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Le Festival du film franco-arabe de Noisy-le-sec et Romainville à travers ses courts-métrages

Le Festival du film franco-arabe vient de proposer à son public une projection de courts-métrages jeudi passé. Au menu, cinq courts-métrages de fiction et trois courts-métrages documentaires qui traitent de sujets de société. Ces courts-métrages ont fait l’objet d’un vote du public, ainsi que d’un Prix du Jury et des élèves du lycée Liberté de Romainville. La proclamation des résultats a eu lieu ce dimanche.

La question féminine

La majeure partie des projections rend compte de l’importance de la question féminine. Le premier des courts-métrages documentaires, Amour en Galilée, de Nader Chalhoub et Layla Menhem évoque par exemple les injonctions sociales et le divorce comme synonyme de liberté. Côté fictions, Deux ou trois choses que je ne sais pas d’elle, de Sabrina Idiri Chemloul, et Houryia, de Doha Kharifi, mettent en scène des jeunes femmes qui décident de prendre en main leur vie amoureuse et matrimoniale. Alors que le premier de ces films relie, sans jugement moral, cette question à celle de la religion, le second la traite avec humour. La solidarité féminine est également au centre de Ne pleure pas Halima, de Sarah Bouzi, autour de la difficile intégration à la société française d’une jeune femme, Halima, dont le titre de séjour vient de s’achever.

Tranches de vie ordinaire

Mais le Festival du film arabe, c’est aussi la guerre en Syrie avec Deux morceaux de mémoire de Diala al Hindaoui, qui retrace à la première personne, à l’aide d’archives familiales, les tragédies quotidiennes dues au drame qui continue à s’y jouer. C’est également, dans Petit Taxi de Samy Sidali, les pérégrinations d’un chauffeur de taxi au Maroc, qui, à la manière de Taxi Téhéran, recueille inquiétudes et confidences de ses passagers. Et enfin, avec Tariq de Tewfik Snoussi et Youcef Agal, l’inexorable appel du large.

Et l’avenir ?

C’est enfin le fantasque et terrifiant ZAR (Zone à réparer), de Léo Blandico, qui nous emmène autour de l’étang de Thau dans un avenir pas si lointain. Réchauffement climatique oblige, il fait désormais l’objet de réintroduction d’un biotope qui s’est depuis longtemps éteint. La considération politique va de pair avec un univers volontiers loufoque.

Julia Wahl

★ PRIX DU JURY PROFESSIONNEL ★

Jury composé de Gaia Saïd (comédienne), Ilias El Faris (réalisateur) et Amélie Depardon (chargée du développement salles et des partenariats à l’Agence du Court-métrage)

• Fiction : Ne pleure pas Halima de Sarah Bouzi
• Documentaire : Amour en Galilée de Nader Chalhoub, Layla Menhem

★ PRIX DU PUBLIC ★

• Fiction : Deux ou trois choses que je ne sais pas d’elle de Sabrina Idiri Chemloul
• Documentaire : Deux morceaux de mémoire de Diala al Hindaoui

★ PRIX DU JURY JEUNE LYCEEN ★

• Prix Jeune Lycéen : Tariq de Tewfik Snoussi et Youcef Agal

Saint Omer de Alice Diop

Pour son premier long-métrage de fiction, Alice Diop nous propose d’assister au procès d’une femme coupable d’infanticide. Elle s’inspire pour cela d’un fait divers réel, l’histoire de Fabienne Kabou, qui a déposé son bébé sur une plage du Nord, le laissant à la merci des flots. Saint Omer fut en sélection officielle au Festival de Venise 2022, où il a reçu le Lion d’argent – Grand Prix du Jury et le Lion du Futur – Prix Luigi de Laurentiis du Meilleur premier film. Il représentera la France aux Oscars 2023 et sort en salles ce mercredi 23 novembre.

Il y a donc, dans Saint Omer, sinon un aspect documentaire, du moins une dimension docu-fictionnelle. Né de la fascination de la réalisatrice pour ce geste inexpliqué, le film suit de façon très méthodique le déroulement du procès. C’est en effet à partir de ses minutes que Amrita David et Marie Ndiaye ont, avec la réalisatrice, écrit le scénario. La majeure partie du film se déroule dans la salle d’audience, reconstituée dans le tribunal même du procès originel. Ainsi resserré autour des questions de la présidente du tribunal, le film invite spectateurs et spectatrices à rechercher les motivations de cet étrange acte, à la manière d’un film policier.

Ce travail de resserrement participe de la volonté d’Alice Diop de mettre en évidence la théâtralité de la justice : l’unité de lieu et de temps fait signe vers la tragédie classique, de même que les références, explicites, à la plus célèbre des infanticides de la mythologie, Médée. Le choix des acteurs et actrices s’ancre dans cette démarche : la juge est incarnée par Valérie Dréville, saisissante dans son effort pour comprendre, et l’avocate par Aurélia Petit. Quant à l’avocat général, il est représenté par un Robert Cantarella qui donne libre cours à son plaisir de jouer des effets de manche.

Ainsi présenté, Saint Omer semble se confondre avec une simple reconstitution filmée, à la manière d’un reenactment (reconstitution) cinématographique. Les scénaristes ont toutefois introduit un personnage qui, par sa seule présence, pose un regard sur cette histoire et, par là-même, lui confère une subjectivité : il s’agit de Rama (Kayije Kagame), écrivaine et universitaire, qui suit le procès en vue d’en écrire un livre. Or, si l’histoire semble dans un premier temps éminemment romanesque, Rama est rattrapée par des sentiments douloureux qui l’empêchent de placer entre elle et le fait divers la distance nécessaire pour le suivre avec précision. Est-ce un sentiment de gémellité, ou au contraire d’horreur devant ce fait toujours inexpliqué ? Difficile de trancher, l’une des trouvailles de la réalisatrice étant d’accorder autant de place aux silences de l’intellectuelle qu’aux logorrhées des professionnels du prétoire.

A son silence répond le ton posé de Laurence Coly, la meurtrière, qui répond aux questions avec une forme de sérénité qui semble simplement dire de son crime : cela fut, il n’y a rien à ajouter. Le jeu de Guslagie Malanda, qui l’incarne, est ici remarquable : Alice Diop la filme revêtue d’un gilet marron qui se fond dans les boiseries du tribunal. Son regard ferme, mais de biais – elle regarde la juge qui se trouve à sa gauche – symbolise alors la complexité de ce personnage, dont on ne sait s’il est sincère ou duplice.

La difficulté à saisir les causes de l’infanticide semble en effet se nicher dans ce personnage ambigu d’étudiante sénégalaise d’extraction bourgeoise, spécialiste de Wittgenstein, qui revendique son cartésianisme tout en affirmant avoir été victime d’un maraboutage. Comment penser quelle puisse y croire, quand elle ne cesse par ailleurs d’affirmer qu’elle est on ne peut plus rationnelle ? C’est là le dilemme auquel sont confrontés la juge et les jurés, mais aussi les spectateurs, qui suivent avec avidité les échanges entre les uns et les autres. Tiraillée sans doute entre deux cultures, la jeune femme semble ne pas voir d’antagonisme entre ces deux assertions. Alice Diop nous invite, en mettant en scène cette apparente contradiction, à dépasser nos certitudes. Tout comme dans son très beau Nous (2022, Prix du Meilleur Documentaire à la Berlinale 2021) qui, en suivant le tracé du RER B, rend compte de la diversité des banlieues parisiennes, la réalisatrice œuvre ici à la réunion des contraires. La variété des identités est en effet au cœur de son travail de cinéaste, et ce depuis ses études de sociologie et sa découverte d’auteurs comme Maspero. Elle avait obtenu le César 2017 du Meilleur court métrage pour son film Vers la tendresse (2016).

Julia Wahl

De nos frères blessés de Hélier Cisterne

S’il existe une blessure qui n’a pas guéri dans l’histoire de la France, c’est bien celle de la guerre d’Algérie, de tous ces traumatismes que les grands-parents ont tu, de tous les morts oubliés pour une cause nationale dissoute dans le sang. À l’occasion d’un nouveau jeu-concours, Format Court s’associe avec Diaphana et fait gagner 3 exemplaires du DVD du film De nos frères blessés, qui comporte également le premier court-métrage du réalisateur Hélier Cisterne, Dehors, réalisé en 2002. En 2020, il choisit comme sujet principal un héros sacrifié oublié, Fernand Iveton, joué par Vincent Lacoste. Après avoir posé une bombe dans un entrepôt, il est le seul Européen à avoir été condamné à mort par les services français. Sur le papier, il constitue ainsi déjà une figure d’exception dans la guerre d’Algérie.

Dans le film, qui a gagné le prix du jury Jeunes au Festival de Saint-Jean-de-Luz en 2020 et le prix du jury Jeunesse au festival de Cabourg en 2021 et librement adapté du roman De nos frères blessés de Joseph Andras, le réalisateur nous plonge dans l’histoire d’amour entre Fernand et Hélène, jouée par Vicky Krieps, une Polonaise qui a suivi son mari en Algérie et qui se retrouve au coeur d’un conflit qui la dépasse. Si c’est cet amour qui captive, on comprend progressivement que la pose de la bombe n’est qu’un prétexte dans cette machination judiciaire contre Fernand. Communiste, indépendantiste, Fernand est un Blanc dont l’amour pour l’Algérie est si fort qu’il est prêt à mourir pour sa liberté : il représente tout ce que la France coloniale hait. La première scène exprime d’ailleurs toute la violence systémique de la guerre, en nous montrant un prisonnier algérien dans une prison, qui au milieu des cris des autres détenus et des prières, hurle en arabe : “Je meurs mais l’Algérie vivra”. Avant que la guillotine ne tranche sa tête dans l’obscurité. Dans la scène suivante, Fernand, ouvrier dans une usine, est violemment interpellé et mis en détention.

Dès le départ, la mise à mort potentielle de Fernand constitue cette épée de Damoclès au-dessus de lui dont on espère naïvement la disparition grâce à l’amour qu’Hélène et Fernand se portent mutuellement. Le récit se construit en écho entre le présent (la prison d’Alger en 1956) et le passé par flashbacks interposés (Paris en 1954, la rencontre avec Hélène et l’emménagement du couple en Algérie).

Même en optant pour une forme non-traditionnelle du récit, ce dernier reste tout de même très efficace, où le conflit plane silencieusement en 1954 lors de la lune de miel du couple, et où il embarque activement Fernand en 1956, faisant exploser l’harmonie promise à Hélène. Là-bas, un lapsus peut envoyer un citoyen en prison, créant un climat paranoïaque. Le film frustre par l’impossibilité laissée aux personnages de s’aimer à cause de l’invasion de la politique dans l’intimité. Cela commence par les prises de position de Fernand, face à Hélène, dont le père est emprisonné par les communistes en Pologne, et finit par son engagement total pour l’Algérie libre, quand elle ne pense qu’à sa survie. Et pourtant, malgré le visage tendu et fatigué de Vicky Krieps sur lequel pèse tout le poids du conflit intime, Hélène reste auprès de lui, luttant pour sa libération. La force du récit tient par les forces opposées gravitant autour des mêmes enjeux de liberté : les Arabes contre le joug français, les indépendantistes contre l’armée, le pacifisme prôné par les uns, l’appel à la violence par les autres.

Les deux protagonistes sont complexes à analyser. Fernand est d’abord condamné pour trahison envers la France : il se bat comme un Arabe, pour les droits des Algériens, et se questionnera lui-même sur sa place dans ce conflit. Comment se dire Français quand la France fait honte ? Car le crime de Fernand n’est pas tant d’avoir posé la bombe que de s’être placé du côté des Algériens. Hélène ne fait pas, quant à elle, ce qu’on attendrait d’une femme de résistant. Elle se brise peu à peu dans la lutte de Fernand, et ne se bat pas au nom de l’Algérie mais au nom de son amour. C’est dans cette dimension que l’écriture de personnages, plein de défauts, est très humaine, et parvient à exprimer des problèmes moraux par le hors-champ, qui se révèle être d’une importance capitale : ni la torture, ni les morts progressives ne seront montrées, au profit de la mise en scène de l’espace mental des personnages, par le silence et les gros plans. Les réactions d’Hélène questionnent ; que signifie “faire ce qui est juste” ? Avoir des convictions justifie-t-il de mourir pour ces dernières ?

Cette réflexion était déjà présente en 2002, dans le premier court-métrage d’Hélier Cisterne visionnable dans l’exemplaire DVD du film, Dehors. Dans ce court-métrage, une famille vient de s’installer dans un petit village isolé de France. Alors que le comportement du père colérique commence à se faire remarquer, on suit le petit garçon découvrant librement la nature, avant de rencontrer un fugitif qui lui demande de le cacher… Pendant que les gendarmes font une battue, on retrouve l’importance du hors-champ et du mutisme chez les personnages de Cisterne. Dans une image très saturée et dans des plans très longs, le déplacement des personnages dans l’espace et leur relation silencieusement conflictuelle suggère la déchirure subtile d’un père et de son fils, qui ne se disent pas les choses.

Le poids des non-dits est un thème que l’on retrouve dans De nos frères blessés, où la lutte politique perd peu à peu de son sens face à la perte de l’être aimé. Un film poignant, qui revêt presque une dimension existentielle de l’engagement nationaliste face à l’oppression du régime, qui nous rappelle évidemment les phrases de Camus à la fin de l’Etranger : “La montée vers l’échafaud, l’ascension en plein ciel, l’imagination pouvait s’y raccrocher. Tandis que, là encore, la mécanique écrasait tout : on était tué discrètement, avec un peu de honte et beaucoup de précision.”

Mona Affholder

After Short spécial Animation, mercredi 30.11 à l’ESRA !

Après avoir consacré 2 soirées aux courts-métrages de fiction en lice aux César 2023, Format Court vous invite à son After Short dédié au cinéma d’animation, le mercredi 30 novembre prochain à l’ESRA, en présence de nombreuses équipes en sélection officielle aux prochains César. Comme d’habitude, ces soirées de Q&A, animées par les membres de Format Court,  sont accessibles aux étudiants de l’ESRA comme au grand public.

Pour rappel, il n’y aura pas de projection de films au cours de la soirée (mais vous pouvez bénéficier des liens des courts en réservant votre place en amont).

Vous voulez en apprendre davantage sur les parcours d’auteurs et producteur.trice.s qui bâtissent le cinéma d’aujourd’hui et de demain, découvrir leurs films, échanger avec elles et eux sur leurs œuvres, leurs choix artistiques, leurs expériences et le déroulement de leur travail, comprendre le fonctionnement de l’Académie des César et pourquoi pas poursuivre les discussions autour d’un verre ?

RDV le 30 novembre à l’amphithéâtre Jean Renoir : 37 quai de Grenelle 75015 Paris
Tarif étudiants ESRA : gratuit (réservations : communication@esra.edu).
Tarif grand public : 5€ (uniquement via ce lien, dans la limite des 70 places disponibles)

Liste des participants :

Kenza Manach, responsable du département courts-métrages et du pôle éducation à l’Académie des César

– Alexis Hunot, membre du comité de sélection et Directeur Artistique du PIAFF (Paris International Animation Film Festival)

Christian Pfohl, producteur (Lardux Films) de Folie douce, folie dure, réalisé par Marine Laclotte, César du meilleur court-métrage d’animation 2022

Joachim Hérissé, réalisateur de Ecorchée

Léahn Vivier-Chapas, réalisatrice, et Sarah Delmas, productrice (Folivari) de La Fée des Roberts

Benoît Ayraud, producteur (Lardux Films) de Câline, réalisé par Margot Reumont

Emilie Pigeard, réalisatrice, et Olivier Catherin, producteur de La Vie sexuelle de Mamie, co-réalisé avec Urška Djukić (Ikki Films)

Constance Le Scouarnec, chargée de production (Miyu Productions) de Anxious body de Yoriko Mizushiri, Bird in the peninsula de Atsushi Wada et Letter to a pig, de Tal Kantor

NOTRE PROCHAIN RENDEZ-VOUS AFTER SHORT

Mercredi 14 décembre 2022 – 19h : catégorie documentaire (1/1)

Diana Cam Van Nguyen. Mixer les genres, faire disparaître les frontières

Jurée au dernier Festival de Gand qui s’est terminé il y a un mois, Diana Cam Van Nguyen est une jeune réalisatrice tchèque d’origine vietnamienne. Son film de fin d’études réalisé à la FAMU à Prague, Love, Dad, a été diffusé dans le cadre du focus Locarno programmé lors de notre Festival Format Court 2021. Le film s’intéresse à une correspondance entre un père et une fille à travers un mélange de lettres déjà reçues et jamais écrites.

© KB

Format Court : Love, Dad est co-produit par plusieurs structures dont la FAMU à Prague. Comment ça se fait ?

Diana Cam Van Nguyen : C’est possible dans quelques pays, en République tchèque par exemple : on reçoit un chèque pour son film d’école. Mais pour avoir un budget, il faut compter sur le soutien d’une société de production professionnelle. Comme j’étais encore étudiante, mon film a été produit professionnellement pour l’obtention de mon diplôme. D’ailleurs, toute l’équipe, au son, à la lumière, à la co-écriture, était étudiante, et tout le monde a pu être payé grâce à ça !

Pourquoi as-tu choisi d’aller dans cette école ?

D.C.V.N : C’est la seule école pour faire du cinéma dans mon pays, et c’était mon rêve. Je voulais y aller après le lycée à 19 ans, mais je n’étais pas sûre de ce que j’allais faire là-bas. J’y suis allée pour un bachelor et j’ai rencontré des gens supers, mais j’avais l’impression de ne pas trouver ma place, sûrement parce que j’étais trop jeune, que je n’avais pas assez d’expérience et de technique pour raconter une histoire.

La plupart de mes camarades étaient plus âgés, ils avaient environ 30 ans – ce qui est normal à la FAMU, il n’y a pas d’âge limite. C’est pour ça que c’est dur d’y entrer, surtout il y a une dizaine d’années quand j’ai postulé. Au fur et à mesure, j’ai progressé et j’étais de plus en plus confiante sur mon travail.

As-tu directement choisi l’option animation ?

D.C.V.N : Oui, parce qu’on doit choisir dès le début quel sera notre domaine, même si on peut changer en cours de route. J’ai candidaté pour l’animation sans en avoir jamais fait. J’avais été dans une école d’art avant, en design et ça n’avait rien à voir ! Je dessinais beaucoup, et je voulais faire des films – une idée a germé dans ma tête : j’allais faire de l’animation, même si je n’y connaissais rien !

Comment te situes-tu par rapport au domaine aujourd’hui ?

D.C.V.N : Pour être honnête, maintenant, je n’aime plus vraiment en faire et je ne suis pas très douée. Je peux en faire, mais il y a des gens beaucoup plus talentueux qui arrivent à créer un mouvement fluide, ce qui n’est absolument pas mon cas. Je préfère y penser, être directrice artistique et donner l’idée à quelqu’un qui la reproduira en images. Et puis, l’animation me déprime un peu, parce que ça prend du temps, c’est un travail autonome, pas comme le plateau, avec la présence d’une équipe, la force collective du tournage. L’animation, c’est de la solitude devant un public.

Love, Dad est ton dernier film d’école, est-ce-que tu avais une consigne à respecter ?

D.C.V.N : Non, je pouvais faire ce que je voulais ! Et le sujet, je l’avais en moi depuis longtemps. Depuis mes 17 ans, je luttais avec mon identité, en me demandant à quelle culture j’appartenais – vietnamienne ou tchèque – et c’est pour ça que j’ai voulu traiter ce sujet. C’était important pour moi. J’écrivais ce que je ressentais sur le moment. J’étais vraiment contente parce que je ne savais pas vraiment ce que j’allais écrire, j’étais seulement dans un processus de comprendre ce qu’il s’était passé, comme une sorte de thérapie.

Tu as utilisé une technique vraiment mixte pour ce film, avec des lettres en papier, même s’il n’est plus très courant de correspondre de cette manière. D’où t’est venue cette idée ?

D.C.V.N : Au début, j’avais une idée de la technique qui était complètement différente. J’avais d’abord imaginé que les lettres de mon père se pliaient pour finalement former et incarner une sorte de personnage. Quand on a obtenu le budget d’une fondation, j’avais commencé à travailler là-dessus. Puis j’ai appris qu’on avait été sélectionné pour le CEE Animation Workshop, un atelier intensif d’une semaine avec des professionnels du monde entier, qui se déroule tous les mois dans une ville différente. Ma session était à Ljubljana, en Slovénie. J’ai rencontré un producteur français et un scénariste hongrois là-bas, ils m’ont suggéré de recommencer mon projet.

Après une semaine en workshop, alors que le film était prêt pour partir en production, j’ai décidé d’écouter vraiment leur conseil, et j’ai tout recommencé, notamment en écrivant une lettre à mon père. De cette lettre, est né le film. Je n’aurais jamais pensé faire un film si personnel par moi-même, qui va aussi loin dans les émotions, mais c’est arrivé. Ça m’a pris un an de plus pour finir le nouveau scénario.

Ces lettres, ton père te les a envoyées quand il était en prison. Tu les avais mises de côté ?

D.C.V.N : Oui, j’ai retrouvé ces lettres parce que je savais que je les avais gardées, cachées quelque part, et un peu oubliées. Je m’en suis rappelée, je les ai lues et je me suis dit : « c’est vrai, elles sont pleines d’émotions, d’amour ». Les miennes, il devait les avoir gardées quelque part, mais il les a perdues. Ce dont je me souviens, c’est que ce sont des lettres d’une petite fille de 11 ans, qui disent : « salut papa, aujourd’hui j’ai fait ci et ça à l’école ». En contraste, les lettres de mon père étaient poétiques, remplies d’émotions. Il y avait une histoire à faire là-dessus, sur cet enfant qui attendait son père en prison.

Qu’est-ce qui t’a donné envie de raconter cette histoire ?

D.C.V.N : Je pense que j’aime raconter ce que c’est d’être différent, ou d’être perçu comme tel dans une petite ville d’Europe de l’Est. Quand j’ai grandi, j’ai pu mieux comprendre ce que j’avais éprouvé enfant, pourquoi je me sentais comme ça. Par exemple, je me sentais moche, moins bonne que les autres, et ce sont des choses qu’on ne peut pas expliquer à un enfant. J’ai pu enfin comprendre ce que je ressentais. Finalement, j’ai réalisé que partager deux cultures n’était pas une mauvaise chose mais quelque chose d’unique.

Quand on voit ton premier court-métrage (The Little One, 2017) et ton dernier film (Love, Dad, 2021), il est clair que tu utilises ta propre histoire et le choc des cultures. Est-ce-qu’on peut dire que cette mixité donne également une certaine force ?

D.C.V.N : Oui, je dirais que j’ai cet avantage parce que c’est très important d’être ouvert aux différentes cultures. Je suis heureuse de pouvoir en parler maintenant, je me sens privilégiée d’être une de ces voix et de pouvoir être écoutée, mais je ne réalisais pas ça quand j’étais petite. Je voulais juste être comme les autres, « n’avoir rien de spécial ».

Pourquoi as-tu décidé de rester en République tchèque malgré le jugement que tu as pu parfois ressentir ?

D.C.V.N : Mes parents sont divorcés : ma mère et ma sœur sont revenues au Vietnam, et mon père est resté en République tchèque. Ca n’a rien à voir avec moi. En fait, ça n’a jamais été une question de rester ou non en République tchèque pour moi. Je suis née là, je me sens plus tchèque que vietnamienne – au Vietnam, je me sens plus comme une touriste. C’est davantage pour le film The Little One que la position est intéressante : la protagoniste doit-elle rester ou doit-elle partir ? Ce n’était pas vraiment ma réalité.

Apart (2019) est un peu à part dans tes trois courts, il parle également de la perte. Comment ce film s’est-il retrouvé dans ton parcours ?

D.C.V.N : Je considère ce film comme un documentaire sur trois de mes amis proches. Il s’agit de l’expérience de la perte de leurs parents, quand ils avaient entre 18 et 19 ans. Personne n’en parlait parce que c’était trop tabou. Ils ont été très ouverts avec moi parce que j’étais leur amie, et en les interviewant pour le film, j’en ai su encore plus. Le processus était beaucoup plus agréable pour moi que pour Love, Dad car le film ne portait pas sur moi, mais sur d’autres personnes. Ce n’était pas du tout déprimant de le faire : ça ne se ressentait pas, c’était presque un bon moment entre amis, la mort devenant un sujet normal et sans tabou.

Tu as appris pendant 7 ans à faire de l’animation, et d’une certaine façon, tu as même touché à la fiction et au documentaire. Même si aujourd’hui, tu penches plus vers la fiction, qu’est-ce qui t’a intéressée au début dans l’animation ?

D.C.V.N : Ce qui est important pour moi, c’est de pouvoir mixer les genres et de faire disparaître les frontières. Ce n’est pas important de déterminer ce qu’est un film, mais plutôt quelle émotion en ressort.

Avant tout, l’animation permet de développer un bon sens esthétique, l’usage des couleurs, mais elle m’a surtout appris la patience et la minutie. Elle prend tellement de temps, il faut tellement bien tout préparer, le storyboard doit être parfait : en animation, tu dois vraiment savoir ce que tu veux faire et où tu veux aller. C’est moins le cas pour la fiction que je fais de plus en plus, mais c’est quand même très pratique. Et puis, les gens de l’animation sont plus humbles que dans les autres genres je pense, ce qui est une bonne chose à prendre. Peut-être parce qu’ils sont plus isolés, qu’ils sont moins bien payés ou reconnus… Je ne sais pas (sourire).

Love, Dad a son compte Instagram et son propre site web, ce qui est plutôt rare pour un court-métrage. Pourquoi est-ce important de faire son auto-promotion sur internet ?

D.C.V.N : Parce que les courts, ça n’intéresse pas tellement de gens, alors c’est bien de faciliter leur visibilité. Avec mes deux derniers courts, on a vu qu’on n’avait pas très bien fait leur promotion. Cette fois-ci, mon producteur est plus expérimenté, nous sommes plus préparés, pas seulement avec le site internet, mais aussi avec les réseaux sociaux, les distributeurs internationaux, les managers de relations publiques, etc. Tout fonctionne grâce aux relations publiques dans le monde, même si ça coûte beaucoup d’argent.

Combien de présélections aux Oscars as-tu obtenues pour ton dernier court, Love, Dad ?

D.C.V.N : Cinq. Le problème qu’on a eu, c’est qu’on a eu deux sélections pour la fiction et deux pour le documentaire. On doit en choisir seulement une, donc on a choisi l’animation !

Propos recueillis par Katia Bayer. Retranscription : Amel Argoud

Juste une nuit de Ali Asgari

Le réalisateur Ali Asgari a l’habitude de révéler les pathologies sociales de la jeunesse iranienne, oppressée par un système impitoyable, étouffée par les interdis, les tabous, l’opinion publique. 
Format Court suit son travail artistique depuis bientôt dix ans, et la découverte de son bouleversant et audacieux court-métrage More than two hours, sélectionné à Cannes en 2013. Son deuxième long-métrage, Juste une nuit, remarqué à la Berlinale et maintenant distribué par Bodega Films, sort en salles ce mercredi 16 novembre 2022.

Avec Juste une nuit, Asgari nous livre le portrait d’une jeune femme courageuse qui, comme beaucoup d’autres en Iran aujourd’hui, cherche à se détacher des modes de vie traditionnels et lutte pour le maintien de ses libertés. Vivant à Téhéran, Feresheteh (interprétée par l’excellente Sadaf Asgari) s’occupe seule de son nouveau-né et jongle entre son travail à l’imprimerie, ses études et les tâches ménagères, lorsqu’un jour ses parents lui annoncent soudainement qu’ils arrivent le soir même pour lui rendre visite. Feresheteh ne leur ayant toujours pas avoué sa maternité, et ne comptant surtout pas le faire, elle doit cacher son enfant. Elle part en quête d’une personne qui puisse l’accueillir le temps d’une nuit, ce qui s’avère plus difficile que ce qu’on pourrait croire.

Accompagnée par Atafeh (Ghazal Shojaie), son amie fidèle, la jeune mère va d’abord chercher de l’aide auprès d’un ami, dont l’épouse refuse fermement de participer à l’aventure, puis auprès du père de l’enfant, qui l’accueille froidement, leur relation s’étant mal finie après qu’elle ai renoncé à avorter, alors qu’il avait lui-même économisé l’argent nécessaire. Il conduit les deux femmes jusqu’à un hôpital, où il connaît une des infirmières, qui accepte de s’occuper du bébé. Hélas, les péripéties ne font que commencer dans ce Téhéran hostile, où personne n’ose prendre la responsabilité de garder le nourrisson par peur des contrôles…

A chaque nouveau refus, les espoirs d’Atafeh et Feresheteh faiblissent, et elles réalisent à quel point il est difficile de discerner ses alliés dans une ville qui respire le jugement et le danger. L’arrivée soudaine des parents bouleverse le quotidien bien ordonné de Feresheteh et révèle l’impossibilité de vivre en dehors des carcans traditionnels familiaux.

Ce n’est pas la première fois que le réalisateur traite de l’abandon des invisibles par le système des mollahs. Le court-métrage La Douleur (2015), co-réalisé avec Farnoosh Samadi, racontait l’histoire d’un patient séropositif qui se voyait refoulé d’un hôpital, alors que le sujet de More than two hours tournait autour un couple cherchant désespérément une place dans un service de gynécologie, qui leur était refusée faute d’un certificat de mariage. Cette histoire, Ali Asgari l’avait développé quatre ans plus tard, en 2017, dans son premier long métrage Disappearance, présenté la même année à Venise.

Si le réalisateur filme l’hôpital avec une telle régularité significative, ce n’est pas seulement pour son potentiel dramatique, mais parce que ces couloirs stériles concentrent le plus grand mal qui gangrène la société iranienne aujourd’hui  : le silence forcé et la honte. Ainsi dans Il Silenzio, co-réalisé avec Farnoosh Samadi, une mère accompagnée de sa fille se rend à une consultation. Mais lorsque la petite Fatma apprend la première que sa mère est atteinte d’un cancer, et doit lui annoncer la nouvelle, elle tente de repousser le moment fatidique aussi longtemps qu’elle peut et s’enferme dans un silence profond, douloureux et déchirant.

De film en film, Ali Asgari pose un regard inquiet, mais sans jugement, sur cette société conservatrice, où les règles discriminatoires s’appliquent à la lettre et où la rhétorique défie la raison. Son esthétique très réaliste et simple vise à mettre parfaitement en relief tous les personnages en présence. La caméra portée transpose le sentiment d’instabilité et une spontanéité presque documentaire, exempt de tout formalisme décoratif. Avec ce dispositif il humanise et invite à compatir avec ses personnages impliqués dans des situations moralement répréhensibles aux yeux du système (la séropositivité, l’amour et la sexualité libres, la maternité en dehors du mariage, l’avortement).

Tout en gardant cette approche après son passage du court au long-métrage, Asgari n’oublie pas de créer une dynamique entraînante et concise autour du duo de protagonistes qu’il suit au plus près, au fil de leur journée éreintante. Juste une nuit démontre très bien, qu’être une femme en Iran équivaut à mener un combat quotidien pour le contrôle de son propre corps. En effet, dans un pays où la législation abusive traite en criminelles les femmes qui refusent de porter le voile ou laissent dépasser quelques mèches de cheveux, où les violences au sein du foyer ne sont pas reconnues, les mères célibataires sont réduites à l’état de paria.

D’une brûlante et triste actualité, Juste une nuit rend un hommage poignant à toutes ces femmes intrépides, qui continuent à sortir dans les rues avec le slogan « Femme, Vie, Liberté », malgré les répressions massives et violentes. Ce film annonciateur de la révolte en cours, dépeint un mal que l’on aimerait croire bientôt révolu, mais qu’il faut sans cesse encore dénoncer. A voir absolument.

Polina Khachaturova

Michel Ocelot : « Je dois encore raconter des histoires brèves, aussi fortes que les longues »

À l’affiche avec son nouveau film, Le Pharaon, le Sauvage et la princesse, Michel Ocelot aborde dans cet entretien réalisé par internet son engouement pour le numérique, le conte, les voix et l’évolution des techniques d’animation depuis ses premiers courts-métrages.

© Studio O

Format Court : Vous avez fait vos débuts dans l’animation il y a plus de 40 ans, qu’est-ce qui vous stimulait à l’époque dans ce domaine ?

Michel Ocelot : Enfant, j’étais enchanté par les films de Walt Disney, les seuls visibles. Petit à petit, sont arrivés les courts-métrages d’ailleurs, en première partie de longs-métrages, en séances particulières, puis en festivals d’animation. Ces courts-métrages intenses, personnels, manifestement bricolés, me révélaient ma route, mon métier, ma passion.

Y a-t-il quelque chose de cette époque qui vous manque aujourd’hui ?

M.O. : Le bricolage avec mes dix doigts. Mais j’aime le numérique !

Quel a été l’élément déclencheur de Le Pharaon, le Sauvage et la Princesse, votre dernier film ?

M.O. : Au sortir de Dilili à Paris, lourd à porter, j’ai voulu changer mon fusil d’épaule. D’autre part un nouveau phénomène s’installait dans ma vie, de jeunes adultes venaient me remercier avec émotion, dans tous les pays où je me rendais. Il s’agit des enfants de Kirikou qui ont grandi. Et ils ne parlent pas que de mes longs-métrages, ils évoquent avec insistance les petits contes en silhouettes. Il est clair que je dois encore raconter des histoires brèves, aussi fortes que les longues.

D’où vient votre envie, dans vos courts comme dans vos longs, de continuer à mettre à l’écran des contes, du merveilleux ?

M.O. : J’ai constaté que c’était mon langage, faire du joli, de l’agréable, du rêve, tout en abordant tous les sujets bien réels. Et je suis sensible à la bonne longueur des bonnes histoires, qui n’ont rien à voir avec le 90 minutes obligé.

La mise à distance par rapport à la civilisation occidentale est importante dans vos films. Pour quelle raison ?

M.O. : Il n’y a aucune mise à distance. Je suis citoyen du monde, tout m’intéresse, j’en montre autant que je peux, la mienne comme les autres. J’ai mis un sacré coup de projecteur sur la civilisation occidentale avec Dilili à Paris.

Avec Les Contes de la Nuit et Le Pharaon, le Sauvage et la Princesse, vous abordez l’univers du conte. À vrai dire, chaque conte constitue un court. Ensemble, ils forment un long. Est-ce important pour vous de créer une unité entre les histoires ?

M.O. : Non, je ne cherche aucune unité. Chaque histoire recommence le monde et est autonome.

Vous êtes revenu aux ombres chinoises et aux papiers découpés avec le segment « Le Beau Sauvage ». Est-ce que vous avez le sentiment de travailler autrement cette technique ?

M.O. : Non, je tends plutôt vers la simplicité de mes débuts désargentés. Elle fonctionne. Mais « le Beau Sauvage » est tourné en 3D, parce que c’est commode. Nous gardons le langage épuré des débuts, mais la 3D est la bienvenue quand il s’agit de faire tourner une belle tête, surtout avec une coiffure de branches et de feuilles…

D’emblée, rien qu’avec l’affiche, le film s’annonce très coloré, très riche visuellement. Les couleurs n’étaient pas aussi marquées dans vos courts et ont commencé à s’installer depuis votre premier long, Kirikou et la Sorcière. Qu’est-ce qui vous intéresse dans cet éclat visuel ?

M.O. : Mes premiers films en silhouette utilisaient vraiment le contre-jour, des ampoules derrière le fond de papier Canson mince laissant passer la lumière. Seule l’aquarelle convenait au passage de la lumière, pas de gouache, de retouches, de collages, de matières. Cela réduisait les possibilités. Mais dès que cela a été possible, je me suis livré à des orgies —le numérique d’ailleurs ne demande que ça, et je ne m’en lasse pas.

Lorsque vous avez réalisé votre premier court, Les Trois Inventeurs, vous utilisiez votre propre voix avec Michel Elias. Pour Le Pharaon, le Sauvage et la Princesse, vous avez travaillé avec plusieurs comédiens de la Comédie Française. Est-ce que vous abordez autrement le travail autour des voix, de film en film ?

M.O. : Je crois bien que je n’évolue pas… J’ai toujours accordé une grande importance aux voix. Lors de l’animatique-brouillon, je fais toutes les voix, puis je me retire pour laisser la place aux comédiens, bien différents. Il y en a plus qu’au début, le budget le permettant. Et je fais appel en partie à de grandes maisons qui me semblaient inaccessibles à l’époque. Mais Arlette Mirapeu et Philippe Cheytion, les jeunes premiers des premiers contes en silhouettes, restent exemplaires.

Annecy vous a attribué cette année un Cristal d’honneur. Le festival offre une très large place au format court. Quelle valeur revêt pour vous le court-métrage ?

M.O. : Le festival d’Annecy s’est d’abord fait un nom avec des courts-métrages d’animation. C’est là où j’ai jubilé. Ce n’est que longtemps après sa création et son succès qu’Annecy a pu présenter des formats longs.

L’animation, si contrôlée, si concentrée, convient particulièrement au format court. Quand je vais au festival d’Annecy, c’est aux programmes de courts que je vais. Vive les durées dictées par l’histoire (et pas par la loi) !

Entretien web réalisé par Katia Bayer et Amel Argoud

Peter Von Kant de François Ozon

Adapter une pièce de théâtre en un film est toujours un pari risqué, encore plus lorsqu’il s’agit d’une œuvre du grand Rainer Werner Fassbinder. Pourtant, c’est dans ce projet que s’est lancé François Ozon dans Peter Von Kant castant des acteurs hors pair, notamment Denis Ménochet et Isabelle Adjani, cette dernière collaborant pour la première fois avec le réalisateur de Jeune et Jolie, Frantz et plus récemment Été 85. À l’occasion de la sortie du film en DVD et VOD, Format Court s’associe avec l’éditeur Diaphana pour vous faire gagner 3 exemplaires du DVD de ce film, qui a ouvert la Berlinale 2022 en sélection officielle. Dans cette édition, vous pourrez également découvrir le magnifique montage d’Ozon mêlant deux films de Douglas Sirk et Rainer Werner Fassbinder.

Peter Von Kant se déroule en Allemagne en 1972. Peter Von Kant (Denis Ménochet), un célèbre réalisateur, s’éprend d’Amir (Khalil Gharbia), un jeune comédien modeste qu’il va aider à se lancer dans le cinéma, au cours d’une rencontre avec son amie et grande actrice Sidonie (jouée par Isabelle Adjani). Sous l’œil muet de son assistant Karl (Stefan Crepon) qu’il maltraite ouvertement, Peter propose à Amir de s’installer avec lui, quitte à se perdre dans une passion déraisonnée. Librement adapté des Larmes amères de Petra Von Kant de Fassbinder (1972), ce n’est pas tant d’un point de vue des techniques propres au médium cinématographique qu’Ozon apporte quelque chose de nouveau, mais bien dans sa revisitation théâtrale de la pièce.

D’abord, par l’agilité de la caméra qui a l’air de suivre notre regard plus que de l’orienter, se déplaçant avec agilité dans cet espace clos qu’est l’excentrique appartement de Peter Von Kant, dont on ne sortira presque jamais tout au long du film. La chambre et le salon font tous deux partie d’une même scène qu’on observe depuis notre siège imaginaire.

Ensuite, par la mise en scène des entrées et des sorties des comédiens ; par l’affalement d’un Peter dans son lit comme première introduction, par les habits flamboyants de Sidonie qui se confie très rapidement à Peter, par la prestance d’Amir, dont on comprend par l’arrivée inattendue qu’il va bouleverser le quotidien de Peter.

Enfin, et c’est peut-être le plus important, par l’interprétation des acteurs dont la pertinence du casting n’a d’égal que leur performance personnelle. En effet, Denis Ménochet, dont la carrure brute et les rôles précédents nous rappellent un personnage mutique, presque ogresque – on se souviendra de son interprétation glaçante du mari violent dans Jusqu’à la garde de Xavier Legrand – s’approprie complètement le personnage excentrique et passionné de Peter Von Kant, dont Ménochet dit s’être inspiré à la fois de Fassbinder et d’Ozon pour son interprétation.

Les amateurs de théâtre apprécieront le séquençage du film en “actes” par des fondus au noir, et la spontanéité de son jeu, vif et pathétique, qu’on ne peut s’empêcher d’apprécier malgré son caractère parfois détestable. Ce mépris du personnage s’accompagne d’un comique assumé de la situation : comme le dit François Ozon dans son entretien disponible dans la version DVD du film, le ridicule de la passion de Peter pour Amir n’est pas caché. Lorsque Peter s’empare avec frénésie de la caméra pour la coller au visage d’Amir qui raconte son traumatisme, l’impudeur est si obscène, la curiosité est si morbide et déplacée que le rire est inévitable. C’est dans cette dimension très inattendue de l’ironie et de l’humour que les acteurs (et Ozon dans sa direction de ces derniers, qu’on peut étudier dans le making of avec l’actrice Hanna Schygulla dans les bonus du DVD) excellent. En jouant par exemples sur le jeu exubérant des acteurs, et sur les éléments visuels du décor (des couleurs frôlant le mauvais goût, une gigantesque affiche d’Adjani au dessus du lit de Peter, une représentation d’Amir en martyr chrétien sur un paravent…). Adjani est parfaite dans son rôle d’amie manipulatrice et intéressée, qui se révèle aussi perdue lorsque Peter s’effondre auprès d’elle.

Mais c’est également un film sur les émotions, sur les amours mortes, sur l’absence et la souffrance, et la complaisance d’un individu dans la souffrance amoureuse. Que ce soit par les dialogues intimes entre Sidonie et Peter ou bien par l’expression verbale de l’amour de Peter envers Amir, peu de choses se passent, mais beaucoup d’émotions sont dites, verbalisées (excepté pour le personnage muet de Karl). Cela ne laisse pas de place à la psychologisation ni à une subtilité des protagonistes. Cette façon si délicate et si directe à la fois de parler de soi déstabilise : on y verrait presque une vacuité d’écriture. Et puis au fur et à mesure que les relations se tendent et se détendent dans le huis clos de l’appartement, le film questionne : ne vit-on pas justement les histoires d’amour pour les raconter ? C’est précisément dans son expression de la souffrance, et dans sa complaisance presque masochiste, que Denis Ménochet se révèle vraiment. Dans son entretien, Ozon évoque avec justesse la figure “d’ogre sensible” de Ménochet, dont “la force physique vient contredire l’effondrement interne”. Cette figure se brise peu à peu, notamment dans la relation paternaliste dysfonctionnelle qu’il entretient avec Amir, dont la flânerie sera coupée par une fougue et une envie de liberté incompatible avec Peter, qui ne parvient pas à être heureux.

Peter est ici un soleil autour duquel gravitent tous les astres, les comédiens : son amant, son amie, son assistant, sa fille et sa mère (interprétée par Hanna Schygulla, qui jouait dans le film originel de Fassbinder). Les rapports de force s’effritent, s’inversent, dans une expression qui coche toujours tous les codes du pathos, à notre plus grand plaisir. Ozon va jusqu’au bout de cet hommage au théâtre, en faisant chanter tous les titres par Isabelle Adjani, comme si elle était derrière les rideaux de la scène fictive, nous accompagnant par sa voix dans notre visionnage. De plus, il y a une sorte de jouissance à observer cette catharsis émotionnelle, qui rend le spectacle divertissant. Jamais Peter ne se dira qu’il réagit de façon disproportionnée, jamais les émotions ne sont invalidées. Outre le ridicule des personnages, les choix artistiques d’Ozon traitent surtout de la difficulté de la séparation, des blessures qui ne parviennent pas à se refermer et de la difficulté à faire face à la réalité lorsqu’on s’est déjà perdu dans l’Autre.

C’est un thème complexe qu’Ozon développe encore plus justement dans le court-métrage Quand la peur dévore l’âme, réalisé en collaboration avec Muriel Breton et présent dans la version DVD du film. Dans ce court-métrage, des extraits de Tout ce que le ciel permet de Douglas Sirk (1955) et de Tous les autres s’appellent Ali de Rainer Werner Fassbinder (1974) sont mis en parallèle, traitant de ce qui s’avère être la même histoire : une femme et un homme se rencontrent, tombent amoureux, et ne peuvent rester ensemble car leur relation n’est socialement pas acceptée. Les deux époques et les deux langues réunies dans le même objet cinématographique sont d’une grande poésie, où les passions traversent le temps : l’une entre une bourgeoise et son jardinier, l’autre entre une vieille veuve allemande et un arabe immigré. Les deux seront rejetées par la société, faisant s’effondrer les protagonistes.

Le silence de ce montage et la magnifique mise en parallèle des deux films est d’autant plus intéressante à regarder dans la version DVD, car le court-métrage ajoute une véritable profondeur à l’interprétation d’Ozon, en plus de rendre un très bel hommage à D.Sirk et R.W.Fassbinder. La beauté de l’oeuvre originelle réside peut-être dans sa relation à toutes les autres histoires traitant d’amour et de souffrance, qu’on peut résumer par une phrase prononcée par Peter dans le film : « Je crois que l’être humain a besoin de l’autre, mais qu’il n’a jamais appris à être deux ».

Mona Affholder

Un état du monde au Forum des images : places à gagner !

Un état du monde est un festival d’avant-premières et de films inédits tournés vers l’ici et l’ailleurs organisé annuellement au Forum des images. L’événement a commencé ce vendredi 11 novembre avec Saint-Omer de Alice Diop, récompensé à Venise (critique à venir sur notre site) et s’achève jeudi prochain avec Les Pires de Romane Gueret et Lise Akoka, primé à Cannes. Plusieurs premiers longs-métrages repérés par Format Court seront diffusés à l’occasion de ce nouveau cycle. Nous vous proposons de remporter des places pour les découvrir. Ecrivez-nous en nous précisant quelle(s) séance(s) vous intéressent.

Grand Paris de Martin Jauvat (France). Mardi 15 novembre à 14.30. 5×2 places à gagner

Sélectionné à l’ACID, Festival de Cannes 2022. En présence du réalisateur et de Lucile Mons (enseignante). Séance suivie d’un débat. Sortie nationale le 29 mars 2023 par JHR Films. 

Après avoir découvert un mystérieux artefact sur un chantier de la future ligne de métro du Grand Paris, Leslie et Renard arpentent l’Île-de-France à la recherche de son origine, dans l’espoir d’en tirer un peu d’argent. Au fil de leur périple, la banlieue parisienne devient le théâtre d’étranges phénomènes…

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Alma Viva de Cristèle Alves Meira (Port.–Fr.–Belg). Mardi 15 novembre à 18h. 5×2 places à gagner

Sélectionné à la Semaine de la Critique, Festival de Cannes 2022. En présence de Cristèle Alves Meira. Séance suivie d’un débat. Sortie nationale le 15 mars 2023 par Tandem. 

Comme chaque été, Salomé retrouve le village familial, dans les montagnes portugaises. Mais sa grand-mère meurt subitement. Alors que les adultes se déchirent, Salomé est hantée par l’esprit de celle qu’elle voyait comme une sorcière.

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Joyland de Saim Sadiq (Pakistan). Mercredi 16 novembre à 20h30. 5×2 places à gagner

Queer Palm et Prix du jury, Un certain regard, Festival de Cannes 2022. En présence de Saim Sadiq, le réalisateur (en visio). Sortie nationale le 28 décembre 2022 par Condor Distribution. 

À Lahore, toute une famille vit sous le même toit, chacun sous le regard des autres. Engagé dans un cabaret, Haider tombe sous le charme de Biba, danseuse magnétique. Un récit initiatique bouleversant qui dénonce le poids du patriarcat.

Les Pires de Romane Gueret, Lise Akoka, France. Jeudi 17 novembre à 20.30. 5×2 places à gagner

Grand Prix, Un certain regard, Festival de Cannes 2022. En présence de Romane Gueret. Sortie nationale le 30 novembre 2022 par Pyramide Distribution

Quatre jeunes d’un quartier populaire du Nord de la France sont castés pour jouer dans un film. Une mise en abyme fascinante sur les coulisses d’un tournage.

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Tiphaine Daviot : « Dans le court, il faut épurer le jeu au maximum pour raconter au mieux ce qu’il y a à raconter »

Rencontrée à l’occasion du festival Jean Carmet à Moulins, la comédienne Tiphaine Daviot évoque avec nous sa responsabilité en tant que jury, l’importance souvent sous-estimée des dialogues dans un scénario, du travail de la langue et de l’honnêteté dans la démarche d’un projet.

© Alexia Auvity

Format Court : Ce n’est pas ta première fois à Moulins, au festival Jean Carmet. Tu étais venue quelques années plus tôt en 2017 avec Les Bigorneaux d’Alice Vial, un court-métrage pour lequel tu avais reçu le prix jeune espoir.

Tiphaine Daviot : C’est vrai mais je n’avais pas pu m’y rendre car j’étais en tournage à ce moment-là, mais Alice Vial, la réalisatrice, était venue présenter le film. Sinon, oui c’était bien ma première rencontre avec Moulins, et j’ai été invitée en tant que jury pour les courts-métrages l’année suivante.

Quelle impression cela fait de te retrouver ici cinq ans après, mais de l’autre côté cette fois ?

T.D : À l’époque, c’était un de mes premiers jurys il me semble. Après j’en ai fait d’autres, et plus particulièrement pour le court-métrage. J’ai tendance à me définir avant tout comme une spectatrice avant d’être une actrice. Ce qui me plait avant tout, c’est évidemment de voir plein de films mais surtout de voir des films que je ne serais pas allée voir spontanément. Cela m’ouvre l’esprit et j’apprends aussi beaucoup dans les choses que je n’aime pas, cela me nourrit tout autant. En même temps, je ne ressens pas vraiment de pression puisqu’il s’agit de la voix d’un groupe de personnes qui sont toutes individuelles et toutes différentes, comme un accord qui ne serait composé que de ces notes-là. On amène une voix avec une envie de récompenser quelque chose, une valeur, un sentiment, quelque chose de politique ou de fort. C’est la voix du jury et je trouve que c’est intéressant de se fondre là-dedans tout en gardant sa particularité, en défendant ce qu’il y a à défendre. Après, cela reste un vote et c’est la démocratie. L’idée, c’est d’être honnête avec soi-même. En revanche, il est très important pour moi de ne pas prendre cela à la légère puisqu’en face il y a des gens qui reçoivent ces prix. C’est toujours agréable dans ce métier, qui n’est pas souvent évident, d’avoir le sentiment d’être validé par ses pairs. Cela peut parfois donner de vrais coups de pouce. C’est une petite responsabilité, mais je trouve qu’elle a son importance quand même.

À ce jour, tu alternes projets de longs-métrages et séries Est-ce que le court-métrage est un format que tu as envie de continuer à exploiter en tant qu’actrice ?

T.D : Oui, bien sûr. Je n’ai aucun snobisme face au format, ni même aux genres de projets. Ce qui compte c’est l’histoire, et ça m’est égal que ça dure 20 minutes ou une heure et demie. Je crois, en revanche, que le court-métrage est un exercice très difficile lorsqu’il s’agit d’écrire une mini histoire où on doit être accroché par les personnages, où faut qu’il y ait un climax, que cela raconte quelque chose, que le spectateur soit touché, etc… Quand je lis un scénario, c’est pareil, je suis spectatrice et cela dépend de ce qui me donne envie.

Comment appréhendes-tu le travail en tant qu’actrice sur les différents formats ?

T.D : Série ou film, long ou court, je n’appréhende pas du tout les choses d’une manière différente. Je pense davantage les choses en terme d’expérience physique et c’est la durée, pour moi, qui fait la différence. Avec le court-métrage, on a moins cette impression de tunnel, de ce travail au long court dans lequel on s’engage ; on est dans l’efficacité, comme lorsqu’on fait des petits rôles. C’est beaucoup plus difficile de faire des petits rôles, de ne faire que deux ou trois jours de tournage, parce qu’on a peu à jouer, et tout à coup, on a envie tout prouver dans les trois répliques qu’on a. Même un premier rôle dans un court-métrage, cela reste très court ! De la même manière, que l’auteur ou le metteur en scène soit obligé de tout montrer en une vingtaine minutes, pour nous c’est un peu pareil. C’est une sorte de challenge de devoir accrocher les gens en si peu de temps et de réussir à transmettre ses émotions. Alors que sur les longs métrages (et encore plus avec les séries), je suis moi-même un peu plus en paix dans le travail parce que je sais que j’aurai le temps de montrer à travers telle séquence ou tel geste. Et en tant que spectateur, on a le temps de suivre les personnages, de les aimer, alors qu’avec le court il y a cette idée où c’est…maintenant !

Est-ce que les conditions moins contraignantes du court par rapport au long (production plus légère, pression financière moindre, durée du tournage…) t’encouragent à tenter plus de choses dans le jeu ?

T.D : Cela dépend plutôt de comment cela se passe sur le plateau, notamment si on a du temps pour tourner, ce qui est rarement le cas en court-métrage. Je m’autoriserais plus à tenter sur une série par exemple, où les occasions de jeu sont plus nombreuses, avec des choses différentes à jouer et où je peux aller chercher plus de choses. Dans le court-métrage au contraire, je trouve que si le texte est bon, il faut épurer au maximum pour raconter au mieux ce qu’il y a à raconter. Quand on tourne sur une longue période, on finit par très bien connaître le personnage jusqu’à faire corps avec lui ; là où le court, c’est plus une rencontre d’un soir (rires) !

À quoi prêtes-tu attention à la première lecture d’un scénario ?

T.D : Les dialogues. C’est très important pour moi qu’il y ait un ton particulier, que les personnages ne s’expriment pas tous de la même manière, qu’il y ait une langue en fait. Avec Les Bigorneaux par exemple, qui est très bien écrit, j’avais déjà très envie de le jouer rien qu’en le lisant. Je voyais très bien les sentiments que je pouvais mettre dedans, le texte était si bien écrit qu’il n’y avait plus qu’à le prendre en charge physiquement. Ce que j’aime, c’est sentir une personnalité d’auteur à l’oeuvre dans les dialogues et malheureusement, je trouve que c’est trop rare. Dernièrement, j’ai travaillé pour Simon Astier, dans sa dernière série intitulée Visitors, et typiquement c’est un auteur qui a une langue qui lui est propre. C’est une comédie, c’est très rythmé et tout de suite quand on le lit, on sent qu’il y a une identité, c’est-à-dire que je n’ai pas besoin de réécrire. C’est vraiment important pour moi, parce que très souvent, on a l’impression que c’est une machine qui écrit des textes et que les dialogues, la plupart du temps, sont la dernière roue du carrosse. C’est encore autre chose que d’écrire un scénario. Scénariser et dialoguer, ce sont deux choses très différentes. Parfois, j’ai l’impression que ce sont des logiciels qui écrivent, ce qui fait que tous les personnages parlent pareil et à l’oral, cela ne ne fonctionne pas et je sens que je dois retravailler mon texte. La première chose évidemment, c’est l’oralité. Après, c’est aussi l’histoire qui m’interpelle : quels sont les risques pris et qu’est-ce que cela raconte ? Est-ce que c’est drôle ? Est-ce que cela fait peur ? Est-ce que c’est gênant ? De quoi ça parle profondément.

Y a-t-il un genre que tu affectionnes en particulier ?

T.D : J’aime tout. En tant que spectatrice, je regarde tout. J’adore la comédie mais je trouve que c’est l’un des genres les plus difficiles. C’est aussi difficile à écrire qu’à réaliser, et autant à jouer. C’est très dur de faire rire, c’est beaucoup plus facile d’émouvoir. Le plus dur, c’est encore d’émouvoir et de faire rire ! Là, on atteint des sommets… C’est peut-être d’ailleurs le genre que je préfère, mais à jouer : j’adore les comédies dramatiques à l’anglaise, c’est à la fois drôle et touchant, c’est ce qui se rapproche le plus de la vie. Après, j’adore tout ce qui est film de genre : horreur, fantastique… Mais j’aime aussi la comédie pure où on peut voir un lâcher-prise dans le jeu des acteurs. L’exagération est poussée très loin et on touche presque au clown. En tant qu’actrice, je trouve que ce sont des plaisirs très différents, mais c’est du plaisir à chaque fois. Le mieux, c’est d’arriver à alterner ces choses-là. C’est ce que j’essaye de faire en tout cas pour pas me lasser, pour me renouveler. Je sais que quand je travaille sur quelque chose de très comique et que cela m’a épuisée (sous pression de faire rire, physiquement on s’engage pas mal), et bien j’adore me morfondre après dans quelque chose de plus glauque, et quand je suis épuisée de pleurer, je me dit : « tiens, j’ai envie d’un truc plus léger (rires) !

Es-tu attirée par la réalisation ?

T.D : Je trouve que c’est assez fantastique et excessivement impressionnant. Déjà en tant qu’actrice, il y a tout un côté qui n’est pas évident à gérer, mais alors la réalisation… Ce n’est pas la même pression, ce n’est pas juste la performance ; tu as tout sur tes épaules, c’est moins « égoïste », il faut être au taquet sur tout ! Cela me plairait bien, mais pas tout de suite, parce que j’ai trop envie de jouer pour l’instant et cela prend tellement de temps et d’énergie que je ne suis pas prête encore à donner ce temps-là pour de la réalisation.

Quels sont les projets que tu as eu plaisir à faire dernièrement ?

T.D : J’ai beaucoup aimé faire Visitors, la série de Simon Astier. On est dans un contexte d’invasion extra-terrestre mais Simon s’en sert pour avoir un propos très juste sur la solitude et la dépression. J’aime bien comment il a pris des risques sur ses personnages et j’ai vraiment aimé son univers qui est très choral. C’était un sacré pari qui n’était pas gagné d’avance et je trouve qu’il a réussi. Avec des moyens modestes, il est parvenu à une très belle production avec un ton bien particulier dans le rendu visuel. Il a réuni des acteurs d’univers très différents, cela a donné une série très drôle et touchante. Ce qui est très comique au départ finit par sombrer dans quelque chose d’assez triste et lourd, et j’ai trouvé cela très audacieux. Sinon, j’ai fait une série dernièrement qui n’a rien à voir (pour Netflix) qui s’appelle Détox. D’un côté, celle-ci n’est pas forcément en phase avec mon univers mais en terme de comédie, le curseur est poussé tellement loin… que ça passe ou ça casse !

On est deux actrices principales avec Manon Azem, et la réalisatrice Marie Jardillier nous a permis d’aller à 160 % et il s’avère que les retours sont très positifs. J’avais un peu peur, parce que je pense que mon personnage peut être très insupportable et exaspérant, mais ce que j’ai apprécié dans ce projet-là, c’est qu’on voit deux femmes qui sont des rôles principaux et qui se permettent enfin d’être immatures et insupportables, un peu comme dans le film Very Bad Trip. On a souvent l’habitude de voir des personnages masculins se mettre dans des états pas possibles (surtout chez les Américains), d’aller trop loin, trop fort. Et là, Marie Jardillier, qui est une réalisatrice vraiment brillante, nous a permis d’aller jusque là, et de le faire en France. C’était une superbe expérience. Souvent, les projets que j’aime sont ceux qui prennent des risques, ceux qui sont un peu marginaux et qui sont surtout généreux et honnêtes. Je pense que la démarche dans laquelle on écrit les projets, c’est quelque chose de très important : que tu aimes ou pas, au moins que ce soit fait avec générosité et honnêteté. Le propos est là et les gens mettent tout leur cœur dedans pour raconter cette histoire au mieux. C’est la même chose pour moi : lorsque je joue, j’essaye d’être la plus honnête et la plus généreuse envers le public, envers l’histoire et envers moi-même.

Propos recueillis par Augustin Passard

2ème After Short fiction, le mercredi 16.11 à l’ESRA !

Carton plein pour notre premier After Short de l’année, organisé le mercredi 26.10 dernier à l’ESRA ! Format Court vous invite le mercredi 16.11 prochain à 19h pour sa 2ème soirée consacrée aux autres courts de fiction en sélection officielle aux César 2023. Pas moins de 11 équipes seront là pour vous rencontrer !

Pour rappel, ces soirées sont accessibles aux étudiants de l’ESRA  comme au grand public. 

Vous voulez en apprendre davantage sur les parcours d’auteurs et producteur.trice.s qui bâtissent le cinéma d’aujourd’hui et de demain, découvrir leurs films, échanger avec elles et eux sur leurs œuvres, leurs choix artistiques, leurs expériences et le déroulement de leur travail, comprendre le fonctionnement de l’Académie des César et pourquoi pas poursuivre les discussions autour d’un verre ?

RDV à l’amphithéâtre Jean Renoir : 37 quai de Grenelle 75015 Paris
Tarif étudiants ESRA : gratuit (réservations : communication@esra.edu).
Tarif grand public :  5€ (uniquement via ce lien, dans la limite des 70 places disponibles)

Un After Short, comment ça se passe ? 

En amont : les photos et bios des intervenants ainsi que les liens de visionnage des courts sont mis à la disposition des personnes ayant réservé une place. Le jour J, le public a ainsi la possibilité de participer activement à la discussion qui s’engage avec les équipes de films.

Lors de l’évènement : les équipes (réalisateurs.trices et/ou producteurs.trices, anciens lauréats des César, membres du comité de sélection de l’Académie) de films se succèdent sur scène pour une intervention et un échange avec le public d’une dizaine de minutes chacune. Deux animateurs sont là pour introduire leur travail et vous donner la parole.

Rappel : il n’y a pas de projection de films au cours de la soirée. 

Après la rencontre : un pot est organisé par l’ESRA dans l’amphithéâtre. C’est entre autres l’occasion de poursuivre les discussions de façon plus informelle avec les équipes présentes.

Liste des participants :

Kenza Manach, responsable du département courts métrages et du pôle éducation à l’Académie des César.

Brigitte Pardo, responsable des pré-achats et des achats aux Programmes courts et Créations de Canal+.

Enricka Mh, réalisatrice, et Marie-Mars Prieur, productrice (Caïmans Productions) de Dorlis

Coralie Dias, productrice (Inter Spinas Films) de Warsha, réalisé par Dania Bdeir

Alexis Langlois, réalisateur, et Aurélien Deseez, producteur (Melodrama) de Les Démons de Dorothy

– Pierre Menahem, réalisateur, et Mathilde Delaunay, productrice (Barberousse Films) de Le Feu au lac

Sébastien Hussenot, producteur (La Luna Productions) de Tsutsué, réalisé par Amartei Armar

– Mathilde Poymiro, réalisatrice, et François Martin Saint Léon, producteur (Barberousse Films) de Caillou

Lila Pinell, réalisatrice de Le Roi David

Alice Bloch, productice (Marianne Productions) de Solarium, réalisé par Jonathan Koulavsky

– Valentine Cadic, réalisatrice, et Joséphine Van Glabeke, productrice (Les Filmeuses) de Les Grandes vacances

Vincent Tricon, réalisateur de Sami la fugue

Aurélie Reinhorn, réalisatrice (Les Quatre Cents Films) de Son altesse protocole

NOS PROCHAINS RENDEZ-VOUS AFTER SHORT

Mercredi 30 novembre 2022 – 19h : catégorie animation (1/1)
Mercredi 14 décembre 2022 – 19h : catégorie documentaire (1/1)

Alexis Manenti : « En tant que réalisateur, j’ai envie de laisser le territoire à d’autres comédiens »

Juré à notre deuxième Festival Format Court, Alexis Manenti joue actuellement aux côtés d’Hafsia Herzi et de Nina Meurisse dans le premier long-métrage de Iris Kaltenbäck, Le Ravissement. Co-scénariste et acteur dans Les Misérables (le court et le long), il est un amoureux éconduit dans J’attends Jupiter de Agathe Riedinger, un éducateur en proie à une ado torturée dans Dalva d’Emmanuelle Nicot ou un flic zélé dans les deux films de Ladj Ly.

Après avoir co-réalisé un court Zannar avec Damien Bonnard dans le cadre des Talents Adami, il a signé un premier court en solo, Tête de brique, tourné à Belgrade autour d’un jeune caïd faisant la loi avec des briques de chantier. Le film, récemment sélectionné en compétition au Festival de Gand, nous donne enfin le prétexte de rencontrer l’acteur qui se prédestinait à l’écriture quand il était ado. Devenu réalisateur, il nous parle de son film – une légende urbaine revisitée – mais aussi de l’aventure Kourtrajmé et du changement de registre, essentiel à ses yeux.

© Katia Bayer

Format Court : Comment s’est mis en place le projet de Zannar, le court-métrage co-réalisé avec Damien Bonnard ?

Alexis Manenti : Adami m’a contacté parce que je connaissais la boîte de production, Full Dawa, qui travaillait avec eux. Ils m’ont proposé de réaliser un court-métrage, j’en ai parlé avec Damien et il était intéressé, lui aussi. Au départ, ils étaient d’accord pour produire chacun notre court-métrage. Finalement, il n’y avait pas assez de place. Comme ils savaient qu’on était copains et qu’on avait des sensibilités artistiques communes, on a fait un film ensemble. C’était une première, donc un double défi pour chacun.

Comment avez-vous fonctionné ?

A. M : Il y a un thème imposé et là, c’était la Réunion. On voulait prendre comme décor un volcan. Les scénarios autour des volcans, ça nous faisait rire. On a essayé de trouver un genre : une comédie fantastique. L’écriture s’est passée de manière fluide mais on est parti sur un scénario assez complexe : c’était bavard, avec beaucoup de lieux, d’enjeux, de scènes de cascades. On est allé très loin et on s’est rendu compte après des coûts de production. La difficulté aussi, c’est qu’on devait se projeter dans les décors puisque tout se passait sur l’île. On contactait des gens là-bas, des volcanologues. La personne qui s’occupait des repérages nous a beaucoup aidés. Notre chef opérateur, Sean Price Williams, a travaillé pour les frères Safdie, il a fait beaucoup de films indépendants aux Etats-Unis, c’est un grand cinéphile très talentueux.

Tu as aussi réalisé Tête de brique en solo, par la suite. Les comédiens-réalisateurs ne sont pas forcément amenés à refaire un court après l’expérience de l’Adami. C’est un projet bien plus personnel tourné en Serbie. D’où vient l’envie de faire ce film ?

A. M : Ça faisait au moins 15 ans que j’avais pensé à ce scénario. J’avais commencé à l’écrire avant de l’’abandonner il y a 5-6 ans parce que je n’arrivais pas à trouver les fonds et des gens qui me faisaient confiance. Comme j’avais été scénariste sur Les Misérables et réalisateur sur Zannar avec l’Adami, j’ai réussi à avoir l’aide du CNC. Tête de brique, c’est un film très difficile à financer parce qu’il n’y a pas de région, c’est compliqué d’obtenir des chaînes, les gens trouvent l’histoire trop violente. Sans le CNC, c’était presque impossible de monter le film. On a eu l’aide à la réalisation, ce qui nous a permis de le tourner.

Ma mère est originaire de Belgrade, j’ai de la famille en ex-Yougoslavie. Depuis que je suis petit, je vais là-bas tous les ans, même quand il y avait la guerre. Cette histoire, c’est une légende urbaine qui m’a été racontée par mon cousin et qui se déroule à Belgrade et à Sarajevo. Il m’avait raconté cette histoire de meneur de quartier qui imposait à tout le monde de porter une brique. Si tu ne l’avais pas sur toi, il te tapait. Du coup, les gens commençaient à tout le temps porter une brique sur eux. Je voulais écrire par rapport à cette légende pour en faire une sorte de conte et amener des choses un peu personnelles, comme une histoire d’amour. C’est aussi inspiré de la guerre qui a eu lieu en ex-Yougoslavie, qui a débuté dans les années 90.

La violence est omniprésente dans le film, on entend les sirènes hurlantes en permanence et on sent le danger qui rôde. On sent la terreur de la guerre et celle imposée par le jeune garçon. La brique, cet objet lourd et massif, c’est symbolique pour l’écrasement, la soumission, non ? 

A. M : J’aimais bien, par le biais d’un objet, pouvoir imager plusieurs choses : l’idéologie, le territoire. On peut y voir plein de choses, ça peut être de la drogue, un mode de pensée, ou alors la  propre souffrance du garçon qu’il impose aux autres. Il justifie ça comme s’il les aidait : il les divertit, crée du conflit et combat l’ennui. C’est son excuse. C’est un discours de dictateur de vouloir sauver les autres en imposant quelque chose. Au départ, c’était une fable très réaliste. Petit à petit, j’ai senti que c’était plus intéressant de créer une sorte de dystopie où on ne peut pas vraiment identifier Belgrade. On sait que ça se passe dans un pays de l’Est avec les symboles néo-communistes, ça se passe aussi dans un temps qu’on ne connaît pas. J’ai essayé d’enlever tous les objets qui pourraient temporaliser le récit, les télévisions, les téléphones. À l’époque, je voulais créer un univers vraiment différent, avec des costumes, ….  Ça demandait trop d’argent donc j’ai effacé certains repères pour en faire un conte plus universel et intemporel.

J’aimais jouer avec ce mystère de la guerre. On comprend qu’elle est là, il y a les sirènes et les bunkers, il n’y a pas d’hommes au-dessus d’un certain âge. Je ne voulais pas expliquer : est-ce ceux-ci sont morts, déportés, au front ? Je voulais jouer avec ce symbole-là aussi. Peut-être qu’il n’y a pas de guerre, qu’on est manipulé. J’ai également voulu raconter une histoire d’amour. C’est un adolescent enfermé dans les rapports de force avec les autres garçons. Il se sent bien avec son amoureuse mais il veut rester dans son univers masculin de domination. Elle voudrait qu’il arrête ces jeux-là et il va la perdre. (…) Il y a de la violence, mais pas vraiment de bagarre, de sang. J’ai essayé qu’on la sente d’une autre manière : la violence de l’ennui, de l’enfermement, de la guerre qui pèse, des rapports sociaux.

Avec Dalva, le premier long d’Emmanuelle Nicot (sélectionné à la Semaine de la Critique 2022), tu changes de registre. Tu quittes la violence qui parcourt habituellement ton travail d’acteur.

A. M : Effectivement, avec ce film, j’ai commencé à changer de rôle. J’ai envie de changer de registre, de jouer de différents personnages. Là, je tourne actuellement un premier film d’Iris Kaltenbäck avec Hafsia Herzi (Le Ravissement). Même si c’est un drame, il y a une histoire d’amour avec un partenaire féminin dans un univers qui n’est pas forcément violent. Je suis content de le faire. J’ai envie de varier, je ne veux pas avoir des rôles seulement violents.

Je sais que j’ai du mal pour l’instant dans l’émotion, on ne m’a pas proposé de grande scène de fous rires, de pleurs, d’intimité. Je sais que je reste dans certaines zones de confiance et c’est là souvent où on me demande de jouer. C’est difficile de sortir des choses qu’on me propose, il faut que les gens imaginent. Mais là, je commence à avoir des rôles différents, on me propose d’autres facettes.

C’est lié à ce qui s’est passé avec Les Misérables, non ? Tu as fait des courts-métrages mais ils sont moins vus.

A. M : Oui bien sûr, de toute façon, c’est le plus gros succès. La plupart des gens m’identifient à ce rôle-là. J’ai fait pas mal de films d’auteur qui n’ont pas forcément marché, que les gens n’ont pas vu. On me propose souvent d’autres choses dans les courts-métrages et c’est pour ça que j’adore ce format. Les gens prennent plus de risques mais c’est moins visible. Il y a un court-métrage que j’aime beaucoup, Le discours d’acceptation glorieux de Nicolas Chauvin de Benjamin Crotty, mais qui a été très peu vu.

Tu as fait autant de courts que de longs, tu arrives à mener les deux en parallèle. Quand on regarde ta filmographie, on découvre beaucoup de films où on ne t’attend pas.

A. M : Moi, j’aimerais bien en arriver là mais à un certain moment, ça t’échappe. C’est difficile de se demander quoi refuser. Est-ce que je fais cinq films ou un film par an ? C’est difficile d’avoir seulement des rôles de composition et de changer les choses, tu deviens un peu une caricature de toi-même.

On peut y échapper par le choix des rôles, il y a une part de hasard aussi. Et puis, je crois qu’il ne faut pas accepter trop de films. J’ai l’impression qu’il y a deux sortes d’acteurs : certains sont très forts et peuvent faire des rôles de composition et d’autres se ressemblent. Lino Ventura, c’est Lino Ventura, dans n’importe quel film, il a son caractère, sa voix. Après avec la notoriété, il y a des phrasés, des choses dont tu t’habitues et ton imaginaire n’arrive plus à inventer. J’ai vu Isabelle Huppert dans Les Promesses (de Thomas Kruithof), elle est super mais c’est difficile de ne pas voir du Isabelle Huppert. Elle est forte justement parce qu’elle n’essaye pas à tout prix de faire de la composition et de dissimuler son jeu. Elle joue avec ses armes.

Tu as parlé de ton désir de réaliser par le passé. Est-ce que c’est une façon de s’échapper de ça ?

A. M : Au départ, j’écrivais pour jouer dans mes films. Mais en tant que réalisateur, je ne veux pas avoir une double casquette. J’ai l’impression que c’est un peu narcissique même si ça peut être efficace. Moi, je n’arriverais pas à faire les deux. J’ai envie de laisser le territoire à d’autres comédiens, je veux être dans une autre fonction, un autre espace dans le groupe.

Les acteurs dans Tête de brique sont-ils des comédiens professionnels ?

A. M : L’acteur et l’actrice principaux (Denis Murić et Ivana Zečević) sont des comédiens professionnels. Tous les autres sont des acteurs amateurs. J’ai eu la chance de rencontrer une productrice également réalisatrice, Aleksandra Lazarovski, qui m’a aidé à trouver les lieux. Elle a fait toute la production exécutive du film et m’a fait rencontrer plein d’acteurs là-bas. Je lui dois beaucoup sur ce film. C’est elle qui m’a mis en contact avec le chef opérateur aussi.

Tourner en Serbie, c’était une prise de risques ou pas ?

A. M : Pas mal de personnes avaient vu Les Misérables. Les gens se renseignent et ils avaient vu que j’était comédien, quelqu’un du métier. Là-bas, il n’y a pas d’acteurs qui sortent de la rue. 90% des comédiens sont passés par le Conservatoire, ils savent écrire et danser, ils connaissent la culture théâtrale, tous les auteurs russes. C’était un peu compliqué d’arriver sans légitimité. On a tourné dans des quartiers de banlieue un peu chauds. Au début, j’avais l’impression d’être un Japonais qui venait réaliser un film dans le 93 ! C’était une difficulté – il y en a partout – et ça peut apporter autre chose.

Ça a été un moyen pour toi de reconnecter avec ton histoire familiale ?

A. M : Bien sûr, parce que j’ai pu rencontrer beaucoup plus de gens et ma mère était très fière que je réalise un film là-bas. Elle est venue pendant le tournage, pendant les projections. J’avais de la famille là-bas et tout le monde était étonné que je parle de cette légende urbaine qu’ils connaissaient tous et dont personne ne s’était emparée. Et puis, il y avait des choses par rapport à la guerre qu’ils avaient connues. Par exemple, l’actrice m’a montré des photos d’elle dans un bunker quand elle était gamine. Tous les gens que j’ai fait jouer avaient vécu cette situation dans les bombardements à Belgrade en 99. Ça leur rappelait pas mal de choses.

F. C : Athena dans lequel tu joues, est réalisé par Romain Gavras et co-écrit par Ladj Ly. Vous êtes tous copains, est-ce que tu peux nous parler de l’esprit Kourtrajmé ?

A. M : C’est un collectif qui a commencé en 94 et qui faisait essentiellement des courts-métrages et des clips. Vincent Cassel en est devenu le parrain, il a senti l’énergie du groupe. Kim (Chapiron) l’avait contacté pour un tournage. Il est venu tourner deux jours.

Il y avait les premières VHS, les premiers logiciels de montage et on pouvait faire des petits films soi-même, à domicile. On faisait tout ça sans penser à faire des festivals, à vendre nos films, on ne pensait même pas qu’ils seraient vus, c’était pour les regarder entre nous. Chacun venait de manière non professionnelle, avec ses propres compétences. Plein de gens faisaient ça pour passer le temps. Certains voulaient être réalisateurs, d’autres voulaient faire de la déco car ils étaient plutôt bricoleurs. Les autres aimaient la musique et voulaient être ingénieurs du son. Certains avaient choisi de jouer : moi c’était par dépit, quand Romain me l’a proposé. Au départ, je ne voulais pas y aller, c’est juste que je parlais le serbo-croate et qu’il avait un personnage de l’Est. Il m’a dit : « viens, vas-y, on va rigoler ce samedi ». Il n’y avait pas de feuille de service, pas de prod, pas vraiment de scénario. On avait créé une sorte de charte pour faire des films. C’était surtout une façon de passer le temps, de s’aguerrir, de se rencontrer et de créer quelque chose en commun. On n’était pas en âge de faire les écoles, c’était moins accessible. C’était une manière de faire les choses par soi-même de façon ludique. (…) À l’époque, on avait 15 ans et on nous montrait Godard ou Buñuel mais on avait envie de voir La Haine, le choc pour notre génération, ou Pulp fiction… Il y avait pas mal de films qui nous stimulaient et c’était une période très prolifique.

Propos recueillis par Katia Bayer et David Khalfa
Retranscription : Agathe Arnaud

Jacky Caillou de Lucas Delangle

« Écoute : c’est l’appel de la forêt »

Le premier long-métrage de Lucas Delangle, Jacky Caillou, en sélection à l’ACID lors du Festival de Cannes 2022, sort aujourd’hui en salles. Portrait d’un film qui ouvre nos sens.

« Jacky Caillou », c’est ainsi que tout le monde appelle Thomas (Thomas Parigi). Il est le petit-fils d’une magnétiseuse (Edwige Blondiau) à laquelle les habitants du patelin semblent vouer une confiance absolue. Si elle l’a élevé dans cette grande maison vétuste et isolée avec la tendresse d’une mère, ce n’est que brièvement avant sa mort soudaine qu’elle tente de lui enseigner son précieux savoir : l’art des manipulations, le pouvoir des arbres… C’est alors qu’une jeune femme émerge des bois. Elle a besoin d’être sauvée du mal qui la ronge. Jacky se met en quête de la grâce.

Lucas Delangle fait naître son histoire entre le doux jeu de lumière qui filtre les forêts de mélèzes et le vent cinglant qui frappe les crêtes rocailleuses. Le premier personnage dans ce film, c’est sans doute la nature, celle des Hautes Alpes, où évoluent des personnages qui la ressentent plus qu’ils ne cherchent à la dominer. Protagonistes de peu de mots, seulement ceux nécessaires, travail de la lumière délicat qui ne cherche pas à sublimer artificiellement le paysage mais à l’épouser, rythme fluide qui ne se compromet pas dans le simulacre de l’urgence et du suspens : c’est un film aéré qui repousse les codes des habituelles narrations citadines et cela fait du bien. On voit que c’est un territoire qui compte pour le réalisateur, qu’il a prit le temps de l’appréhender, de le vivre, de le respecter lui ainsi que ses gens. Lucas Delangle s’est d’ailleurs entouré de nombreux comédiens non-professionnels, des habitants de la région, pour figurer les villageois et éleveurs de son histoire. Il est parvenu à les faire s’emparer du scénario, pourtant apparemment très écrit, avec un naturel et une conviction qui donnent pleinement corps à cette représentation villageoise qui n’aurait pu souffrir de faux-semblants.

Cependant, l’aspect très terrien du film n’en est pas moins transcendé par le rêve et la poésie. Comme dans un conte, un loup rôde, une jeune femme (Lou Lampros) émerge des bois aussi vite qu’elle s’y évapore, les arbres purgent du mal… Ce monde se déploie dans un réalisme magique qui pourrait faire se rencontrer Guiraudie, Mouret et Argento. Ici, les mains sont maladroites et sensuelles mais aussi guérisseuses et destructrices; autant un outil de caresses que de magie. Les paumes ouvertes de la magnétiseuse, puis de Jacky, agissent comme une invitation pour le spectateur à lui-aussi ouvrir son esprit et ses sens. Sans effets spéciaux, Lucas Delangle et son acteur parviennent à communiquer cette force invisible qui sous-tend le récit. Le réalisateur inspecte une nouvelle approche du vivant où le contact se passe de mots pour qui accepte de ressentir.

Au delà du conte, l’image du loup n’est pas anodine. L’un des personnages évoque « l’appel de la forêt », immanquable écho à l’œuvre de Jack London où les hurlements des loups réveillent en Buck, chien de trappeur, un atavisme primitif qui l’attire irrésistiblement vers l’état sauvage. Au milieu de son errance, Jacky Caillou se trouve de la même manière tiraillé entre la tentation du sauvage — incarné par Lou Lampros ou par les pulsions soudaines du jeune magnétiseur — et sa volonté d’apprivoiser le danger. C’est sur ce fil tendu de part et d’autre de la culture et de la nature, de la raison et de l’émotion, que Lucas Delangle réussi à maintenir une tension tout au long de son film.

Découverte lors du court-métrage documentaire Du rouge au front, Edwige Blondiau devient dans Jacky Caillou une actrice de fiction en jouant Gisèle, la grand-mère. Le naturel franc et le phrasé pittoresque de la comédienne contrastent avec l’idée que l’on pourrait se faire d’une magnétiseuse. Le réalisateur peut ainsi la faire évoluer dans un environnement mystique, une vieille bâtisse aux reliefs de château peuplé d’obscurs bibelots, sans tomber dans un cliché qui affecterait la crédulité du spectateur. Au contraire, la force qui se dégage de Blondiau et de son regard azuré, mis au service d’un personnage avec de la poigne, instaure d’emblée la vraisemblance d’un univers où l’horizon des possibles est étendu.

C’est sur ce socle qu’éclot le duo Thomas Parigi – Lou Lampros, dont l’investissement révèle bien vite une réelle capacité de puissance évocatrice selon une intensité qui ne faiblit jamais. Le metteur en scène les accompagne avec une réalisation précise et juste qui laisse à ses acteurs le temps et l’espace de s’épanouir dans ce premier film plein de sensations et de promesses.

Gaspard Richard-Wright

Bad luck banging or loony porn de Radu Jude

JHR Films éditait cet été Bad luck banging or loony porn, de Radu Jude, en DVD, assorti de deux courts-métrages et d’un échange avec Olivier Père (Arte) et Carlo Chatrian (Berlinale). Un film sorti en 2021 et couronné d’un Ours d’or à Berlin.

Emi promène sagement dans les rues de Bucarest son tailleur gris et son masque anti-Covid, indifférente au brouhaha de la ville. Elle doit pourtant faire face à un problème de taille : une sextape tournée avec son mari dans l’intimité de la chambre à coucher s’est retrouvée sur internet. Comme si cela ne suffisait pas, les parents de ses élèves – elle est enseignante dans une école assez huppée –demandent sa démission au prétexte de la lutte contre l’immoralité et de la protection de la jeunesse.

Bad luck banging or loony porn nous présente cet événement dans un film tripartite, dont chaque volet vient enrichir le suivant. Si le premier nous montre les pérégrinations de Emi dans Bucarest, cherchant un soutien auprès de sa directrice d’école et amie, le deuxième nous propose un pot-pourri d’extraits télévisés – images d’archives, publicités… – véritablement indécents, au contraire de la gentille partie de jambes en l’air entre la professeure et son mari : des magasins regorgeant de marchandises qui côtoient la grande misère, le génocide des Juifs roumains en 1941 et la mise au ban des Roms. Par ce montage, Radu Jude interroge nos valeurs. La troisième partie nous plonge dans le faux procès de Emi au cours duquel les parents d’élèves sont invités à voter sur son éventuel licenciement.

Cette structure originale n’a rien d’anecdotique : c’est ce travail de montage et de collage, qui emprunte largement à l’esthétique surréaliste, qui donne du sens à l’injustice vécue par la professeure. La mauvaise foi des parents d’élèves, qui se prétendent tous outrés, apparait grâce au montage des séquences télévisées qui pointent l’omniprésence de l’obscénité dans la vie quotidienne. Surtout, la complaisance avec laquelle ils regardent la sextape incriminée, brandie comme pièce à conviction par l’une d’entre eux, montre leur hypocrisie.

La partie centrale permet aussi au spectateur peu au fait de l’histoire de la Roumanie de la découvrir et de comprendre ainsi les enjeux du procès de pacotille : rapidement, le débat délaisse la seule question sexuelle pour examiner la façon dont la professeure aborde la responsabilité roumaine dans la Shoah. Il s’agit là, encore aujourd’hui, d’un angle mort de l’historiographie officielle.
Notons enfin l’importance de la bande son et des couleurs dans la charge satirique du film : la première partie nous montre les rues de Bucarest envahies de couleurs criardes et de bruits assourdissants, invitation permanente à consommer. Les musiques additionnelles, de Beethoven à Bobby Lapointe en passant par Lili Marlene, déréalisent le film, lui conférant une dimension exemplaire, à la manière d’une fable. Les lumières roses de la dernière partie, qui nous entrainent dans le conte ou le film de superhéros, participent de cette dimension.

L’échange avec Olivier Père et Carlo Chatrian, qui s’est tenu lors du Festival de La Rochelle, approfondit les choix esthétiques du réalisateur comme ses engagements politiques, notamment le négationnisme concernant le rôle de l’état-major roumain dans le massacre de milliers de Juifs et l’esclavage subi par les Roms au début du XXe siècle. Si ce premier aspect a été longtemps étudié dans Peu m’importe si l’histoire nous considère comme des barbares, le second a fait l’objet d’un autre film, Aferim !.

Enfin, les deux courts-métrages proposés en bonus enrichissent le propos du film : Plastic semiotic filme en plans fixes des jouets contemporains (Playmobil, poupées Barbie…) pour mettre en lumière les totems et les tabous de notre société. Nous passons ainsi de scènes de sexe à des reconstitutions de publicités ou des exactions commises par les Occidentaux. Génocide indien, esclavage… ces petits morceaux de plastique que sont les jeux pour enfants parviennent, avec une facilité désarmante, à rendre compte des horreurs de notre monde. Quelles valeurs ces jouets transmettent alors à nos enfants ?

De son côté, The Marshal’s two exécutions, sorti en 2018, propose de redécouvrir l’exécution du général collaborationniste Antonescu en juxtaposant deux films : un premier, pris sur le vif, est constitué de cette exécution telle qu’elle a été filmée par le réalisateur Ovidiu Gologan ; le second relève en revanche de la reconstitution après coup. Il s’agit du film Le Miroir, de Sergiu Nicolaescu, sorti en 1994 et dont le propos est de faire l’apologie du général roumain. Le travail de montage effectué par Radu Jude, dépourvu de tout commentaire, est fascinant dans l’éclairage qu’il apporte sur l’héroïsation des criminels de guerre. Définitivement, Radu Jude apparait comme un maitre dans l’art du collage signifiant.

L’obsession de Radu Jude pour le passé et ses conséquences sur la société contemporaine apparait dans tous ses films. C’est par exemple le cas du court-métrage Potemkinistii, présenté à la Quinzaine des Réalisateurs cette année, et qui abordait l’ambigüité du legs laissé par les statues à la gloire du communisme : ces œuvres représentaient-elles un idéal de fraternité ou au contraire la réalité du pouvoir de Ceausescu ? Une interrogation mise en scène par un échange entre un sculpteur et une représentante du Ministère de la Culture roumain.

Ce DVD, par sa richesse, permet d’approfondir les préoccupations esthétiques et politiques de Radu Jude. En effet, si la politique est au cœur des interrogations du réalisateur roumain, elle est toujours servie par un travail formel exigeant.

Julia Wahl

Joachim Herissé. L’inconscient et l’intime en animation

À l’occasion du festival Court Métrange, nous avons interrogé le réalisateur Joachim Herissé au sujet de son film d’animation Écorchée, tourné en stop motion avec des marionnettes. Le film est en sélection officielle aux César 2023 et vient de remporter ce weekend le Prix Emile Reynaud, décernée par les adhérents de l’AFCA, lors de la Fête du cinéma d’animation 2022. Le réalisateur se confie sur son parcours, ses méthodes de création et ses inspirations.

Format Court : Qu’est-ce qui vous a amené à faire de l’animation ?

Joachim Herissé : Tout jeune, adolescent, enfant même, j’ai commencé à faire des films avec des caméscopes, avec mes ami.es, mes frères, sœurs, cousins, cousines. J’ai compris que c’était ça qu’il fallait que je fasse, mais j’ai tout de suite ressenti une frustration : je n’arrivais pas à finir les films. Au lycée, j’ai découvert les outils 3D, je me suis dit que j’arriverais peut-être à terminer les films tout seul. C’était peut-être une erreur, certainement d’ailleurs. J’ai commencé à travailler avec des logiciels 3D seul, puis j’ai trouvé du travail assez rapidement. J’ai travaillé dans des studios d’animation 3D à Paris, d’effets spéciaux, etc…en tant qu’animateur. Ensuite, très vite, j’ai eu la chance de pouvoir réaliser des séries avec l’outil 3D informatique. J’ai toujours eu une envie de revenir sur les techniques traditionnelles d’animation. Après ces séries, je me suis lancé dans l’écriture d’animation traditionnelle et particulièrement en stop-motion avec des marionnettes. Ça a été assez difficile mais j’ai réussi quand même à avoir des aides à l’écriture du CNC qui ont fonctionné comme un tremplin, où je me suis dit que je continuerais ainsi, toujours dans cette idée d’autodidaxie. J’ai toujours appris en faisant les choses.

Dans votre film Écorchée, ces marionnettes ont des fils qui se décomposent, elles amplifient une atmosphère particulière. Comment sont-elles fabriquées et quel est le processus de création ?

J.H : Écorchée, en vérité, est mon premier projet abouti en stop-motion. À l’écriture, c’est venu de cauchemars que je faisais enfant, puis adolescent, et même adulte encore un peu, où je sens mon corps passer d’un état creux à un état plein et vice-versa. J’avais vraiment le besoin d’exprimer cela, c’est quelque chose que je ne peux pas exprimer verbalement, il me paraissait important de l’exprimer par l’animation. Le textile est venu très naturellement parce c’était des sensations physiques de mon corps et je sentais que par rapport au muscle, c’était vraiment la fibre textile qui pouvait être le plus proche possible de ce que je pouvais sentir. Ce n’est pas moi qui ait fabriqué les marionnettes, j’ai beaucoup cherché mais je me suis reposé sur une artiste plasticienne textile dont j’ai découvert le travail. Dans toute ma démarche de création, d’écriture en volume, j’ai vraiment voulu aller chercher la matière qui faisait écho à mes sensations.

Est-ce que c’est ce cauchemar du corps qui passe d’un état creux à un état plein, qui forme deux états finalement, qui vous a donné l’envie d’aborder deux sœurs siamoises, deux corps ?

J.H : Mon intention première oui, est une dualité de ma propre personne. Je vois ce concept, en tant qu’auteur, comme un double qui est finalement un seul et même personnage. Ce qui m’intéresse beaucoup maintenant que je projette le film, c’est qu’il y a une interprétation très différente selon les gens qui le voient, le public. Certains y voient une relation toxique, d’autres une relation mère-fille. Ca correspond aussi à l’intérêt du conte que j’aime beaucoup, je n’écris que des contes. C’est aussi parce que j’ai envie d’exprimer beaucoup de choses peut-être inconscientes ou très intimes qui sont pour moi impossibles à exprimer de manière réaliste. Il faut absolument passer par le conte et l’écriture avec des symboles pour pouvoir exprimer ces choses-là, de manière très fantasmée ou onirique.

À propos de symbole, on retrouve dans votre film certains motifs assez intriguant comme cette barque qui fait des allers-retours devant la maison. Qu’est-ce qu’elle représente pour vous en tant qu’auteur ?

J.H : Cette barque a été très difficile à expliquer pour financer le film d’ailleurs, c’est quelque chose qui m’est venu de manière très instinctive, quelque chose qui est sorti comme ça. J’ai une manière d’écrire très instinctive. Je sors des choses et pour le financement au CNC notamment, on a des jurys qui demandent une explication du texte, une théorisation. J’ai essayé du coup de théoriser un peu cette barque, ce qui a été très intéressant, et pour moi c’est vraiment la routine. Et c’est même le déclencheur de l’histoire, ces deux sœurs qui vivent dans un pavillon de banlieue au milieu d’un marécage, on imagine qu’elles sont adultes, donc qu’elles ont vécu un long moment ici, et cette barque, c’est le déclencheur : l’écorchée qui voit cette barque venir et qui se dit qu’il y a un ailleurs, une barque à prendre, pour se sortir de cette routine-là. C’est comme ça que je l’interprète, d’autres l’interprètent de façon différente, c’est intéressant aussi.

Qu’est-ce qui vous inspiré cet imaginaire cauchemardesque ?

J.H : J’ai rassemblé toutes les angoisses d’enfant, dans cette histoire, comme cette image vraiment visuelle de ma mamie qui tuait les lapins et qui enlevait l’œil. J’ai dû voir ça vers 3-4 ans : elle enlevait l’œil pour saigner le lapin sans tâcher la fourrure, et elle faisait aussi des chaussons avec la peau du lapin. Je me suis « amusé » à rassembler comme ça, beaucoup d’angoisses ou d’images fortes que j’ai pu avoir, enfant : les lapins, l’escalier-couloir, les meubles, les tapisseries, beaucoup de choses que j’ai sorti de mon enfance.

Les musiques du film sont assez puissantes, est-ce qu’elles sont originales ?

J.H : Ce sont des musiques originales d’Antoine Duchêne, un super musicien, combinées avec tout un travail de sound design auquel je tenais beaucoup. Il a été assez difficile de mesurer où serait la musique et où serait le sound design mais Antoine, qui est un jeune compositeur, a naturellement réintégré le Sound design dans sa composition donc c’était vraiment génial. J’avais un leitmotiv, un fil rouge : c’était vraiment la fragilité. Dans ce film, je voulais que ce soit fragile de partout. En terme d’écriture, à chaque moment du tournage et de la postproduction : c’était la fragilité. Antoine l’a bien entendu et il est allé chercher des instruments incroyables, des musiciennes qui font du Nyckelharpa, une espèce de violon suédois, entre le violon et l’accordéon, un instrument incroyable, qui a une fragilité naturelle. Tout se combinait.

À l’avenir, avez-vous le projet de faire d’autres courts-métrages et de réitérer en animation en stop-motion ?

J.H : Je suis plutôt un auteur littéraire, j’ai beaucoup de projets. Dans la suite de Écorchée, j’ai un projet de série horrifique de treize épisodes de treize minutes. Écorchée est le premier épisode de cette série horrifique, avec la même patte graphique et plastique, et avec la même thématique des angoisses liées au corps. On est déjà en écriture avec des soutiens du CNC. J’ai aussi un projet de bande-dessiné signé avec Dargaud et je travaille avec une dessinatrice. Je suis très ouvert à beaucoup de choses. Peut-être que c’est ma formation d’autodidacte, enfin ma non-formation, qui fait que je vais vers des genres très différents. Je suis intéressé par beaucoup de choses, notamment des projets jeunesse.

Propos recueillis par Laure Dion

Patricia Mazuy : « Quand on filme quelqu’un, c’est qu’on l’aime et qu’on a envie de le filmer, quelque soit le rôle »

Patricia Mazuy est une réalisatrice et scénariste française. Elle se consacre au cinema après des études de commerces à HEC où elle passe le plus clair de son temps au ciné-club de l’école. C’est par des courts métrages, fictionnels ou documentaires, qu’elle commence à filmer. Elle fait ses premiers pas dans le milieu audiovisuel en devenant stagiaire sur le plateau d’Une chambre vide de Jasna Krajinovic qu’elle a rencontré par l’intermédiaire d’Agnes Varda. Patricia Mazuy entretient une réelle admiration pour le genre documentaire bien qu’elle se consacre majoritairement aux fictions. Son dernier film en date Bowling saturne, un thriller qui raconte la succession de deux frères (Arieh Worthalter et Achille Reggiani) à la tête d’un bowling maudit les menant à la folie, est sorti ce mercredi 26 octobre. De son côté, la Cinémathèque française lui consacre une rétrospective de ses courts et de ses longs jusqu’à ce dimanche 30 octobre.  

Format Court : Vous avez commencé votre carrière avec des courts-métrages, vous y avez fait vos classes en quelques sorte. Est-ce que cette forme est particulièrement formatrice selon vous ?

Patricia Mazuy : Oui, je trouve que c’est un endroit de création et de liberté fort. Je pense à Alice Diop qui a commencé par là par exemple.

Comment êtes-vous passée de HEC au cinéma et comment vous est venue l’envie de filmer ?

P.M. : J’ai commencé à filmer La Scarpa, un film de 7 minutes qui raconte la poursuite d’un cowboy fasciste qui suit une touriste dans une Italie marquée par l’assasinat d’Aldo Moro et qui se termine par un duel place Saint-Pierre parce que j’étais fan de western. Je l’ai réalisé en fin de première année à HEC avec Laure Duthilleul. On a tourné en muet puis j’ai ajouté une voix off et une musique d’Ennio Morricone, seulement j’ai perdu le son alors il est muet maintenant. Ce n’est pas plus mal étant donné que je n’avais pas les droits de la musique.

Vous filmez ensuite votre grand-père et le monde rural. Comment vous est venue l’envie d’aborder votre vie personnelle dans ce film Colin-maillard ?

P.M. : Mon père m’a donné 5.000 francs pour filmer mon grand-père à l’occasion du mariage d’un cousin qui a réuni toute la famille. Il est décédé peu après. J’avais une petite équipe, on a accumulé du matériel d’images et puis j’ai monté. On sent que par moment, le film erre dans son propos. Quand on le voit maintenant on remarque que c’est un film de jeunesse, on sent la mort pas loin, les gens ont un peu tous l’air de fantômes y compris dans les scènes de danse au mariage.

Vous avez fait un troisième court-métrage sur l’élevage des vaches avec Des taureaux et des vaches, puis vous mettez en scène le monde rural dans votre premier long Peaux de vaches. Avez-vous un intérêt particulier pour ce sujet ?

P.M. : Ce n’est pas tellement un sujet, c’est une matière. J’ai filmé le milieu d’ou je venais, je ne savais pas très bien si je l’aimais ou non. Dans le cas du court Colin-maillard où je filme mon grand-père, je voulais montrer que la campagne n’était pas un endroit bucolique et tranquille, et qu’il pouvait être dur.

Vous avez d’ailleurs rencontré très jeune Agnes Varda à New York, avec qui vous avez retravaillé ensuite. Est-ce un intérêt commun qui a joué dans votre entente artistique ?

P.M. : Je l’avais déjà rencontrée avant en fait. C’était après ma première année à HEC que j’ai quitté pour être jeune fille au pair à Los Angeles. Là j’ai fais un autre court-métrage qui s’appelle Dead cat avec mon salaire de gouvernante. Comme j’y avais intégré une chanson des Doors, on m’a expliqué qu’il fallait que j’ai les droits, je savais pas qu’on devait payer pour la musique. Le film n’a pas été diffusé donc ça n’a pas posé de problème en fin de compte. Quoi qu’il en soit, j’avais envoyé un message à Agnès qui enseignait à Los Angeles pour qu’elle me donne le contact de l’avocat des Doors avec qui elle était très amie, pour que je demande les droit de la chanson. C’est en montant ce court-métrage là que Agnès m’a prêté sa tablette de montage et que j’ai rencontré Sabine Mamou qui m’a fait entrer dans le cinéma en m’appelant plus tard pour être stagiaire sur Une Chambre vide de Jasna Krajinovic, c’est là où j’ai appris le montage. Quand j’ai fait Colin-maillard, j’étais déjà stagiaire de Sabine en vérité.

Lors de votre passage au long avec Peaux de vaches, comment avez-vous vécu la transition aux grands plateaux de cinéma et quel a été votre rapport aux comédiens qu’il a fallu diriger, notamment très jeune ?

P.M. : Je n’étais pas tellement prête en fait. Je ne connaissais pas du tout le travail de plateau parce que j’avais fait des courts-métrages en autonomie avant. Je pense que les comédiens me faisaient un peu peur. Maintenant, j’ai moins peur d’eux, je sais qu’ils sont mobiles. Ce qui est important en fait, c’est surtout le casting, c’est de choisir les comédiens avec qui on a envie de tourner, c’est le plus gros du travail de direction d’acteurs. Après sur Peaux de vaches, on essayait surtout d’arriver au bout du projet parce que j’étais très débutante au début. La deuxième partie du tournage s’est beaucoup mieux passée, même très bien, mais le début était assez chaotique. Je me disais qu’il fallait tout le temps douter et remettre en question les choses. Mais en fait, c’est très déstabilisant pour une équipe technique. Quand un tournage est compliqué comme il l’a été au début, il faut que les comédiens soient assez forts pour se mettre dans une bulle de travail et rester concentrés. Heureusement, ça a été le cas.

Aviez-vous particulièrement envie de tourner avec Sandrine Bonnaire ?

P.M. : Oui. Je l’avais rencontrée sur le tournage de Sans toit ni loi d’Agnes Varda. Puis, je lui ai demandé si elle voulait venir dans l’aventure quand j’ai écrit Peaux de vaches pour Salomé Stévenin et heureusement que ça s’est fait parce qu’elle était super pour le rôle.

Comment abordez-vous le travail avec des acteurs importants ?

P.M. : C’est différent pour chaque personne. Quand on filme quelqu’un, c’est qu’on l’aime et qu’on a envie de le filmer, quelque soit le rôle. Les gamines dans Saint-Cyr, c’était des non professionnelles et Isabelle Huppert, c’était autre chose. Il faut s’adapter à chaque fois en fonction du sujet du film et des personnes, c’est toujours différent. J’ai beaucoup appris avec Bruno Ganz par exemple, j’ai compris qu’on peu tout à fait préparer en amont et que ça ne va pas du tout nuire à la spontanéité. Depuis Sport de filles avec Josiane Balasko, qui est une actrice géniale selon moi, j’ai appris qu’on peut vraiment être libre. Depuis ce film, je suis plus mobile avec les acteurs. Le plus difficile, c’est de savoir dire les bons mots sans en dire trop à l’acteur au moment du plan, pour que le tout soit vivant.

Aimez-vous donner assez de liberté aux acteurs dans leur jeu, sans forcément qu’ils s’en tiennent strictement au scénario?

P.M. : Je pense que la direction d’acteur, c’est avant tout donner des outils. Par exemple, le scénario est un outil mais il ne s’agit pas de le filmer, mais de s’en servir pour aller vers le film. Un autre grand outil pour le comédien, c’est le costume, mais c’est différent pour chaque film. Mon dernier film Bowling Saturne est très écrit parce qu’on devait tourner complètement dans le désordre et on devait donc savoir exactement où on en était dans l’histoire. En même temps, il s’agit de se faire confiance, tant du côté de l’acteur que le réalisateur ou l’équipe, parce qu’un film ne se fait pas tout seul.

Est-ce que que le documentaire vous intéresse encore ?

P.M. : Oui, tout à fait. Sauf que le documentaire que j’ai fait, Des taureaux et des vaches, était vraiment particulier parce que c’était une commande de vulgarisation scientifique et puis j’avais dix jours pour faire le tour de plusieurs régions donc c’était très serré.

Justement, le montage y est très marqué. Est-ce que vous travaillez toujours avec un/une même monteur/monteuse ou vous changez à chaque projet ?

P.M. : Depuis Basse Normandie, j’ai tout le temps travaillé avec la même personne, mais avant ça c’était avec des gens différents. Par exemple, c’était Sophie Schmit qui a sauvé le montage de Peaux de vaches et qui a un peu sauvé le film par la même occasion.

Est-ce que vous êtes très présente dans le travail de montage ?

P.M. : Oui, j’adore le montage. Je vois ça comme un travail à deux, c’est une recherche qu’on fait ensemble.

Vous êtes aussi scénariste. Comment conjuguez-vous les tournages et l’écriture ?

P.M. : Premièrement je n’écris pas toute seule, j’écris toujours avec un scénariste. Par exemple, Yves Thomas a pensé Paul Sanchez est revenu ! et Bowling Saturne, il était aussi sur l’écriture de Travolta et moi. En même temps, je ne tourne pas tant de films que ça parce que c’est long de trouver l’argent pour les faire.

Depuis Des taureaux et des vaches, sorti en 1992, vous n’avez plus refait de courts-métrages, avez-vous envie d’y revenir un jour ?

P.M. : J’aurais peur d’en refaire aujourd’hui tellement je trouve ça difficile. Après, c’est en en faisant jeune que j’ai appris plein de choses, c’est un grand terrain d’apprentissage. Il y a plein de choses formidables qui peuvent en sortir, mais il faut dire qu’il n’y a pas non plus 10.000 courts aussi géniaux que La Jetée de Chris Marker. Il y en a qui sortent en salle mais c’est certain que c’est très important et que ca devrait être inscrit dans un marché plus fort pour qu’on puisse en vivre. Concernant le documentaire, je connais des gens qui font des films incroyables mais quand je vois l’investissement que ça demande et la place que ça prend, c’est assez compliqué. Mais le documentaire, c’est vraiment de la matière précieuses qu’il faut préserver.

Bowling saturne vient de sortir. Qu’est-ce qui a motivé le choix des acteurs Arieh Worthalter et Achille Reggiani ?

P.M. : Achille, je l’avais vu au théâtre, il était hyper puissant, on a fait des essais et ça a marché tout de suite. Arieh est arrivé très tard en revanche mais c’est lui qui a permis au film de se faire en vérité. C’est un conte noir, on cherchait un jeu pas du tout naturaliste, très expressionniste, on prenait beaucoup de risques. Ce n’est pas le jeu que j’emploie habituellement mais comme c’était une tragédie et qu’on tournait vite, je me suis dit qu’il fallait être radicale. Je pense que les séries arrivent très bien à proposer des mondes très définis, et je crois que le cinéma doit savoir faire de même pour continuer à exister.

Propos recueillis par Anouk Ait Ouadda

Bruno Reidal de Vincent Le Port

Cet été, Capricci a sorti Bruno Reidal en DVD, le premier long-métrage de Vincent Le Port, sélectionné à la Semaine de la Critique en 2021. Un réalisateur à découvrir dans ce DVD qui mêle à Bruno Reidal un court-métrage et des entretiens avec le réalisateur et son acteur principal, Dimitri Doré. Cela tombe bien : Format Court vous propose de gagner ce DVD grâce à un nouveau jeu concours !

C’est un fait divers qui a fasciné la France au tout début du vingtième siècle : un jeune séminariste qui, à l’orée de ses dix-sept ans, tue un enfant de douze ans. Le scandale est tel que Paris dépêche, dans le petit village du Cantal de Bruno Reidal, le criminaliste Lacassagne, connu pour avoir renouvelé l’expertise criminelle. Médecin de son état, passionné par les marges, le Professeur Lacassagne met au service de l’enquête ses connaissances de la psychologie criminelle. La culpabilité de Bruno Reidal fait peu de doute : il s’est lui-même livré aux autorités. La question sera bien davantage d’évaluer sa responsabilité dans cette histoire pour le moins sordide.

Le film de Vincent Le Port s’appuie sur l’expertise criminelle de Lacassagne, mais surtout sur le propre écrit de Bruno Reidal : à la demande du médecin, en effet, il s’est livré dans un long récit à une introspection qui puise au plus loin de l’enfance. Aussi ce premier long-métrage suit-il avec rigueur la chronologie de cette courte vie, de la naissance au passage à l’acte. Le texte du jeune assassin, simple et naïf dans ses précisions, accompagne les images en une passionnante voix off.

L’objet du réalisateur, on l’aura compris, est, à l’instar de l’expert psychiatre, de nous plonger dans ce qui a rendu possible la réalisation d’un tel acte. Car Bruno Reidal est tout sauf un être amoral : très croyant, bouleversé par des pulsions qu’il ne parvient pas à maitriser, il ne cesse de lutter contre des désirs qu’il est le premier à considérer comme impurs. Le spectateur se retrouve alors dans la position de Lacassagne, destinataire de cette confession.

La première réussite du film réside dans ce resserrement autour du personnage de Bruno Reidal : s’il arrive à Lacassagne (implacable Jean-Luc Vincent) et à certains condisciples du jeune séminariste d’apparaitre à l’écran, la caméra se concentre sur ce visage rugueux, grave, qui regarde l’univers avec une méfiance douloureuse. Volontiers filmé en plans rapprochés, mis en valeur par une lumière ocre qui n’en éclaire qu’une partie, ce visage nous entraine dans les tourments de cette âme écartelée entre le bien et le mal, entre l’amour et la haine pour ses proies. Il convient à ce sujet de saluer le jeu, tout en sobriété, de Dimitri Doré : le jeune acteur, que l’on retrouvera au cinéma dans A propos de Joan (Laurent Larivière) et au théâtre dans deux spectacles de Jonathan Capdevielle (Rémi et A nous deux maintenant), incarne avec une grande économie de moyens ce personnage qui semble toujours nous regarder de côté. Le choix des acteurs qui interprètent Bruno Reidal enfant fonctionne également : les visages sages de Alex Fanguin et Romain Villedieu annoncent parfaitement le regard sévère de leur aîné.

Quant aux paysages de basse montagne, ils forment, par leur sérénité, un malicieux contraste avec les angoisses du personnage. Souvent ensoleillées, ces vallées du Cantal ont quelque chose de la Franche-Comté de Courbet : un sol vallonné mais peu élevé, des couleurs aux teintes discrètes et des personnages qui, comme dans Un enterrement à Ornans, n’apparaissent qu’en groupes. Un parfait écrin pour un meurtre incompréhensible.

Les entretiens avec Dimitri Doré et Vincent Le Port, présents dans ce DVD, viennent éclairer certains aspects du jeu et de la direction d’acteurs. Le rapport médico-légal a ainsi servi le travail corporel de Dimitri Doré, qui s’en est saisi comme de didascalies (rappelons ici que l’acteur a commencé au théâtre). De manière générale, le traitement des archives – les deux Evangiles de Vincent Le Port selon sa formule – fait l’objet de nombreuses questions évoquées dans le bonus.

Le DVD est enrichi du court-métrage La Marche de Paris à Brest, qui s’inspire La Marche de Munich à Berlin (München-Berlin Wanderung) de Oskar Fischinker (1927) : en un film de six minutes (le film-source en durait cinq), le réalisateur fait défiler des images filmées lors d’un voyage en Bretagne. La vitesse avec laquelle elles défilent fait penser, malgré un titre on ne peut plus clair, à un voyage en train ou en voiture. Le travail de composition nous fait passer sans solution de continuité d’un pêcheur aux allures un rien archaïques à des éoliennes toutes modernes. La découverte de ce court-métrage rend compte de l’évolution du travail de Vincent Le Port et met en perspective le traitement des paysages dans Bruno Reidal ainsi que son rapport au rythme et au temps. Il s’agit donc d’un matériau qui enrichit avantageusement le visionnage du long-métrage.

Julia Wahl

Les films de mon Moulins. Festival Jean Carmet 2022

Au coeur du Bourbonnais, région trop souvent oubliée et pourtant fondatrice de l’Histoire de notre pays, se retrouve chaque année depuis plus de 25 ans le festival Jean Carmet. À l’image de cet acteur (décédé un an avant la naissance du festival), celui-ci met à l’honneur, et reste le seul à ce jour à mettre en avant les comédiennes et comédiens qui se sont illustré.es dans des seconds rôles de longs-métrages. En parallèle de cette compétition, une catégorie court-métrage a été mise en place où concourait cette année 29 comédiennes et comédiens dans la sélection Jeune espoir. Le jury était composé entre autres d’Ana Blagojevic, Armande Boulanger, Stefan Crepon, Finnegan Oldfield et Jérémy Couston. En perspective, de beaux moments de cinéma et de riches rencontres dans un cadre authentique aux chaudes lumières de l’automne.

Cette 28ème édition était également l’occasion d’avant-premières pour de nombreux long-métrages qui sortiront dans le courant du mois de novembre et de février 2023. Citons : Annie Colère de Blandine Lenoir, Saint-Omer d’Alice Diop, De grandes espérances de Sylvain Desclous, Le Marchand de sable de Steve Achiepo ou encore le poignant Trois nuits par semaine de Florent Gouëlou (dont le Prix du jury pour le Meilleur second rôle masculin est allé au talentueux Harald Marlot).

Premier coup de coeur court-métrage de ce festival : Marche à l’ombre de Laura Saulnier. Premier court de la réalisatrice, il met en scène la jeune Roxane qui fait la rencontre de Medhi, au cours d’une pause dans une station-service espagnole sur le retour des vacances. La frontière française étant à quelques kilomètres, elle comprend que Medhi est en transit et que ce dernier a franchi la Méditerranée quelques semaines plus tôt. Elle réalise alors qu’avec un peu de courage, elle pourrait faire preuve d’un acte salutaire envers le jeune migrant. Seul bémol, le voyage est en blabla-car, la tentation devient forte de le faire passer pour un co-voitureur.

Portant sur le sujet sensible de l’immigration (thématique déjà présente dans le festival avec les premiers longs de Steve Achiepo et Guillaume Renusson : Le Marchand de sable et Les Survivants), Laura Saulnier questionne ici cette responsabilité qu’il y aurait à prendre… ou non, à aider son prochain. Quel est l’enjeu, pour l’autre, pour moi ? Quels sont les risques ? Suis-je prêt à risquer ce que je possède au nom d’une « bonne action illégale »… Réunissant au sein d’une même voiture, le temps de quelques kilomètres, les différentes opinions qui peuvent nous animer sur le sujet. Entre l’empathie, feinte ou réelle, l’indifférence ou encore le rejet, Laura Saulnier dresse ici un portrait acerbe des nantis que nous sommes, trop souvent en prise avec nos peurs, nos élans de charité, nos certitudes… mais un peu moins avec nos remords.

Autre petit ovni de ce festival : Souvenirs de la Lune d’Antoine Dricot, objet insolite qui a d’emblée le mérite de poser un univers à mi-chemin entre le fantastique et la science-fiction, genres qui ne sont pas si fréquents dans le format du court-métrage.

Deux jeunes femmes (interprétées par Mailys Dumon et Sophie Maréchal, nominées dans la sélection) se croisent par hasard avant de se rendre à une soirée où une bande d’amis se préparent à traverser la nuit d’une lune qui n’apparait que tous les vingt-et-un ans. Avec une photographie légèrement pastel qui alterne le chaud et le froid au cours de cette soirée, le temps semble se distendre pour les personnages où leurs perceptions respectives de l’une et de l’autre s’attendrissent, se décalent puis s’étiolent, à l’image des marées fluctuantes trop sujettes aux mouvements d’une lune capricieuse. Avec une certaine ingéniosité et des moyens apparement modestes, Antoine Dricot parvient à offrir subtilement cet effet d’altération de la réalité avec des couloirs temporels dans lesquels se perdent les personnages. Ainsi, dans cette ambiance kafkaïenne qui semble faire un clin d’oeil shakespearien au Songe d’une nuit d’été, la nuit devient ce moment d’égarement pour les jeunes amants, sous l’oeil livide de l’astre mort, pour qu’ils se reconnaissent enfin, au petit matin.

Restons dans les cieux quelques instants avec Le ciel s’est déchiré de Germain Le Carpentier, qui nous emmène dans les méandres métaphysiques d’un jeune père qui a perdu son enfant. Se tournant vers les voies du Seigneur, Marc se rend quelques jours dans une abbaye pour trouver l’apaisement ; sans le savoir, cet humble séjour pourrait remettre en question les choix de vie du jeune homme sans qu’il mesure les conséquences sur ceux qui l’entourent.

Dès les premières minutes du film, le réalisateur pose un rythme lent et étale qui est le propre de ces vies monacales ponctuées de rituels où les silences, empreints de recueillement, traduisent une parole qui a parfois du mal à se livrer. Abattu, sujet au cauchemars, Marc (interprété par Maxime Roy, déjà présent lors de l’édition précédente du festival en tant que réalisateur pour Les Héroïques) fait l’expérience d’un rapport personnel avec le Très-Haut et comprend que sa relation avec sa femme Margot (la toujours lumineuse Camille Claris, nominée également) sera très vite impactée. Indépendamment des trajectoires personnelles de résilience qu’il peut y avoir suite à un traumatisme, ce film pose aussi la question de ce qui reste d’un couple lorsque sa progéniture vient à quitter ce monde trop tôt. Peut-il survivre ? L’amour peut-il être plus fort quand l’au-delà semble être un refuge plus sûr que notre ici-bas, balayé par les violences de la vie ?

Parallèlement aux sélections, le festival Jean Carmet réquisitionnait le Théâtre municipal de la ville pour y organiser des rencontres avec le public. Parmi elles, la Société des Réalisatrices et Réalisateurs de Films (SRF) a proposé un moment d’échange entre le public et divers professionnel.les du cinéma en posant la question fertile de la représentativité de la France dans le cinéma français. À l’heure où la représentation d’un monde pluriel s’impose, qu’en est-il de la responsabilité des cinéastes et des producteurs dans leurs choix artistiques malgré des pressions financières lourdes et des stratégies marketing pas toujours glorieuses ? Représentation de la féminité et des femmes de tous âges, visibilité « accordée » au milieu LGBTQ+ et aux minorités ethniques, sans assister pour autant à une getthoïsation des rôles pour les artistes concernés… Autant de sujets et de questions fondamentales, d’utilité publique même, qui permettent de construire et de renforcer le cinéma français au jour le jour pour répondre en définitive que bien au delà de représenter la France, le cinéma français se doit de la changer, voire de la transfigurer !

Augustin Passard

Un monde de Laura Wandel

En mai 2021, le premier long-métrage de Laura Wandel Un monde, était sélectionné dans la catégorie Un Certain Regard du Festival de Cannes où il a remporté le prix de la presse, Fipresci. Si juste et percutant sur le thème du harcèlement en milieu scolaire, le film est sorti en DVD chez M6 Vidéo. Nous vous en offrons plusieurs exemplaires permettant un (re)visionnage plus que pertinent sur ce phénomène trop courant dans les écoles. Un monde constitue une véritable immersion dans la vie scolaire à travers le point de vue d’une petite fille en classe de CP qui assiste au harcèlement de son grand frère.

Nora fait sa rentrée en primaire. L’adaptation dans un nouvel établissement est difficile pour la jeune enfant qui tente de trouver refuge auprès de son frère, Abel, lors la cours de récréation. Ce dernier est cependant déjà occupé, avec des camarades, à tourmenter d’autres enfants. Alors que le garçon tente d’éloigner sa sœur de la scène violente, celle-ci devient une cible facile pour les oppresseurs. Abel s’oppose à ces derniers pour défendre sa sœur et devient alors la victime d’un harcèlement à la fois physique et moral. Il demande à Nora de ne pas en parler, de peur de voir sa situation empirer.

La réalisatrice belge parvient brillamment à nous immerger dans l’univers scolaire avec une dimension extrêmement réaliste. Sans jamais quitter l’enceinte de l’école, la caméra suit Nora à travers de longs plans-séquences tournés en caméra portée. Avec très peu de ruptures, on a le sentiment de (re)vivre avec elle l’adaptation en communauté. Le cadre du plan est généralement à la hauteur de Nora. Les adultes, dont les visages ne rentrent pas dans le cadre à moins qu’ils ne se baissent à hauteur de l’enfant, ne sont alors plus que des corps dont les voix résonnent, aveugles face au harcèlement et déconnectés de la réalité. Ils n’appartiennent pas au « monde » de Nora et des autres enfants, contrairement à nous, spectateurs, qui sommes plongés dedans. Les détails de la vie quotidienne scolaire sont frappant de réalisme, on ressent à nouveau l’angoisse de marcher en équilibre sur une poutre en cours de gymnastique, on redécouvre la fierté d’apprendre à faire ses lacets, et on se remémore ces moment passés dans la piscine à battre des pieds dans l’eau.

C’est à travers ce cadre très réaliste, centré uniquement sur les enfants, que Laura Wandel filme le processus du harcèlement de Abel. Elle montre la naissance même du harcèlement de ce dernier, lorsqu’il défend sa sœur et se retrouve alors décrédibiliser de sa position dominante, puis la manière dont le rejet et la violence subie peut l’amener à devenir lui-même agressif. La réalisatrice révèle ainsi un cycle de violence qui semble inarrêtable.

La violence du harcèlement paraît d’autant plus cruel alors qu’on y assiste à travers le point de vue de la petite sœur de la victime. Celle-ci découvre à peine la vie en communauté et se retrouve confrontée à des responsabilités et dilemmes : en parler à leur père au risque de voir la situation empirer ? Comment réagir tandis que, touchée par la mauvaise réputation de son frère, elle commence elle-même à subir le rejet de ses amies  ? Nora traversera différentes phases à travers la peur, la haine et la compassion. A travers l’exploration des problématiques liées à harcèlement, Laura Wandel évoque également un âge où l’on se construit, passant par la découverte de soi et des autres.

Laura Wandel ne choisit pas la facilité en prenant des enfants comme sujet. Premièrement, on sait à quel point il peut être difficile de diriger des enfants. Pourtant, elle le fait avec brio, la mise en scène fonctionne parfaitement, et les jeunes acteurs, Maya Wanderberque et Gunter Duret, dégagent une grande intensité de jeu. Ensuite, il n’est pas aisé de réaliser un drame à travers uniquement le point de vue d’enfants, cela n’empêche pas la réalisatrice de créer des portraits de personnages complexes et subtils évoluant au fil du film.

Jurée à la Cinef cette année, Laura Wandel avait déjà mis un pied à Cannes en 2014 avec son court-métrage Les corps étrangers, sélectionné en compétition officielle. Elle avait présenté le récit d’un photographe de guerre amputé de sa jambe, confronté au regard des autres, dont le kiné l’aidera à s’adapter à nouveau à son corps dans une piscine où il poursuivra sa rééducation.

On retrouve le cinéma emprunt de réalisme de la réalisatrice, qui utilisait déjà des procédés filmiques tels que les longs plans-séquences ou des gros plans centrés sur le protagoniste et laissant très peu de place au décor. Tout comme dans Un monde, la réalisatrice n’utilise aucune musique, préférant se reposer uniquement sur les bruits d’ambiance. Dans le long-métrage, les chahuts des élèves résonnaient terriblement, renforçant encore l’immersion dans l’univers scolaire. Ici, le court-métrage est bien plus calme avec parfois même quelques longueurs dans le rythme.

Dans les deux films, la piscine semble être un espace ou le.a protagoniste se dépense, peut-être extériorise sa frustration, et trouve refuge sous l’eau, pour que tout devienne justement silencieux.

Laura Wandel explorait déjà la question du regard de l’autre sur soi, en 2014. Un regard qui se rapporte à la pitié ou la surprise dans Les corps étrangers, avec la difficulté de se confronter au regard des autres. Dans Un monde, Abel fait aussi l’expérience difficile d’être confronté au regard des autres enfants, en particulier à celui de sa sœur. Le garçon garde d’ailleurs les yeux rivés sur le sol, évitant les regards, dès lors que son harcèlement commence.

A travers des sujets différents, Laura Wandel parvient d’un court à un premier long à analyser les rapports humains avec énormément de justesse et pertinence. Son acuité et son regard sur le monde permettent à ses films de porter des réflexions sociales profondes. Une raison pour suivre avec attention l’actualité de son prochain long-métrage.

Laure Dion

Kindertotenlieder de Virgil Vernier

Carcasses et poésie de voitures brûlées

La mort de deux enfants, coincés dans une centrale électrique pour fuir la police, provoque en 2005 de terribles émeutes à Clichy-sous-Bois. En 2021, Virgil Vernier illustre dans son court-métrage Kindertotenlieder cette banlieue qui n’a pas oublié la violence de la colère et de la peur. Pour raconter cette mémoire douloureuse, le réalisateur des deux longs-métrages Sophia Antipolis (2018) et Mercuriales (2014) et des courts-métrages Sapphire Crystal (2019), Pandore (2010), ou encore Commissariat (2009) avec Ilan Klipper, utilise ici les images des journaux télévisés de TF1. Le film a remporté le Prix Jean Vigo du court-métrage 2022.

Dans son remontage, le fracas bruyant de la télévision disparaît. Seules les images parlent d’elles-mêmes. Tôles, verres et pneus brûlés se suivent en silence, la frontalité avec ces squelettes des émeutes nocturnes se fait seul commentaire de la violence. Extraites du flux continu babillard de la télévision, les images se font témoins d’un nouveau réel, celui du quotidien des habitants de Clichy. Ils sont le centre du film de Virgil Vernier qui veut leur rendre le récit de ce qu’ils ont vécu. En utilisant ces images, le film apaise une autre blessure, celle du discours idéologique véhiculé par la télévision qui martelait alors la division entre les français. Dans ce remontage dénudé des significations induites par celui des journaux télévisés, Virgil Vernier rétablit le face-à-face originel : celui du discours des habitants de Clichy face à celui qui était en ces temps-là Ministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy. Traités de vermine par celui-ci, ils répondent “non, nous ne sommes pas comme des voitures qu’on pourrait laver au karcher ». Cette simple juxtaposition montre cruellement l’inégalité du combat, l’absence de dialogues, la violence des propos.

Ce film naît d’une double conjonction, d’une part, la volonté de faire mémoire de ces événements, d’autre part, le dégoût de Virgil Vernier pour le traitement de ces mêmes événements par les chaînes d’information en continu. Apparaissent alors différents inventaires des motifs préférés des JT. Assemblés en silence et avec sobriété, les images deviennent brutes et fascinantes. Elles, qu’on a voulu “grand spectacle” dans un flux de désinformation, deviennent des témoignages justes qui fondent la mémoire d’un lieu et de ceux qui y vivent. Les habitants de Clichy, qu’ils soient émeutiers ou victimes, adressent leur détresse à la caméra du journaliste. Maintenant que le médium de la télévision disparaît, leur colère et leur peur résonnent dans le silence. Leurs regards caméras, adressés à des journalistes effacés au montage, se font d’autant plus touchants maintenant qu’ils ont été ramenés à leur solitude initiale. Tristement, ils nous rappellent qu’aujourd’hui le sentiment d’abandon persiste dans ces lieux réduits à l’idée de banlieues radicalisées. Virgil Vernier trouve avec lyrisme ce qu’une voiture en feu, une sirène dans la nuit ou un cocktail molotov contiennent de beauté et de puissance. Il rend aux habitants et à ce lieu marginalisé son existence complète, dans toute sa complexité et sa part d’incertitude.

Agathe Arnaud

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