cinéfondation.
Pour #1, les dessins d’animation ont été faits par Marion et la bande son par Romain ?
Marion : On préfère dire que c’est un film de Noamir, même s’il a été fait dans le cadre de La Cambre et que c’est moi qui ait été notée, mais hors de ce contexte, le film est un film de Noamir, pas de Marion Castera.
Romain : Il se trouve que concrètement sur un film d’animation comme #1, c’est Marion qui dessine parce que moi, heureusement pour vous, je ne dessine pas, mais la réalisation, l’écriture, le montage se font à deux. Noamir, c’est un nom qui nous représente, notre signature, notre patte et c’est comme ça pour tout ce qu’on fait. Quand Marion fait une expo et qu’elle y travaille à 90%, elle est signée Noamir. Idem quand je fais un concert où elle intervient peu. C’est venu comme ça, ça nous a simplement paru naturel dès qu’on a commencé à monter des projets artistiques en 2004.
C’est un peu un prolongement de vos jeux d’enfants ?
Marion : Oui. Enfants, on faisait déjà des films dans nos têtes, on créait notre univers.
Romain : C’est clairement ça. On continue à prolonger l’univers qu’on avait créé à deux, avec nos jeux, nos histoires quand on était encore chez nos parents, à Montpellier. Quand on a grandi et qu’on a quitté la maison, on a continué à remplir ce qu’on appelle nos carnets noirs, des carnets remplis d’idées, de notes, de dessins, de citations qu’on s’échangeait quand on se voyait. Aujourd’hui, on a la chance d’être tous les deux sur Bruxelles et de pouvoir travailler ensemble, de confronter nos idées au quotidien. Mais on continue toujours à griffonner nos carnets noirs !
Vous avez tous les deux choisi une école artistique à Bruxelles, mais une école différente.
Marion : J’ai toujours dessiné, et Romain a toujours tapé sur tout ce qu’il avait sous la main pour faire des sons. Le dessin et la musique, c’était quelque chose de vital pour nous. À l’adolescence, on a commencé à s’intéresser au cinéma et on s’est dit que c’était ce qu’on voulait faire. Les dessins et la musique se sont naturellement intégrés à cette idée. Tout a convergé. J’ai donc choisi La Cambre, et Romain est entré en son à l’IAD.
Avec quels films avez-vous découvert le cinéma ?
Romain : Moi, c’était Orange mécanique, je m’en souviens parce que la cassette était cachée et je n’avais pas le droit de la prendre ! Ça a été une grande claque… enfin, je parle du film !
Marion : Ah ? Moi mon premier souvenir, c’était Shining, mais ça reste Kubrick….
Et la musique ?
Marion : Le jazz. Que ce soit pour les films de Noamir ou pour les concerts, c’est le jazz qui nous inspire. C’est une musique dans laquelle on retrouve nos envies à tous les niveaux, même dans le dessin, au niveau du rythme.
Romain : Le jazz, ce n’est pas qu’une musique pour nous. C’est surtout un état d’esprit, même dans la réalisation… Je pense à Cassavetes par exemple, pour nous, c’est un jazzman, dans les ambiances qu’il met en scène, ses plans, sa façon de voir le monde. C’est une façon de créer des sensations, des images très fortes. Je me souviens d’un de mes premiers stages de musique, je devais avoir 13 ou 14 ans… Le pianiste qui donnait le cours et qui était vraiment un musicien extraordinaire a demandé à chacun de jouer un thème avec son instrument. Moi, j’étais devant ma batterie et quand je lui ai demandé ce qu’il voulait que je joue, il m’a répondu : « je veux que tu fasses une rivière avec, au bord, un château d’eau et des castors qui pissent dessus ! » Il était très sérieux. Je me demandais s’il se foutait de ma gueule, mais je l’ai fait. Ça m’a permis de comprendre que l’on peut vraiment faire des images avec de la musique.
Marion : Et moi, je fais de la musique avec des images. Je crée un rythme, comme une musicienne.
Quel a été le départ de #1 ?
Marion : L’année dernière, j’étais en deuxième année, et je devais faire un exercice, mais ça ne m’amusait pas parce que je voulais que cet exercice soit au service d’une idée : c’est devenu un film de 4 minutes. #1, c’est l’histoire d’un personnage qui se retrouve physiquement assailli par le poids de la culture, qui essaie d’échapper à l’histoire de l’art. Alain Van Der Hofstadt, mon prof d’histoire de l’art, m’a beaucoup aidée à choisir les œuvres qui sont dans le film. Je voulais des choses que n’importe qui puisse reconnaître, la Vénus de Milo, la Joconde mais que les gens qui connaissent l’histoire de l’art puisse aussi trouver une cohérence, avec des choses plus fines. Cette idée est arrivée naturellement. J’ai fait des études scientifiques, Romain aussi d’ailleurs, et quand je me suis retrouvée à La Cambre, j’ai eu le sentiment d’être ensevelie par tout ce qui avait été fait et que je ne connaissais pas. On me disait « fais quelque chose » et je me sentais incapable de créer puisque tout avait été fait. En même temps, je me disais que dire que tout avait été fait, ça avait aussi été dit ! Mais je devais le dire quand même. Aujourd’hui, du coup, je me sens moins oppressée. Ça a libéré quelque chose. Ce que je retiens de tout ça, c’est qu’il y a une issue, c’est que l’on peut encore inventer, créer, transformer.
Romain : Pour moi #1, c’est la course poursuite sur la page blanche d’un artiste. Il n’y a pas de décor, on est dans un univers blanc. Ça dit qu’il faut arrêter de se poser des questions et faire…agir….
Le film de fin d’année de Marion à La Cambre sera aussi une réalisation de Noamir, j’imagine ?
Romain : Oui. Ce sera totalement différent de #1 graphiquement : au niveau des détails, des couleurs, des décors. Ce sera moins abstrait, plus narratif. On a aussi décidé de faire venir deux musiciens qui joueront en live comme dans les film muets. La bande-son sera bien sûr enregistrée sur les images, mais pour le jury, et si le film est projeté dans des festivals, le son sera en direct.
Marion : Je suis partie un mois en workshop au Danemark pour faire le story-board. J’ai commencé à dessiner en décembre. En ce moment, je suis en train de l’animer, j’ai déjà six minutes sur une durée totale de 7 minutes. Le film s’appelle Shanti, qui signifie « patience » en tibétain. C’est l’histoire de trois enfants qui sont un peu dans leur monde. On a voulu montrer la magie ordinaire, montrer qu’elle peut arriver à n’importe quel moment et comment faire pour la gérer. Un des trois enfants va vivre ce moment et va essayer de voler. Parler des enfants, c’est quelque chose qui nous tient à cœur. L’innocence, la curiosité, ce sont des thèmes qui nous intéressent. Deux choses nous ont inspirés : un morceau de musique, Révélation de Dave Holland, ainsi que Dharma et créativité un livre de Chögyam Trungpa (un des maîtres tibétains contemporains qui a joué un très grand rôle dans la transmission du Bouddhisme) qui parle de la magie ordinaire et de la patience qu’il faut avoir. Tout a commencé il y a un an, avec un petit dessin animé de rien du tout que j’avais fait pour Romain, quand il était à l’hôpital, pour l’aider à traverser ce moment.
Comment voyez vous le court métrage d’animation en général ? Cela vous semble t-il une bonne carte de visite pour l’avenir ou un véritable espace de création ?
Romain : Je sais que c’est un a priori et que certains y arrivent, mais moi j’ai du mal à imaginer qu’on puisse vivre uniquement du court métrage. Ce qui est intéressant, c’est que le court métrage est quelque chose de concret et permet plein de choses. Si on peut en vivre, tant mieux ! Le problème c’est la visibilité. La diffusion est un peu bloquée, et le seul endroit où on peut les voir, c’est les festivals et les associations. Ça reste quelque chose d’un peu confidentiel, un truc d’aficionados.
Marion : Le court métrage d’animation, ça nous permet de faire ce qu’on aime. C’est un espace où dessin et musique trouvent tout leur sens. Mais Noamir, c’est aussi des clips, des concerts jazz où j’improvise des dessins en direct, des pochettes d’album …. On a aussi envie de faire des choses différentes, de travailler sur des projets d’autres personnes
Romain : On travaille en ce moment avec un chanteur français, Brazùk, pour les arrangements et l’univers graphique. Le clip, c’est vraiment un espace qui laisse beaucoup de liberté. Quand on voit ceux de Björk par exemple, ce sont des œuvres artistiques à part entière. On a beaucoup de projets de clips pour l’instant. Mais là encore, est-ce que le clip n’est pas aussi du court métrage ?
#1 part à Cannes. Pour un exercice de deuxième année, j’imagine que ça a dû être une surprise pour vous ?
Marion : Le film a été proposé par La Cambre et a été sélectionné pour la Cinéfondation. Quand on m’a contactée par téléphone, je croyais que c’était une blague d’un copain ! Quand tu commences à faire du cinéma, Cannes, c’est un truc un peu….enfin, c’est quelque chose que tu imagines un peu plus tard quand même !
Romain : Même beaucoup plus tard… même jamais ! Pffff, mais c’est génial !
Marion : Oui, pour les contacts, les rencontres…le champagne !
Romain : Même s’il ne se passe rien, qu’on ne rencontre personne, on va quand même s’y croire pendant quatre jours. C’est incroyable ! On ne pense même pas à un prix ! Pour nous, aller là-bas, c’est déjà suffisant ! On s’est amusé à regarder sur Internet un petit film sur les 60 ans de Cannes, et tu vois mais…. tout le monde… ils sont tous là, les monstres du cinéma !!!!! Maintenant, il nous reste deux choses à faire : des cartes de visite, et acheter un smoking chez Tati.
Propos recueillis et mis en forme par Sarah Pialeprat
Article paru sur Cinergie.be
Article associé : la critique du film
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