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Azadeh Moussavi : « Mes films sont des préoccupations sur la société iranienne »

C’est la deuxième fois qu’Azadeh Moussavi a présenté l’un de ses courts-métrages au Festival de Clermont-Ferrand. 48 Hours date de 2022, The Visit a été réalisé en 2020. Cette cinéaste passée par le documentaire parle de ce qu’elle connaît : la prison, la séparation, la souffrance au sein d’une même famille. Ses films s’inspirent de sa vie et du passé de son père journaliste emprisonné en Iran quand elle n’était encore qu’une enfant. Au moment de notre rencontre, le cinéaste Jafar Panahi venait de commencer une grève de la faim (depuis, il a été libéré). De passage en France, Azadeh Moussavi défend comme son aîné la jeunesse, la société, les femmes et le courage.

Format Court : Tes films sont très autobiographiques..

Azadeh Moussavi : Mes films sont liés à moi. Quand j’avais 3 ans, mon père, qui était journaliste, est allé en prison à cause de ses articles. A ce moment-là, la situation en Iran était compliquée, il y avait beaucoup d’exécutions et un enfant qui commence à connaître ses parents sent des choses. Nous étions très inquiets pour mon père. Il a été en prison durant deux années mais, pour moi, ça n’a pas duré que ce temps-là car ça continue de nous impacter aujourd’hui. De mon ressenti, une personne allant en prison, surtout un prisonnier politique, ce n’est pas juste quelqu’un d’emprisonné. C’est toute une famille qui est impactée par cela. C’est le cas pour la nôtre. Par cela, j’avais envie de raconter cette situation qui me préoccupe et qui agit comme une thérapie. J’ai écrit trois histoires et j’ai réalisé pour l’instant les deux premières (The Visit et 48 Hours). La troisième suivra. Quand j’ai commencé à écrire le scénario de 48 Hours, je me suis demandé si je devais faire ce film car il s’agissait de mon histoire et qu’elle était liée à la révolution qui a fait de l’Iran une République islamique, je me suis dit que ça pouvait être un sujet déjà ancien. Je me suis rendue compte qu’il était encore très présent dans notre société iranienne.

Actuellement, ma génération parle de politique en souhaitant simplement une société libérée, mais nous sommes considérés comme des protagonistes sur le plan politique. Aujourd’hui, c’est la première fois que je participe à un festival international sans foulard et je ne sais pas si dès mon retour en Iran, j’aurais des problèmes à cause de ce geste social. Ça me rappelle la situation de mon père, je suis là pour agir et faire ma politique tout en risquant potentiellement des conséquences qui me porteront préjudice.

Avant 48 Hours,  tu as réalisé The Visit. Dans ces deux films, on s’intéresse à un moment précis, presque ordinaire, d’une tranche de vie entre une mère et sa petite fille qui doivent faire face à l’incarcération de leur mari et père. Pourquoi ce choix de centrer le film autour de ce lien très fort ?

A.M. : La personnalité de ma mère était comme ça. Elle pensait que, quoiqu’il arrive, pour les enfants, tout devait être comme si de rien n’était. On pourrait la comparer aux personnages du film La vita è bella de Roberto Benigni qui se passe dans les camps mais où il s’agit de terrains de jeu pour l’enfant. Il y a des histoires, des choses qui arrivent dans notre vie et qui ont un impact très fort. La prison, pour moi, c’était cela. Mon père était en prison et il y a eu tellement de choses émotionnelles qui sont arrivées à notre famille, à moi-même et à ma mère, que ça perdure encore aujourd’hui.

« 48 Hours »

Dans quelle mesure cela peut encore avoir des conséquences ?

A.M. : Ma mère me dit à chaque fois : “on a commis des actes qui ont eu un impact sur notre vie; ton père est allé en prison, essaye de ne pas faire ce genre de choses”. Et si on me pose la question en tant qu’artiste vivant dans une société où la loi règne, on sait que si on commet un délit on peut aller en prison. En Iran, il n’y a pas de règles, on ne sait pas à quel moment on touche le gouvernement iranien et si c’est répréhensible ou non. En tant qu’artiste, je me pose tout le temps la question pour savoir si je peux faire ceci ou parler de cela car je n’ai pas envie de faire revivre la même chose à ma famille. C’est pour ça que c’est toujours là, avec moi.

Tu as fait du documentaire avant de réaliser des courts-métrages de fiction. Qu’est-ce que ce genre a pu t’apprendre, comment a-t-il formé ton regard ?

A.M. : Aujourd’hui, même si je fais de la fiction, toutes mes idées viennent du documentaire. C’est pour moi très important de garder ce lien avec la société et de me ressourcer dans des problématiques qui lui appartiennent. Je suis activiste bénévole dans plusieurs ONG et toutes mes histoires, mes écrits et mes réalisations, viennent d’histoires vraies. Je me sens toujours documentariste.

Est-ce que tu envisages de réaliser un long-métrage par la suite ? Est-ce que tu penses déjà à la manière dont tu pourrais récupérer des fonds pour le faire ?

A.M. : Oui, ça fait quelques années que j’envisage de faire deux scénarios de longs-métrages, mais je sais qu’aujourd’hui, en Iran, ce n’est pas possible car la situation de la société est très tendue. J’attends que ça se calme un peu. C’est pour ça que j’attends pour réaliser mes films, notamment ma troisième idée pour ma trilogie. Et pourquoi pas réaliser des documentaires jusqu’au moment où je pourrais constater que la situation est bonne pour réaliser mon film dans la continuité de mes courts-métrages.

Es-tu en contact avec la nouvelle génération qui souhaitent raconter la société iranienne d’aujourd’hui ou d’hier ?

A.M. : Je crois beaucoup en cette génération. C’est même elle qui a lancé le mouvement de “Femme, Vie, Liberté” en Iran. Ce sont des gens qui n’ont pas peur comme nous avons pu avoir peur. Je suis très optimiste pour l’avenir du cinéma et de la société iranienne. Il faut soutenir le cinéma indépendant iranien parce que le gouvernement met tout en œuvre pour étouffer les nouvelles voix.

« The Visit »

Est-ce que cet engagement n’est pas parfois trop lourd à porter au regard, par exemple, d’un Occidental qui peut t’identifier dès lors comme une porte-parole alors que ce n’est pas forcément ta revendication première ?

A.M. : Les revendications de la jeune génération en Iran, surtout vis-à-vis des femmes iraniennes, sont l’une de mes préoccupations. Mes films sont des préoccupations sur la société iranienne, c’est pour ça que je parle de ces sujets. Je pense que c’est le moment de dire ouvertement que ce sont des choses qui nous touchent et qu’on a envie d’en parler librement.

Tahereh Saeedi a récemment, dans une lettre destinée à son mari Jafar Panahi, témoigné de l’emprisonnement et de la difficulté de vivre la prison au quotidien. Comment as-tu accueilli cette lettre étant donné que tu traites d’aspects similaires dans ton cinéma ?

A.M. : Dans les deux films que j’ai pu faire, je n’ai jamais parlé directement de prisonniers mais de leurs familles, des femmes qui vivent avec eux. Cette lettre est bouleversante, c’est à ce moment-là qu’on voit la vie de ceux qui vivent avec les prisonniers, c’est un moyen de les mettre en lumière. J’ai toujours voulu faire des documentaires sur les gens qui sont en dehors des prisons, de m’intéresser à ceux qui sont impactés par ce départ-là.

La journaliste, ayant publié pour la première fois la photo de Mahsa Amini, et qui a par la suite déclenché le mouvement “Femme, Vie, Liberté”, est aujourd’hui en prison. Sa sœur jumelle, avec qui elle était très proche, est désormais un peu perdue dans la société et j’ai de ce fait l’envie de faire des films sur elle et cette situation. Le temps m’a manqué car tout va très vite lorsque quelqu’un est incarcéré, mais si je pouvais le faire je ne ferais que des documentaires sur ces gens-là.

Propos recueillis par Katia Bayer

Remerciements, traduction : Alireza Mirzaee. Retranscription : Eliott Witterkerth

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Festival Format Court 2023, le jury professionnel

Notre quatrième édition approche à grands pas : le Festival Format Court aura lieu du 13 au 16 avril prochain au Studio des Ursulines (Paris 5). L’intégralité de la programmation sera dévoilée d’ici peu. Voici d’ores et déjà la composition de notre jury professionnel qui évaluera les 20 films en compétition.

© Carole Bellaïche

Guslagie Malanda est actrice et commissaire d’exposition indépendante.

Elle a fait ses débuts au cinéma dans le long-métrage Mon amie Victoria de Jean Paul Civeyrac pour lequel elle obtient le premier rôle. 

En 2023, elle est nommée dans la catégorie « Meilleur Espoir Féminin » pour la 48ème cérémonie des César pour son rôle de Laurence Coly dans Saint Omer d’Alice Diop. Rôle qui lui vaut également d’être nommée au London Critics’ Circle Film Awards de la même année. 

Romane Gueret, après des études de cinéma à la Sorbonne, fait ses premiers pas vers la réalisation en tant qu’assistante réalisatrice, assistante casting ou cadreuse.

En 2014, elle se rencontre Lise Akota à l’occasion du casting d’un long métrage, pour lequel elles auditionnent plus de 4 000 jeunes comédiens non professionnels pendant plusieurs mois.

En 2015, elles réalisent ensemble le court-métrage Chasse Royale, primé dans plusieurs festivals et qui remporte le prix Illy à la Quinzaine des Réalisateurs en 2016. Le film est ensuite nommé pour le César du meilleur court-métrage en 2017.

En 2018, elles co-réalisent le documentaire Allez garçon ! pour la collection Hobbies, diffusée en 2019 sur Canal+.

En 2020, leur web série Tu préfères, 10 épisodes de 7 minutes, est diffusée sur Arte puis sélectionnée au festival de Sundance.

C’est à l’été 2021 qu’elles réalisent leur premier long métrage, Les Pires, tourné à Boulogne-sur-Mer et qui remporte le Grand Prix Un Certain Regard au festival de Cannes 2022.

Valentin Hadjadj a composé la musique de plusieurs longs métrages tels que Close  (Grand prix Cannes 2022, nommé aux Oscar et Golden Globes) et Girl de Lukas Dhont (Caméra d’or au Festival de Cannes en 2018), Rialto de Peter Mackie Burns et Un Monde Plus Grand de Fabienne Berthaud (tous deux sélectionnés à la Mostra de Venise en 2019), le film d’animation Avril et le Monde Truqué (Cristal du meilleur film à Annecy 2015), ainsi que pour une vingtaine de courts métrages.

Parallèlement au cinéma, Valentin multiplie les collaborations artistiques en composant pour des ballets (pour plusieurs créations du chorégraphe Jérémy Tran), des ciné-concerts (compositions sur les films de Méliès jouées récemment à l’Opéra de Lyon), des projets de réalité-virtuelle, des documentaires. Ces dernières années, Valentin a régulièrement été nommé et récompensé pour ses musiques dans les grands festivals et évènements européens : Les World Soundtrack Awards, le Monstra Lisbon FF, les Ensor, les Prix UCMF, les Prix France-Musique.

Hakim Mao est né et a grandi à Agadir, sur la côte Atlantique marocaine. Il a étudié le montage avant d’intégrer l’École Nationale Supérieure Louis Lumière en section Cinéma où il se forme à la lumière, au cadre, et où il écrit et réalise plusieurs courts métrages. 

À la sortie, il développe un long métrage à l’atelier d’écriture Méditalents (Maroc), et travaille également comme intervenant en développement et consultant en écriture sur des courts et longs métrages au sein de la société Initiative Film.

Il a réalisé deux courts métrages, Babtou Fragile (2020) et Idiot Fish (2022) qui sera diffusé sur Arte dans Court-Circuit courant 2023 et développe actuellement son premier long-métrage. 

Bruno Quiblier débute après des études de cinéma à l’université de Lyon, en 2006, comme assistant programmation court métrage au Festival Cinéma Tout Écran à Genève pour ensuite devenir responsable de la programmation court métrage en 2010.

Cette même année, il devient directeur de l’association lausannoise Base-Court qui œuvre à la distribution et la promotion du court métrage en Suisse. Base-Court organise différents évènements liés au court métrage comme la Nuit du Court de Lausanne ou le Court du Mois dans les cinémas de cinéma en Suisse.  Depuis 2010, Base-Court organise Regards Neufs, programmation dans toute la Suisse de films en audiodescription et sous-titrage pour les personnes malvoyantes ou malentendantes. Il participe aussi à différentes commissions de sélection, Locarno (2013-2018), commission de sélection court métrage des César (2015-2020) ou lors du Short Film Corner au Festival de Cannes (2010-2019). Bruno Quiblier est membre fondateur de l’association suisse Proshort pour la défense du court métrage.

Tengo Sueños Eléctricos de Valentina Maurel

Le premier long-métrage de Valentina Maurel, Tengo Sueños Eléctricos, sort en salles le 8 mars avec Geko Distribution. Un film qui nous plonge dans les errances adolescentes de la jeune Eva et qui fut repéré en 2022 à Locarno, où il a décroché les Prix de la Meilleure Réalisation, de la Meilleure actrice (Daniela Marín Navarro) et du Meilleur Acteur (Reinaldo Amien Gutiérrez).

Eva a seize ans et des parents en plein divorce. Sa mère profite de l’héritage d’une vieille tante pour reconstruire sa vie autour d’un nouvel appartement, tandis que son père, éternel adolescent, squatte chez un ami en attendant mieux, ce qui ne vient jamais. Eva, bien entendu, préfère passer du temps avec ce « copain » pas si vieillissant qu’avec une mère aimante, mais ferme.

À partir de ce fil conducteur à première vue ordinaire, la caméra de Valentina Maurel nous entraîne avec conviction et précision dans les émois adolescents de cette Eva. Attentive au détail et à la vérité de son image, la cinéaste la filme au plus près, en plans très rapprochés. Le jeu sobre, sans pathos ni lyrisme inutile, de Daniela Marín Navarro qui incarne la jeune fille, permet aux spectateurs et spectatrices de se fondre en Eva. Les changements d’émotions de l’adolescence – colère, tristesse – sont joués avec simplicité, comme s’ils ne faisaient que glisser sur la jeune fille.

Car Eva, c’est avant tout une jeune fille qui, si elle est capable de révolte contre sa mère qui la surveille d’un peu trop près ou contre son père qui se débarrasse de son chat, semble avant tout suivre le cours de sa vie sans trop d’états d’âme. Ce jeu en mode mineur s’accorde à merveille avec l’esthétique globale du film, où la lumière laisse peu de place à l’éclat ou à la romantisation de cet âge difficile. La justesse, notamment, avec laquelle Valentina Maurel rend à l’écran la masturbation adolescente est à saluer : aucun romanesque dans cette recherche de satisfaction, aucun voyeurisme dans la façon de la filmer, un simple constat, sans commentaire. Cette attention simple à la réalité triviale et concrète de la sexualité féminine et adolescente fait de Tengo Sueños Eléctricos un excellent exemple de female gaze

Ce choix est d’autant plus important qu’Eva connaît, dans le film, sa première fois avec un ami de son père. La tentation eût été forte, dès lors, de filmer cet événement comme un rite de passage, comme une histoire sordide ou un amour caché. Il n’en est rien : Eva accepte le rapport comme elle fait toute chose, avec une grande économie de mots et d’émotions apparentes.

La sobriété de l’actrice comme de la caméra ne s’accompagne nullement de froideur ou d’ennui. Bien au contraire, elle permet aux détails du quotidien, qui font la réalité d’un sentiment ou d’un acte, de s’incarner véritablement. Dès lors, l’identification au personnage, qui s’ancre dans cette trivialité, devient plus aisée.

Le female gaze ne se loge pas que dans ce refus de romantisation. Il définit l’intégralité du personnage d’Eva, déterminée face à ses premières injustices. Cette héroïne de tous les jours permet d’aborder, sans jamais sombrer dans le pathos ou dans le film à thèse, des questions d’actualité comme l’inceste, les rapports hommes-femmes ou la violence intra-familiale. 

Ces thèmes et cette esthétique étaient déjà à l’œuvre dans les deux courts-métrages de Valentina Maurel, Paul est là (2016) et Lucia en el limbo (2018).

Le premier est son film de fin d’études de l’INSAS (Institut National Supérieur des Arts du Spectacle et des techniques de diffusion de la Fédération Wallonie-Bruxelles). Il s’intéresse également aux relations entre père et fille et à leurs potentielles dérives incestuelles à partir de la figure de Paul (Bart Cambier), qui débarque sans crier gare dans la vie de sa fille. ≠ court d’argent, il n’a d’autre choix que de se tourner vers son enfant qu’il avait perdue de vue. Comme dans Tengo Sueños Eléctricos, les relations entre parent et enfant sont par instants inversées, avec ce père à la dérive qui n’a d’autre bouée que sa progéniture. Les dialogues sont rares mais justes et le visage de Sarah Lefevre, qui joue la fille, s’impose également avec évidence. Remarqué à l’époque, Paul est là a reçu en 2017 le Premier Prix de la Cinéfondation au Festival de Cannes.

La filiation entre Tengo Sueños Eléctricos et Lucia en el limbo est plus évidente encore. Dans les deux films, nous suivons une jeune fille qui cherche à grandir hors des injonctions des adultes. Une difficulté se présente toutefois à la protagoniste de Lucia en el limbo, sélectionné à la Semaine de la Critique en 2019 : en dépit de ses seize ans, son cuir chevelu grouille de poux. Comment entrer dans le monde adulte quand sa tête est recouverte de parasites infantiles ? C’est là le problème, pas si anecdotique que cela, auquel est confrontée Lucia, tiraillée entre une mère qui cherche sans succès des remèdes aux poux et des amies qui lui enjoignent de coucher enfin avec un garçon pour entrer dans le monde des grandes. Comme dans Tengo Sueños Eléctricos, la jeune fille semble au premier abord traverser les événements avant, sans conflit aucun, de mener sa barque comme elle l’entend. Ana Camila l’incarne avec précision, tandis que Reinaldo Amien Gutiérrez, qui joue le père d’Eva dans Tengo Sueños Eléctricos, joue un voyeur de passage. 

Il ressort de ces trois films une réalisatrice qui offre un regard singulier sur l’adolescence, dénué de poncifs et de pathos. Son absence de romantisation, sa précision et son sens du détail mènent à des films forts que l’on suit avec attention.

Julia Wahl

Nayola de José Miguel Ribeiro

L’Angola, terre de rêves et de cauchemars

Le premier long-métrage de José Miguel Ribeiro, distribué par Urban Distribution, sort le 8 mars et nous plonge dans l’histoire terrible de l’Angola. Avec une animation magnifique et une histoire touchante, le réalisateur portugais signe un film saisissant sur la guerre civile qui a secoué le pays pendant près de 25 ans.

Nayola commence par un rêve, un homme nu court dans une forêt sombre et luxuriante, épuisé, il disparaît lentement dans la boue et, de son corps, pousse un grand mulemba. Les racines puissantes de l’arbre poussent du cadavre de la guerre et ses branches s’élèvent au ciel avec espoir.

Yara est la petite-fille de Lelena et la fille de Nayola. L’histoire de la guerre civile parcourt l’histoire de cette famille de femmes. En effet, Nayola n’est jamais revenue de la guerre où elle était partie à la recherche de son mari disparu. Malgré la paix, son périple parmi les atrocités de la guerre ne l’a pas épargnée et le retour n’est plus possible. Elle laisse seules sa mère et sa fille, Yara, jeune adolescente qui ne tient pas sa langue dans sa poche. Avec son rap, elle lutte contre le régime autoritaire qui gangrène le pays. Dans ce film, le passé et le présent se croisent sans cesse et font sens de l’histoire collective comme des histoires individuelles.

Le film propose une réflexion intelligente à propos de la guerre civile dans des dialogues poétiques sur la résistance ou dans des scènes fortes en significations. Les luttes dont nous venons, celles de nos parents, celles de nos grands-parents, coulent dans nos veines. Tragiquement les douleurs aussi, en témoignent des scènes de rêve poignantes que Yara raconte. La famille réunit avant tout, que ce soit par amour ou par discipline – en témoigne une scène du film où un neveu et son oncle se retrouvent mais dans des camps différents. Malgré la séparation, Nayola et Yara ont tout en commun, leur soif de liberté, de justice, leur énergie rebelle, leur goût de la musique. 

Nous sommes entraînés par l’énergie folle de ces personnages féminins dans des décors tout aussi fous. L’animation de José Miguel Ribeiro ne manque pas d’envergure. Le réalisateur était déjà célèbre pour ses courts-métrages d’animation où son audace pour des images innovantes avait marqué les esprits. Dans Sortie de dimanche, les personnages d’une famille étaient de toutes les formes et en 3D. Alors que dans Fragments, le réalisateur aborde un style plus sobre pour un sujet plus grave : il utilise le dessin et la prise de vue réelle pour raconter la souffrance d’anciens soldats. Dans nombreux de ses courts-métrages, le réalisateur excellait en stop-motion. José Miguel Ribeiro a expérimenté tous les styles graphiques et il use de cette expérience dans Nayola.

De grands aplats de couleurs vives et intenses et de textures riches font revivre les paysages de l’Afrique de l’Ouest à l’écran. Le film ne laisse pas de répit, tantôt nous sommes dans le rêve angolien, tantôt dans les ravages de la guerre civile. Les paysages urbains ne manquent pas d’ampleur non plus, Nayola est plongé dans les dédales des villes détruites. Le pays est à démolir et à reconstruire, comme ces façades en azulejos qui racontent la vie des peuples noirs du pays, vestiges de la colonisation portugaise que Nayola détruit avec rage. Dans cette folie, seule la nature semble garder sa puissance. Les grands mulemba sont des refuges pour le cœur de ceux qui ont perdu leur famille et leur pays. Le périple de Nayola aboutit dans le désert de Namibie, lieu magique et guérisseur.

La mise en scène impressionnante ne nous épargne pas sur l’épouvante des combats, pourtant le film raconte la guerre civile avec de la douceur. Les dessins du réalisateur, les personnages forts et tendres et surtout la musique rythment le film. Avec une animation magnifique, une musique inspirante et une histoire touchante, ce film est un hommage à la résistance humaine et aux luttes politiques pour la liberté.

Enfin, au cœur du film, la musique accompagne les personnages. Elle adoucit les peines, réconcilie les cœurs autant qu’elle véhicule la résistance et permet la lutte. Les musiciens David Zé, Mário Rui Silva et surtout, le célèbre Bonga qui chante pour son enfant poursuivi, “mona mona muene” dans le titre Mona Ki Ngi Xica dont la mélancolie nous rappelle que la lutte n’est jamais terminée, qu’elle se transmet de mère en fille et qu’elle nous accompagne dans l’amour et la peine. Nayola nous apprend que la lutte pour la liberté n’est pas la seule à couler dans nos veines de générations en générations, la musique, elle aussi, nous est portée par nos ancêtres, pour nous guider.

Agathe Arnaud

Close de Lukas Dhont

Le deuxième long-métrage de Lukas Dhont, Close, lauréat du Grand Prix au festival de Cannes, multi-primé aux Magritte et nommé aux Oscars 2023, est sorti aujourd’hui en DVD, édité par Diaphana. Le premier long-métrage du réalisateur belge, Girl, avait déjà connu un grand succès public et critique, et s’était vu récompensé par de nombreux prix dont la Caméra d’or au festival de Cannes en 2018. Lukas Dhont se focalise ici sur le passage de l’enfance à l’adolescence à travers une amitié entre deux garçons, Léo (Eden Dambrine) et Rémi (Gustav De Waele) qui font leur entrée au collège.

Dans un entretien disponible dans les compléments du DVD, le réalisateur se confie sur la peur qu’il ressentait adolescent, à se montrer trop tendre ou intime envers d’autres garçons à cause du regard des autres. Dans Close, Lukas Dhont dénonce avec subtilité la manière dont la société est régie par les diktats de genre. La sensibilité et tendresse que peuvent avoir les deux garçons l’un pour l’autre est mal perçue par leurs nouveaux camarades et suscitent des remarques de part et d’autre. Le thème du harcèlement est abordé ici avec finesse, les moqueries restent en apparence « légères » et sont constituées principalement de questions maladroites, mais impactent les personnages et changent radicalement la nature de l’amitié entre Léo et Rémi malgré la volonté de ce dernier.

Lukas Dhont met en lumière cette difficulté pour deux garçons d’exprimer leur affection dans un univers patriarcal où la notion de masculinité n’est pas compatible avec douceur et sensibilité. Le réalisateur parvient à nous faire ressentir le mal-être des deux garçons. Les longs plans-séquences où les regards et silences priment parfois sur les dialogues nous immergent complètement dans le récit et le ressenti des personnages. On est d’emblée plongé dans l’amitié entre Léo et Rémi pour suivre ensuite l’évolution et la dégradation de leur relation. Le jeu très touchant d’Eden Dambrine nous émeut particulièrement durant tout le film. Le drame qui frappe Léo n’est pas exprimé à travers des pleurs et des cris mais plutôt à travers le visage très expressif du jeune acteur.

Lukas Dhont traite également le thème du deuil, particulièrement avec la phase du déni qui constitue certainement les moments les plus émouvants du film. La contradiction entre les moments de rires et de jeux, et la brutalité de la réalité est saisissante. Le ton dramatique contraste également avec la beauté et la douceur de la campagne fleurie. Lukas Dhont fait la part belle à la Belgique et aux paysages de son enfance en filmant les champs de fleurs, la patinoire dans laquelle Léo tente se raccrocher à la virilité dictée par la société en jouant au hockey sur glace, et à travers le glissement des deux langues, entre flamand et français.

Avec ce deuxième long-métrage, le réalisateur démontre à nouveau les conséquences désastreuses d’une société trop conservatrice qui enferme les individus dans des schémas qui ne leur conviennent pas. Lukas Dhont fait preuve de nuance et de justesse en présentant l’entourage scolaire de Léo et Rémi comme des jeunes gens davantage ignorants que méchants, eux-même victimes des stéréotypes de genre et de l’herméticité du système. Le film mêle avec brio douceur et violence, et mériterait d’être visionné le plus possible pour sa participation à la déconstruction d’une société trop genrée.

Laure Dion

Morgane Frund : « Le réel joue un grand rôle dans ce que je crée »

Sélectionné à la Berlinale, le film d’école suisse Ours est un court-métrage documentaire réalisé à partir d’images d’archives du cinéaste amateur Urs Amrein, qui change de direction en cours de route. En regardant les cassettes, la réalisatrice découvre des films d’ours en milieu sauvage, de fleurs et d’oiseaux… et de femmes dont les images ont été volées. Entre passion pour la nature et images voyeuristes, le film part à la rencontre de l’autre en abordant la question du regard, notamment du male gaze. Rencontre avec sa réalisatrice Morgane Frund.

Format Court : Qu’est ce qui t’a donné envie de faire du cinéma ?

Morgane Frund : Quand j’étais ado, ça m’intéressait de faire des films et je savais que je voulais aller dans cette direction. Après le lycée, j’ai essayé de rentrer dans des écoles de cinéma mais ça n’a pas marché. Je pense que c’était vraiment trop tôt pour moi et que les écoles l’ont senti. Je me suis inscrite à l’université en lettres comme plan B au départ, avec des branches liées au cinéma. Je pensais faire une année avant de retenter des concours ailleurs, sauf que ça m’a beaucoup plu d’étudier le cinéma par la théorie, donc j’y suis restée trois ans ! L’université m’a beaucoup aidé pour la suite de mes études, car je savais déjà ce que je voulais raconter et les outils que je voulais qu’on m’apporte.

Qu’est-ce-que tu as décidé de faire du cinéma après ?

M.F. : À la fin de ma licence, je me suis dit que je n’avais plus envie d’être dans un milieu très académique et de me tourner vers la pratique, mais je ne savais pas trop comment faire. J’ai tenté des concours que j’ai à nouveau ratés. Puis, j’ai fait un stage au festival des Journées de Soleure, très important pour le cinéma suisse. Tous les films de diplôme des écoles y sont envoyés. J’ai vu des films de la Haute Ecole d’Art de Lucerne qui est un département documentaire et expérimental, c’est-à-dire tout sauf de la fiction. Un film m’a énormément touchée et même fait pleurer, c’est Hamama & Caluna d’Anouk Meles (2018), qui suit et accompagne réellement des réfugiés à la frontière suisse. Je me suis rendue compte du potentiel du documentaire et je me suis décidée à passer les concours là-bas : j’ai été prise.

« Hamama & Caluna »

Après cette révélation, tu t’es directement mise au documentaire, ou tu voulais essayer de faire autre chose ?

M.F. : Avant mon école, j’étais plus intéressée par la fiction, mais la formation que j’ai reçue m’a amenée vers la forme documentaire. Je ne sais pas ce qui va se développer pour la suite, mais je pense que le réel joue toujours un grand rôle dans ce que je crée.

Tu expliques dans ton court-métrage Ours que c’est le cinéaste, Urs Amrein, qui a contacté ton école afin que quelqu’un puisse faire un projet d’études avec ses films. Comment t’es-tu retrouvée dessus ?

M.F. : Je me suis d’abord beaucoup intéressée au documentaire animalier. En première année, j’ai fait un court-métrage sur un centre pour des chevaux à la retraite. La question de filmer des animaux m’intéressait beaucoup, alors quand Urs a contacté l’école à propos d’ours, je me suis dit que c’était une bonne opportunité, surtout que je n’ai pas vraiment l’occasion de filmer des animaux sauvages, mais qu’il avait déjà les images, alors pourquoi pas ! Il a une collection de cassettes immense.

Toutes ces cassettes, c’est un peu comme les archives d’une vie. Qu’est-ce que ça t’a fait de te retrouver face à tout ce matériel, et comment tu as appréhendé le montage ?

M.F. : J’ai regardé pas loin de 200 cassettes, ça faisait 142 heures en tout. Comme notre école nous déconseille très fortement d’apporter plus de vingt heures de matériel à nos monteur.s.es, j’ai tout visionné et réduit à 10 heures d’archives. J’ai classé ces images avec des catégories « ours, aigle baleine phoque », puis avec tous les autres thèmes, pour qu’on s’y retrouve dans le montage. J’ai travaillé pendant six semaines avec ma monteuse, Selin Dettwiler.

Est-ce-que tu avais une idée particulière de montage ou est-ce-que c’est venu naturellement, avec un mélange d’images d’archives et d’entretiens ?

M.F. : Pendant longtemps, j’ai cru que nous ne pourrions pas combiner les deux et qu’on ne travaillerait qu’avec l’archive. J’ai beaucoup parlé avec Samuel Röösli, mon chef opérateur, sur la manière de filmer pour ensuite combiner les deux matériaux. Au fur et à mesure qu’on filmait, je faisais des montages tests, ce qui m’a beaucoup aidé dans le processus.

Tu as d’abord eu l’idée d’un documentaire animalier. Est-ce-que tu pensais déjà te mettre en scène dans ta recherche, ou cela t’est venu après ?

M.F. : Pour tous les projets que j’ai fait avant, j’étais déjà en voix-off. Ma subjectivité est toujours très présente dans mes projets. Être vraiment devant la caméra, c’est venu après. Faire un pas devant la caméra et initier une discussion qui n’est pas forcément préparée, ça a été quelque chose qui m’a beaucoup effrayée. Mais c’était nécessaire pour le film et sans doute l’une des décisions les plus importantes qu’on ait prises. Je ne me voyais pas juste braquer ma caméra sur Urs et lui faire des reproches ou lui poser des questions. Par rapport à ce que j’essaie de déconstruire, ça aurait été vraiment contradictoire. La solution, c’était de nous mettre tous les deux à l’écran pour que je m’expose tout autant que lui, et que je fasse ce projet avec lui même dans la démarche. Ce qui était aussi intéressant, c’est de voir ces moments où je n’arrive pas à parler avec lui, quand je dis que ces images me dérangent un petit peu, alors qu’elles me dérangent beaucoup.

Comment t’y es-tu prise pour arriver devant Urs et lui dire que tu allais parler de ses images voyeuristes, et pas de ses prises de vue animalières ?

M.F. : On savait qu’on voulait filmer la première fois qu’on parlerait dans la salle de montage, le deuxième jour du tournage. Pour moi, c’était important de jouer cartes sur table le plus tôt possible et de ne pas commencer à filmer des choses avec lui sans qu’il ne sache vraiment de quoi il était question. Je ne lui en avais pas parlé avant ce moment-là.

Quand tu l’as confronté à ces images, tu savais déjà que tu allais faire un court-métrage sur ce thème, ou c’était encore un peu flou ?

M.F. : Je savais que j’allais en parler dans le film, mais pendant longtemps, je pensais que la question du regard sur les animaux resterait aussi. Au début, je me demandais plutôt : pourquoi filme-t-on les animaux, pourquoi les regarde-t-on ? Il y avait déjà cette question du regard. Assez vite, on s’est rendu compte que si on faisait un parallèle de manière trop évidente entre les deux sujets, ça amenait à des simplifications qui n’étaient pas forcément très constructives. C’est un peu plus subtil de ne pas mettre les deux à la même hauteur.

D’où est venue l’idée d’aller au musée pour parler de la question du regard ?

M.F. : Avant le tournage, je me demandais encore comment ouvrir la discussion sur le sujet, comment le thématiser plus comme un système historique et pas un cas individuel. J’ai beaucoup regardé de documentaires d’Agnès Varda qui se passaient dans des musées, donc c’est possible que cela m’ait un peu inspirée. En temps normal, dans un documentaire, on n’emmène pas un protagoniste dans un espace qui n’a rien à voir avec lui. Urs n’avait jamais été dans un musée d’art, alors quand je lui ai dit qu’on tournait là-bas, il m’a dit que ce n’était pas son monde. Je lui ai dit que c’était mon monde à moi, et qu’il fallait y aller. En réalité, je pense que c’est la scène du film où on s’est le plus écoutés, et où il y aussi peut-être le plus de complicité, ce qui peut un peu surprendre. Ce changement d’espace a amené une autre forme de dialogue.

Tu abordes beaucoup dans ton court le sujet du regard masculin, est-ce que tu pourrais aussi nous parler du regard féminin et essayer de le définir ?

M.F. : Ma définition va être très influencée par l’essai d’Iris Brey, The Female Gaze. Pour moi, ce n’est pas tant la question du genre de la personne derrière la caméra, mais plutôt une manière de filmer. Par female gaze, j’entends une réponse au male gaze, une manière différente de regarder. Le problème du male gaze, c’est qu’on ne fait que regarder quelqu’un comme un objet et non comme un sujet. La subjectivité de cette personne, ce qu’elle fait ou ce qu’elle pense, n’a pas de place dans l’image. Le female gaze éviterait donc ce phénomène, en laissant cet espace et en amenant aussi une idée d’accompagnement et de participation.

Est-ce que tu essaies de donner à voir ce female gaze dans ton court ?

M.F. : Le plus possible. Cela m’est venu après coup en regardant les images . Par exemple, moi comme mon protagoniste, nous ne sommes presque jamais filmés de face. Moi-même, je suis un peu de dos, et du coup le spectateur voit aussi ce que je regarde, ce qui donne une certaine place à mon regard.

Peux-tu nous parler de la réception du film, tant par le protagoniste que par le public en général ?

M.F. : Pour Urs, il y avait quand même de la déception en voyant la version finale, car ce n’était pas le film qu’il voulait à l’origine. Il a su que cela prenait une autre direction pendant le tournage, mais il avait encore ce rêve de film d’ours, et je n’ai pas pu lui donner ce film-là. Il a quand même trouvé que les discussions étaient équitables, et même s’il n’est toujours pas d’accord avec moi, il est d’accord avec le fait que cette discussion existe et qu’elle soit montrée. C’est une situation un peu particulière où nos opinions divergent mais nous sommes d’accord sur le fait de faire ce film. Pour le public, je crois que mon film a vraiment généré des discussions après les projections. On vient me parler, mais c’est parfois lourd de porter sa position après le visionnage : il y a une limite à ma responsabilité.

Ours est ton projet d’études, mais est-ce-que tu sais ce que tu souhaites pour la suite ? Sera-t-il encore question de féminisme ?

M.F. : Je suis au tout début d’écriture pour – probablement – un long-métrage documentaire sur une biologiste marine. C’est une protagoniste peut-être un peu plus proche de moi au niveau des idées, mais je dois encore voir vers où cela évolue. Je pense que les questions de féminisme et de rapports de force m’habitent et seront toujours là.

Propos recueillis par Amel Argoud et Laure Dion

Article associé : Bio(diversité) et féminisme à la Berlinale

Taïwan au festival de Clermont-Ferrand

Pour sa 38eme édition, le festival de Clermont-Ferrand a consacré un focus mettant à l’honneur Taïwan à travers une rétrospective de courts-métrages qui, malgré la diversité de genres et supports, s’interrogent tous sur l’identité du pays et questionnent des problèmes sociétaux. Objet de propagande sous contrôle de l’État pendant plusieurs décennies, le cinéma taïwanais s’est réinventé dans les années 1980 pour donner une vision authentique de l’île. On s’intéresse ici à la manière dont trois court-métrages, héritages de cette Nouvelle Vague, représentent et explorent une idée de leur pays, parmi animation, fiction et documentaires.

Last Year when the train passed by, Pan-Chuan Huang (2018)

Contempler les paysages à travers la vitre d’un train ou d’une voiture prête souvent à la rêverie. Les habitations qui défilent sous nos yeux nous paraissent toujours intrigantes. On ne peut s’empêcher de projeter notre curiosité sur les habitants de ces maisons : Qui sont-ils ? Que font-ils en ce moment même, entre ces murs que je longe à une vitesse folle ?

Dans ce court-métrage documentaire, lauréat du Grand Prix international du festival de Clermont-Ferrand en 2019, le réalisateur Pan-Chuan Huang cherche à répondre à ces questions en allant à la rencontre des habitants de la campagne taïwanaise qui vivent près des rails. Le cinéaste apporte à ces derniers une photographie de leur maison, date et heures notées, prise depuis la vitre du train, et leur pose la question suivante : « Souvenez-vous de ce que vous faisiez lorsque j’ai pris cette photo ? »

Le court-métrage mêle différents supports entre photographie argentique et prises de vue réelles filmées en caméra super 8. L’image crépitante dont on peut percevoir les grains et « ratés » de la pellicule provoque un ton mélancolique qui renvoie aux souvenirs contés par les habitants. Ces derniers sont filmés en caméra portée, tout comme leurs maisons et quartiers, et nous paraissent plus proches que jamais. Les récits des habitants s’entremêlent avec l’identité du pays, certains évoquent leur enracinement à travers les générations, d’autres chantonnent un chant militaire propagandiste qui évoque le passé de Taïwan, colonisé par le japon jusqu’en 1945, puis régi par la loi martiale du parti nationaliste jusqu’en 1987.

Les profils interrogés sont des hommes, souvent assez âgés, qui reviennent sur leurs vies passées, leurs occupations, leurs familles, leurs quotidiens et parfois leurs rapports au passage du train. Les premiers mots entendus sont toujours illustrés par une photo de la maison prise depuis le train, donnant cette impression qu’on écoute leurs histoires depuis notre siège. La vidéo pénètre ensuite davantage dans l’intimité des personnages en nous montrant l’intérieur des maisons, les visages, les alentours et une multitude de détails filmés par l’œil perçant du réalisateur. Le réalisateur nous plonge également dans l’intimité du pays à travers ces images en apparence prosaïques.

Un plan retient particulièrement l’attention : celui d’un homme assis sur une chaise en osier dans son salon, situé à gauche du cadre. Il explique que la chaise similaire en osier, vide, qu’on observe à droite du cadre, était celle de sa femme décédée un an plus tôt. Cependant, ni le ton employé de l’homme, ni le montage du film, n’est dramatique ou larmoyant. L’émotion ressentie réside plutôt dans la sincérité et simplicité par laquelle il nous livre son témoignage.

Les touches d’humour sont également présentes, notamment grâce à la relation entre filmeur et filmé que Pan Chuan Huang décide de faire paraître. Ce dernier ne montre jamais son visage, mais laisse entendre sa voix et établit un dialogue avec les hommes, plus ou moins marqué selon les profils. Une complicité apparaît parfois et apporte à la fois légèreté et profondeur au film.

Les échanges sont séparés par des vidéos de paysages filmés depuis le train. Le film se confond alors en un voyage, où Pan Chuan Huang prend le temps de faire plusieurs arrêts pour immortaliser des détails, histoires et souvenirs qui forment une archive précieuse sur la mémoire de Taïwan.

Ces passages transitoires sont accompagnés par la musique de Lim Giong, talentueux compositeur taïwanais de Millenium Mambo réalisé par Hou Hsiao-Hsien dont la mélodie mélancolique accentue l’aspect poétique du court-métrage.

Noon, Cindy Yang (2015)

Après avoir voyagé dans le paysage rural de Taïwan, le court-métrage d’animation Noon réalisé par Cindy Yang nous plonge dans l’atmosphère urbaine de Taipei. Ici, la ville s’éveille au rythme des stands de nourriture. On commence tranquillement avec la préparation des plats, puis quand le curry est servi, tout s’accélère. Le montage extrêmement dynamique des plans serrés sur les assiettes, les rames de métros bondées ou les visages animés retranscrivent la vitesse effrénée de la matinée. Cependant, un personnage contraste avec cette agitation : la figure d’une jeune fille endormie dans sa chambre qui offre un moment de suspension hors du temps, une respiration avant le retour de la course urbaine.

Le court-métrage, aussi dense qui la ville qui est dépeinte, ne dure que trois minutes. On voyage cette fois-ci à travers une expérience sensorielle créée par les bruitages urbains (ici de l’huile qui frit dans une poêle ou le grondement du métro) ainsi que par des visuels, comme des vapeurs qui s’échappent de plats alléchants. Les dialogues n’existent pas ; à l’inverse de Last year when the train passed by, on ne se concentre pas sur la profondeur des personnages mais davantage sur des sensations pour seulement retenir l’atmosphère de la ville.

La diversité des deux courts métrages nous permet d’explorer à travers des expériences et ressentis différents l’idée qu’un réalisateur souhaite nous transmettre de son pays ou de sa ville, (exploration d’identité à travers des habitants ou la densité d’une ville à travers l’omniprésence de la nourriture). 

Séance familiale, Cheng-Chui Kuo (2008)

Lorsqu’une émission de télé réalité française sonne à la porte d’une famille taïwanaise en leur proposant de filmer leur routine pour gagner 10.000 euros dans un concours, celle-ci accepte malgré leur inconfort avec la caméra. Pourtant l’appareil devient peu à peu un objet de confidence pour les différents membres de la famille. Derrière l’union et les personnalités comiques du cercle familial, on découvre peu à peu que la fugue d’un fils homosexuel causée par l’intolérance des parents (ou que la fugue d’un fils causé par l’homophobie des parents) pèse sur le foyer.

Après l’humour et la légèreté apparente des premières minutes du film, un mal-être émerge progressivement du fleuve tranquille familial par l’intermédiaire de la caméra. Le beau tableau s’écroule et on est d’autant plus touché par la révélation finale que la proximité créée par la forme de télé-réalité nous avait rendu la famille sympathique et familière. Les personnages semblent s’adresser directement à nous, spectateurs, à travers la caméra subjective, brisant ainsi toute forme de distance. Le couple auquel on s’est attaché nous paraît soudain monstrueux. Le réalisateur mêle différents genres, entre comédie et drame,  avec virtuosité et parvient à manipuler le spectateur.

Malgré cette révélation, on ne peut s’empêcher d’être touché par les remords et la souffrance des parents. La figure de la mère révèle la contradiction d’une société homophobe, se présentant d’abord comme la plus intransigeante, puis laissant exploser sa douleur.

Tout comme dans le premier court-métrage, on est à nouveau plongé dans l’intimité d’un foyer taïwanais, à travers, cette fois-ci, une fiction qui interroge la société et ses tabous. On retrouve également l’importance des repas, thème déjà omniprésent dans Noon, sacralisés autour de rituels et notion de partage primordiale dans la culture asiatique. 

Laure Dion

Festival Format Court 2023 : participez au Jury Jeunes !

Vous avez entre 18 et 25 ans et vous êtes passionné.e de cinéma (et surtout de courts-métrages !) ? Devenez membre du Jury Jeunes de la 4ème édition du Festival Format Court (13-16 avril 2023), parrainé par Bastien Bouillon ! Vous aurez l’occasion de découvrir notre festival, de visionner les 20 films de notre compétition et de décerner un prix à l’un d’entre eux, en salle, au Studio des Ursulines, lors de la cérémonie de clôture le 16 avril prochain.

Pour postuler, envoyez-nous un petit mail pour vous présenter et nous faire part de votre désir de participer à notre festival. Vos candidatures peuvent nous parvenir à l’adresse suivante : coordinationformatcourt@gmail.com

Mo Harawe : « Si tout le monde détourne le regard, qu’est-il dit sur l’être humain ? »

Grand Prix International du Festival de court-métrage de Clermont Ferrand, Will My Parents Come to See Me ? est un court-métrage réalisé par Mo Harawe. Originaire de Somalie et vivant à Vienne, celui-ci se livre sur le processus de création de son court-métrage traitant avec sobriété et puissance, du thème de la peine de mort par la perspective d’un condamné, et de la gardienne chargée de l’amener à sa fin, nous amenant dans une introspection existentielle dans la psyché des personnages.

Format Court : Dans votre film, Will My Parents Come to See Me ?, nous suivons la perspective de celui qui est condamné à mort, et de celle qui l’accompagne dans cette destinée, en représentant l’institution policière. Comment l’idée de confronter ces deux points de vue vous est-elle venue ?

Mo Harawe : Je pense que ce qui m’intéressait le plus était l’attitude des gens. Tout le monde est au courant de cela, mais tout le monde agit comme si ça n’existait pas, parce que c’est plus simple comme ça. Pour moi, cette femme représente toute la population, qu’importe comment les gens sont liés à ce thème, comment cela les affecte physiquement et personnellement. En général, elle incarne chaque individu dans le monde. On entend toujours parler de la peine de mort, il existe de nombreux films et livres qui traitent de ce sujet, mais surtout de la seule perspective du condamné à mort. Le plus intéressant pour moi était d’explorer l’attitude des gens moyens, du conflit qu’il existe entre les pro et les anti-peine de mort, de l’impuissance de notre situation face à la peine de mort, mais également face à d’autres situations avec lesquelles nous ne sommes pas d’accord. Comment vivre avec cela ?

Dans le lourd débat sur la peine de mort, les opinions sont souvent très tranchées. La question de la culpabilité ou de l’innocence d’un condamné est centrale. Néanmoins, dans votre court-métrage, elle n’est jamais mentionnée, comme s’il s’agissait d’un détail dans l’engrenage du système.Le crime du condamné n’est jamais évoqué, alors même qu’il ne semble montrer aucune émotion. Nous nous retrouvons juste devant une situation sans espoir, un néant.

M.H : En effet, la question de sa culpabilité m’importait peu. A la fin, que la personne soit coupable ou non, elle va quand même mourir. Qu’elle soit coupable ou non, on ne peut justifier ce qui lui arrive. Ce qui m’intéressait le plus, c’est comment les gens réagissent à son sort, comment nous détournons le regard face à quelque chose d’injustifiable. On décide d’ignorer la chose comme si elle n’existait pas. Mais si tout le monde détourne le regard, qu’est-il dit sur l’être humain ? Quand nous allons dehors et que nous voyons un SDF devant notre porte, le plus simple est de fermer les yeux et de passer à autre chose. Avec la peine de mort, les sociétés du monde entier font la même chose. C’est pour cela que la question de sa culpabilité était peu importante ; d’ailleurs, cela arrive si souvent en Somalie que je n’avais pas de réelle inspiration artistique pour explorer ce thème. Ça fait partie de la vie quotidienne, même si les gens désapprouvent cette pratique, tout le monde choisit de fermer les yeux.

À la fin de votre film, la femme part de la scène d’exécution en voiture, laissant les individus derrière elle. Cela peut être compris comme sa réalisation qu’elle ne peut supporter l’insupportable. Néanmoins, elle ne quitte pas son travail. Elle reste à sa place originelle. Entre révolte et passivité, qu’incarne-t-elle dans la société somalienne ?

M.H : Je pense qu’elle désapprouve ce qui se passe. C’est son dilemme, parce que c’est son travail. Elle choisit la solution de facilité, mais elle reste dans ce conflit intérieur d’une chose qu’elle ne peut supporter, qu’elle ne peut regarder, mais qu’elle doit continuer à effectuer parce qu’elle ne peut survivre sans cet emploi. C’est un véritable dilemme. Si on prend de la distance, c’est exactement ce qu’il se passe dans cette société. Détourner le regard relève presque de l’instinct de survie. La seule chose que cette femme peut faire, est de s’enfuir de la scène d’exécution. C’est la seule option qu’elle peut choisir pour elle-même. En même temps, il s’agit aussi de se questionner sur notre propre confort, permis par de nombreuses autres vies exploitées dans d’autres pays. Certes, on peut être d’accord avec des principes, mais est-on vraiment prêts à abandonner ce qu’on possède pour lesdits principes ? Cette femme n’est que le reflet de cette attitude.

Ce thème est en effet central dans Will My Parents Come to See Me ? , mais également dans Life On The Horn, un de vos courts-métrages réalisé en 2020. Les individus tentent de survivre dans une misère absolue, créée par une catastrophe chimique sur laquelle ils n’ont aucun contrôle. Tous deux sont tournés en Somalie, un pays dont vous êtes originaire mais où vous ne vivez plus. Comment se passa le tournage ?

M.H : En réalité, c’était plutôt facile, car nous avions beaucoup de temps et que les gens nous ont beaucoup aidés, même si le pays ne possède pas d’infrastructures cinématographiques. Le cinéma est moins considéré que la poésie ou la littérature, qui sont plus importants en Somalie. 90% des gens, dans les deux films, jouaient pour la première fois de leur vie dans un court-métrage. Tous les gens derrière la caméra étaient présents sur les deux tournages, et la plupart n’appartenaient pas au milieu du cinéma. Une fois que nous avions tout rassemblé, tourner s’est révélé assez simple, Dieu merci (rires) !

Tous vos acteurs sont non-professionnels. Saviez-vous les acteurs que vous vouliez, ou avez-vous organisé des castings ?

M.H : Nous n’avons pas fait de casting traditionnel. En Somalie, les gens ne comprennent pas ce concept, car ils n’ont pas la vocation de devenir acteurs. On a fait une sorte de “street-casting”, où j’ai contacté des connaissances en leur disant ce que je recherchais, et ces gens connaissaient d’autres gens susceptibles d’être intéressés… C’est nous qui sommes venus vers les gens, et on s’est arrangés après coup. Parfois ils déclinent, parfois ils acceptent. Trouver le casting est une aventure. Je pense que la moitié du travail du film s’opère à travers les acteurs. Si leur jeu ne fonctionne pas, rien ne fonctionne.

Vous dites que le travail d’acteur n’est pas vu comme une voie d’avenir pour les Somaliens. Pensez vous que l’émergence et la visibilité croissante du cinéma des pays africains sur la scène internationale va changer la donne ?

M.H : J’espère bien ! Mais on verra comment les choses évoluent. Je ne pense pas que quelques films de Somalie vont changer énormément de choses, mais j’espère que des gens vont les voir et se dire qu’ils veulent être acteurs, ou du moins qu’ils veulent entrer dans le milieu du cinéma.

Une question plus technique : dans Life On The Horn et Will My Parents Come to See Me ?, il y a beaucoup de lumière naturelle, qui façonne les formes et la texture des éléments. La lumière naturelle peut se révéler très compliquée sur un tournage, car elle est très instable. Comment avez-vous géré cela ?

M.H : Nous avions beaucoup de temps, donc nous pouvions attendre. Dans Life On The Horn, nous tournions moins de quatre heures par jour pendant des mois. Nous pouvions vraiment choisir à quelle heure nous voulions tourner, et je pouvais choisir où placer exactement la caméra, les acteurs… Grâce au temps que nous disposions, les éléments se sont unis dans un tout. Travailler avec de la lumière naturelle, même si on est restreints, nous offre d’autres opportunités. Ça fait beaucoup réfléchir sur ce qui vraiment important dans un film. Le plus important, c’est le sentiment qui s’en émane, cette fusion entre les acteurs, la lumière, les petits détails dans le cadre. Tout ça donne une sorte d’émotion qui n’est pas rationnelle, qu’on ne peut décrire avec des mots. Plus on a de temps, plus on peut prioriser certaines choses. En parlant de lumière, je n’ai peut-être pas besoin de voir le visage, les yeux de la personne, parce que je comprends déjà l’émotion derrière. En travaillant avec une autre lumière, j’aurai peut-être choisi le choix le plus normal, d’éclairer les visages. Dans Will My Parents Come To See Me ?, quand la femme part en voiture à la fin, il y a ce plan de profil. On ne voit pas réellement ses yeux, et je me souviens qu’on avait tourné au coucher de soleil. On n’avait pas besoin de lumière, car on savait ce qu’elle ressentait au moment qu’elle partait du lieu d’exécution.

La musique, in et off, a une place très importante, même si elle est plus présente dans Life On the Horn que dans Will My Parents Come To See Me ?. Comment la considérez vous ?

M.H : La musique est très importante pour moi ; elle induit des émotions et rythme la narration. Parfois, j’ai l’impression que mes films en deviennent presque des films musicaux. Certes, il n’y a pas de partition précise, mais la musique donne parfois des émotions que je ne veux pas exprimer dans une scène. Je ne veux pas que les spectateurs se sentent détruits, tristes par une scène, alors j’opère une musique allant à contre-courant des émotions attendues.

Vos personnages traversent une crise existentielle, et se retrouvent face à des situations absurdes, dans un décor désolé de fin du monde. Quelle relation entretenez-vous avec ce sentiment d’absence de sens dans le monde, ces questionnements mélancoliques ?

M.H : Ils font partie de la vie. Quand on prend de la distance par rapport à beaucoup de situations de la vie quotidienne, on réalise qu’elles n’ont aucun sens. Deux personnes qui discutent ensemble sont absurdes, quand on les regarde de près avec toute notre conscience. Je n’ai pas vraiment de prise de position sur ça, c’est un questionnement qui me vient naturellement. Le comportement des Hommes est absurde. Si on met une caméra dans un café et qu’on regarde les vidéos, rien ne fait sens. Mais sur le moment, que l’instant soit triste ou mélancolique, ça a du sens pour les personnes qui sont dans ce café. Tout est une question de perspective.

Est-ce que l’art apporte ce sens ? Avons-nous même besoin de ces significations ?

M.H : Je ne sais vraiment pas. C’est différent pour tout le monde, mais je suppose qu’à la fin, tout a un sens pour celui qui observe de l’intérieur. La personne qui crée doit trouver du sens dans ce qu’elle crée. Faire des films doit avoir un sens, qu’il soit abstrait, ou qu’on ne le comprenne même pas.

Vous avez dit que pour Will My Parents Come To See Me ?, vous avez collecté des histoires de condamnés à mort pour créer le récit du protagoniste. Comment avez-vous récolté ces fragments ?

M.H : Il s’agissait plus d’écouter les gens qui furent confrontés à cela, qui eux-mêmes connaissaient des histoires… Je parlais avec eux, je les écoutais, pour créer cette histoire universelle.

Après avoir gagné le Grand Prix international du Festival de Clermont-Ferrand, qu’est-ce qui changera pour vous et quels sont vos projets futurs ?

M.H : Je n’en ai aucune idée ! En réalité, j’espère que peu de choses vont changer dans ma vie (rires) ! Je suis satisfait de ma situation actuelle. Je vais réaliser un long-métrage cette année, on croise les doigts, c’est mon projet !

Propos recueillis par Mona Affholder

Article associé : la critique du film

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Festival Format Court 2023, l’affiche signée Marine Laclotte

Après Lucrèce Andreae, Agnès Patron et Marie Larrivé, c’est au tour de Marine Laclotte, César du meilleur court d’animation 2022 pour Folie douce, folie dure de signer l’affiche du 4ème Festival Format Court (13-16 avril 2023, Studio des Ursulines) !!

Ne manquez pas les infos relatives au festival sur notre site internet et nos réseaux sociaux.

L’équipe du festival

Techno à la Berlinale

On connaît tous Berlin pour sa vie de nuit, ses raves et ses fameuses boîtes. Cette année, la sélection de trois films à la Berlinale (dont deux premiers longs) nous transmet l’énergie contagieuse de ces espaces où le temps s’arrête : La Bête dans la Jungle, de Patrick Chiha (France), Drifter, de Hannes Hirsch (Allemagne), et After, d’Anthony Lapia (France).

Drifter est le premier long-métrage du jeune réalisateur allemand Hannes Hirsch, relatant l’arrivée de Moritz dans la capitale. Ce dernier se fait rapidement quitter par son petit ami, se retrouvant alors livré à lui-même – en quelque sorte. On assiste à une sorte d’exploration de la part du jeune homme dans la ville, entre soirées, drogues et sexe. Cette évolution au plus proche du personnage permet d’apprécier le parcours initiatique d’un jeune gay à Berlin. On s’arrête sur le portrait décomplexé de Moritz, mis en valeur par le jeu simple et dépouillé de Lorenz Hochhut.

Dans la foule ou dans la chambre, les corps sont montrés de manière crue, et arrivent en même temps à être sublimés par la caméra d’Elisabeh Börnicke. Aussi, l’approche du monde queer est traitée avec justesse et subjectivité, peut-être parce que l’équipe du film est composée de nombreuses personnes issues de la communauté LGBTQ+. Drifter est donc un film personnel à petit budget, très réussi puisque sachant raconter une histoire – ce qui n’est pas le cas de beaucoup de longs sélectionnés cette année à la Berlinale.

La Bête dans la Jungle de Patric Chiha est décevant sur ce point, l’idée étant intéressante mais jamais bien traitée. Tout le long du film, John (Tom Mercier) et May (Anaïs Demoustier) attendent un événement incroyable qui viendrait chambouler leur vie, sans jamais sortir d’une boîte de nuit à Paris. Leur attente dure des années, et on apprécie le changement de soirées et de musiques écoutées au fil des décennies (des seventies au années 2000 environ). L’attente se fait cependant ressentir chez le spectateur : ça traîne, et la boîte, on finit par avoir envie d’y sortir (de la salle, aussi). La lenteur et les discours peu naturels finissent par être redondants et gâcher la promesse d’un film qui aurait pu bien marcher. Au contraire, les deux premiers longs, After et Drifter, offrent un dynamisme tout particulier en même temps qu’une réalité de la vie de la nuit dans deux villes.

On quitte Berlin pour arriver en plein dans une boîte à Paris. After, c’est la rencontre impromptue entre Félicie, avocate, et Saïd, conducteur de VTC. Les deux protagonistes partagent leur vision de la nuit – qu’ils passent ensemble, un after prolongé avec des clopes et du vin rouge. On côtoie deux regards sur la vie : la désillusion et le combat. Au petit matin, Saïd part, sans qu’on sache s’il y aura un « après ». Comme dans Drifter, le naturel de ce film fait du bien, et on est vite pris dans la torpeur et la frénésie d’une nuit dans Paris – drogues sur canapé et discussions dans le fumoir, sans même savoir où cela va aller. Il y a comme du Vernon Subutex de Virginie Despentes là-dedans, des drôles de personnages et des soirées avec le nez dans la coke. Pourtant, rien n’est trop poussé, et la musique accompagne particulièrement bien ce premier long.

Contrairement à Drifter, After se concentre moins sur les corps que sur ces visages secoués et tremblants de sueur. La danse est rythmée, presque mécanique, sur fond de techno ou de psy-transe. Le spectateur plonge dans le bouillonnement de la foule, puis dans le calme bizarre du canapé à trois heures du matin, ce qui n’est pas pour nous déplaire.

Entre rencontres, drogues et visions, la Berlinale nous aura offert un beau panorama de la vie de la nuit avec des personnages qui nous imprègnent le temps d’une soirée (et d’un film).

Amel Argoud

Berlinale 2023, les films primés

La Berlinale vient de s’achever. Dans les prochains jours, nous reviendrons sur certains courts et premiers longs ayant marqué notre équipe. En attendant, voici les films de la compétition primés par le Jury court (Cătălin Cristuțiu, Sky Hopinka and Isabelle Stever).

Bon à savoir : nous consacrons un focus à la Berlinale à l’occasion de notre prochain Festival Format Court (13-16 avril prochain, Studio des Ursulines). Plusieurs courts-métrages sélectionnés et/ou primés au festival seront projetés à cette occasion. Restez connectés !

Ours d’or du meilleur court-métrage et candidat aux European Film Awards : Les chenilles de Michelle Keserwany et Noel Keserwany – France

Ours d’agent : Marungka tjalatjunu (Dipped in Black) de Matthew Thorne, Derik Lynch (Australie)

Mention spéciale : It’s a Date de Nadia Parfan (Ukraine)

Les courts primés aux César 2023

Ce vendredi 24 février 2023, 3 courts-métrages de fiction, d’animation et documentaire ont été primés lors de la 48ème cérémonie des César, organisée à l’Olympia.

Bonne info : ces 3 films seront à (re)voir, en présence de leurs équipes, lors de notre 4ème Festival Format Court qui se déroulera du 13 au 16 avril prochain au Studio des Ursulines (Paris, 5). La Vie Sexuelle de Mamie de Urška Djukić et Emilie Pigeard et Maria Schneider, 1983 d’Élisabeth Subrin font partie de notre compétition.  Partir un jour d’Amélie Bonnin, sera programmé lors de notre focus consacré à Bastien Bouillon, tout juste récompensé du César du meilleur espoir masculin dans La Nuit du 12 de Dominik Moll.

Voici les films primés :

César du Meilleur court-métrage de fiction : Partir un jour d’Amélie Bonnin

César du Meilleur court-métrage d’animation : La Vie Sexuelle de Mamie de Urška Djukić et Emilie Pigeard

César du Meilleur court-métrage documentaire : Maria Schneider, 1983 d’Élisabeth Subrin

As Bestas de Rodrigo Sorogoyen

As Bestas, long-métrage en langue française et espagnole, récompensé du César du meilleur film étranger 2023, est disponible en DVD. Sorti en 2022, le film a récolté 9 Goyas dont celui du meilleur film et de la meilleure réalisation à Rodrigo Sorogoyen. Denis Ménochet s’est également vu décerner un Goya dans la catégorie du meilleur acteur. Cette consécration critique pour le film s’inscrit dans la lignée des nombreux prix que le réalisateur a reçu pour ses précédents projets avec notamment un autre prix de meilleur réalisateur pour son film El reino. C’est avec un thriller psychologique particulièrement bien mené que Rodrigo Sorogoyen marque le public et la presse, et signe sa première collaboration avec les acteurs Marina Foïs et Denis Ménochet.

As Bestas raconte l’histoire d’Olga et Antoine, un couple de français, qui s’est récemment installé dans un village de Galicie, une région marquée par le dépeuplement et la pauvreté. Nous sommes plongés dans une atmosphère angoissante dès les premières minutes du film. On voit la lutte, filmée au ralenti, de trois hommes essayant de mettre à terre un cheval sur un air de violoncelle lancinant. La scène indique le sujet principal du film, de même que la musique donne le ton ; la lutte acharnée est au cœur de cette histoire. Bien que le couple tente de s’intégrer, Olga et Antoine restent considérés comme des étrangers en dépit de leur apprentissage de la langue locale. Leur caractère étranger est ce qui les condamne quand ils refusent de ratifier un accord pour la construction d’éoliennes dans la région, un projet qui devrait engendrer une grosse somme d’argent et qui est perçu comme la chance d’un nouveau départ par la population.

Le film est un parfait thriller qui maintient une tension permanente dans une économie sans défauts. Loin des films où le silence ne dit rien, ici, il sert constamment l’action et construit une tension palpable. C’est justement parce qu’on ne voit pas d’actions très violentes; d’effusions de sang ou de grandes explosions qui rendraient le danger tangible, que celui-ci en est renforcé. On est plongé dans l’attente d’un « boom » qui ne vient pas. Et dans le silence retentissant de la montagne, le danger semble partout du fait qu’on ne saurait dire où il se trouve exactement. Le secret de ce film est l’hésitation permanente entre l’anormal et le normal. On pense notamment à une plaisanterie que fait l’un des voisins à Antoine, qu’il fait courir pour monter dans une voiture. Celui-ci juge la blague malsaine tandis que son voisin soutient qu’il ne s’agit que d’une taquinerie innocente. Alors comment expliquer le malaise que l’on ressent ? Probablement par cette hésitation; quand tout semble normal sauf un petit détail qui nous crispe, sans savoir pourquoi, et qui nous glace le sang.

Étonnement, la tension du film est renforcée par le calme et la paix de l’environnement dans lequel évoluent les personnages. La nature, vaste et nue, aurait pu être inquiétante mais elle est au contraire profondément paisible. Nul doute, ce sont les hommes qui sont à redouter dans cette histoire. La détresse d’Olga, la femme d’Antoine, grandit à mesure que les tensions montent. Elle est la seule à prendre du recul et à faire remarquer l’absurde de cette situation de tension alors qu’ils sont venus chercher la paix dans les montagnes : « Mais on est pas venus ici pour faire la guerre ». Le calme apparent est cependant toujours perturbé par la musique, tantôt violon strident, tantôt claquettes de flamenco, qui ressemblent à des tambours de guerre, ou encore aux battements de cœurs qui s’accélèrent en sentant l’approche du danger.

Au-delà de la tension, As bestas adopte les codes des westerns avec des discussions graves faites en clair-obscur, parfois totalement plongées dans le noir ; mais aussi ceux des films de mafias et de gangsters à qui le réalisateur empreinte les fameuses discussions autour d’une table ronde pendant un jeu de carte ou de domino. On ne peut s’empêcher de voir dans le rire déplacé d’Antoine lors de l’une de ces discussions une référence au célébrissime « Je suis drôle moi ? » de Joe Pesci dans Les Incorruptibles de Scorsese, symbole de la nature versatile des gens habitués à tuer. Mais contrairement à ces films qui sont caractérisés par un monde masculin de la nuit et des trafics, As Bestas est divisé en deux temps où dominent alternativement les points de vue d’Antoine et d’Olga. Les deux personnages interviennent l’un après l’autre dans l’histoire et nous permettent de voir les différentes façons de se confronter au danger permanent. As Bestas tient sa promesse de suspens tout en nous proposant une mise en scène très élégante. Une réussite absolue.

Anouk Ait Ouadda

Maxime et Audrey Jean-Baptiste : « Le documentaire, c’est du cinéma avant tout »

Nommé aux César dans la catégorie « meilleur court-métrage documentaire », le film Ecoutez le battement de nos images réalisé par Audrey et Maxime Jean-Baptiste retrace grâce à un montage alliant images d’archives et différentes sources sonores (voix-off et musique) l’histoire de la construction de la base spatiale de Kourou en Guyane. Le film a d’ailleurs été produit par l’Observatoire de l’Espace, le laboratoire culture du CNES.

Ce documentaire au traitement singulier nous rappelle notamment les expropriations dramatiques qui ont eu lieu et nous emmène dans un voyage sensoriel à travers cette époque et ce lieu. À la veille de la cérémonie des César, nous avons rencontré dans un café du 18ème arrondissement de Paris, la sœur et le frère, Audrey et Maxime Jean-Baptiste. Ils évoquent entre autres la façon dont ce projet a vu le jour, leur processus de création et la représentation de la Guyane.

Format Court : Comment en êtes-vous arrivé au cinéma, à l’image ? Comment avez-vous eu l’envie de co-réaliser ce film ?

Maxime Jean-Baptiste : Je suis arrivé au cinéma par le biais de l’art. J’ai fait une école d’art. Après je voulais faire du cinéma depuis extrêmement longtemps parce que nos parents sont passionnés de cinéma et ils nous y ont emmené très souvent. Il y a un rapport qui s’est développé vite. J’ai fait plutôt des projets de films expérimentaux, qui pouvaient se lier parfois à la performance. Quand on a eu cette proposition de faire ce film par le biais d’un appel à projets du Centre National des Etudes Spatiales, on s’est demandé si on allait postuler à deux ou séparément. On a décidé de le faire ensemble. Dans nos travaux, on travaille sur des choses très similaires même si on les traite de manière complètement différente.

Audrey Jean-Baptiste : De mon côté, je viens des sciences sociales, j’ai fait des études d’anthropologie pendant cinq ans. Ensuite, j’ai fait une formation documentaire. Suite à ça, par un heureux hasard, à la fin de mes études, je me suis trouvée en Guyane pour un tournage. J’avais envie de faire du cinéma mais c’était trop tard pour faire une école parce que j’avais déjà fait six ans d’études, il fallait que je travaille. À la fin de mes études, je me trouve en Guyane et j’entends parler d’un énorme tournage, produit par Mandarin pour le cinéma. J’ai fait des pieds et des mains pour travailler sur ce film. J’ai accepté le poste qu’on me proposait à la régie. C’était ma découverte du plateau de cinéma. Suite à ça, comme l’expérience s’est très bien passé, il y a une partie de l’équipe qui m’a fait rencontrer d’autres techniciens. Je voulais faire de la mise en scène. De cette manière, j’ai rencontré une équipe d’assistants en mise en scène en France, dans l’Hexagone, avec qui j’ai fait de l’assistanat, qui m’a formé pendant quatre ans. Parallèlement à ça, j’ai commencé à me former à l’écriture de scénario de fiction à travers différents ateliers, notamment La ruche à Gindou (une résidence d’écriture pour des réalisateur.ices autodidactes), « La Résidence » organisée par Côté Court et Cinéma 93, et d’autres petits modules de formation. Ca m’a permis de me donner confiance en moi parce que je ne venais vraiment pas de ce milieu. Ce n’est pas évident de se lancer dans ce monde qui est quand même très opaque. Ca m’a mis le pied à l’étrier. J’ai rencontré des producteurs qui m’ont fait confiance et qui ont produit mes premiers films.

C’est vrai qu’on a fait chacun nos films de notre côté. Moi, je faisais plutôt des documentaires, des fictions narratives plus classiques et quand on a entendu parler de cet appel à projet, ça ne faisait pas sens de poser deux candidatures différentes. Après avoir portée deux films seule, l’idée de la co-réalisation m’intéressait pour partager cette intensité de fabrication de film. J’étais bien contente de voir ce que ça donnait de partager ces tâches-là.

Par rapport au sujet du film, quelle place occupe les expropriations qui ont eu lieu pour la construction de la base spatiale ? Comment avez-vous construit le sujet avec votre passé  familial et avec les contraintes de l’appel à projet ?

A. J-B. : L’appel à projet est extrêmement libre. Le Centre National d’Etudes Spatiales qui gère toutes les questions du spatial en France donne chaque année des images d’archives à des réalisateurs et réalisatrices. Chaque année, il y a un thème particulier. Pour nous, le thème était la construction du centre spatial à Kourou en Guyane. Quand on a dû présenter un dossier pour candidater avec Maxime, on a tout de suite exprimé le désir de vouloir aborder la conquête spatiale française d’un point de vue guyanais. On a eu trois mois pour faire le film. On a travaillé dessus six semaines. On connaissait cette histoire d’expropriation mais on n’était pas sûr de vouloir l’aborder dans ce film puisqu’on avait peu de temps, qu’on allait peut-être pas pouvoir en parler de manière juste. Il fallait qu’on ait suffisamment de matière, qu’on puisse rencontrer des gens qui avait vécu ça. Dans le doute, on s’est dit que ce serait largement le point de vue guyanais qui serait mis au premier plan mais pour la question de l’expropriation, il fallait attendre de voir la matière qu’on aurait dans le temps imparti. On a rencontré une quinzaine de guyanais.es. On a commencé par notre père, puis des amis, des oncles, des amis d’amis, etc. On est arrivé comme ça jusqu’à deux frères et sœurs, d’une soixantaine d’année maintenant, Christian et Juliana Chocho. Ils ont vécu les expropriations quand ils était enfants. Ils sont encore extrêmement bouleversés par ça. Ils luttent aujourd’hui pour faire reconnaitre et raconter encore cette histoire, surtout Juliana Chocho. Quand on a rencontré Christian, il nous a raconté cette histoire avec tellement d’émotions, de peine et d’intensité que j’ai eu l’impression que ça avait eu lieu la veille. Quand on est sorti de chez lui avec Maxime, on a compris qu’on avait cette histoire-là à raconter, aujourd’hui et maintenant. Il n’y a que ça qui valait la peine d’être dit à ce moment-là dans le cadre de la production de ce film. À ce moment-là, on s’est complètement lancé dans cette histoire. On a construit la voix -off avec une quinzaine d’entretiens, notamment avec une archive sonore d’un ouvrier guyanais qui a construit le centre spatial de Kourou, qui a pu observer tout ça mais avec un point de vue critique. On y a mêlé notre émotion, notre rapport au spatial en Guyane. On n’a pas grandi en Guyane, on a grandi en Seine-et-Marne et on allait en Guyane régulièrement avec notre père et notre mère, pour les vacances. J’y ai voyagé seule plus tard. On a un rapport assez proche. C’est un jeu un peu fictif qui est constitué de toutes ces voix qu’on a récolté et de la nôtre.

Des mots que vous avez donné à mettre en voix par une actrice guyanaise ?

A. J-B. : Ce qui était important, c’était de ne pas choisir n’importe quelle actrice. Ce qui comptait, c’était que la personne qui allait interpréter cette voix ait un rapport intime avec cette histoire. En parlant autour de moi, j’ai rencontré Rose Martine qui est – si je ne dis pas de bêtises – la première comédienne guyanaise formée au Conservatoire national supérieur d’art dramatique et qui est kourouciene. Elle est née en Haïti mais a été élevé et a grandi là-bas. C’était important pour nous d’avoir la voix d’une personne qui avait un rapport direct, intime avec cette histoire-là, que ça puisse résonner en elle pour nourrir son interprétation.

Pouvez-vous nous expliquer le titre de votre film ?

M.J-B : C’est venu quand on a écrit l’appel à projet, de manière instinctive. Il n’y avait pas spécialement de réflexion dessus. On voyait déjà un certain langage audiovisuel dans les images auxquelles ont avait accès, qui posait certaines limites par rapport au langage de film institutionnel. Et il y avait cette idée de voir quelles sont nos images, à nous, en tant que guyanais, que l’on veut trouver pour parler de cette histoire-là, il y avait donc déjà cette idée de « nos images ». Au début, on avait l’idée d’« écouter » de manière large. Par la suite, le mixeur du film, Clément Laforce, nous a dit que ce serait plus intéressant d’écrire « écoutez ». C’est comme ça que le titre est apparu.

On vous a mis des images à disposition, ça représente combien de temps de visionnage en tout ?

M.J-B. : Il devait y avoir trois heures. Il y avait différents types de films. Il y avait des films institutionnels qui étaient plus à visée commerciale, pour faire venir les français en Guyane pour travailler : « C’est génial ici, vous avez tout. Vous avez la gym, le supermarché français… » . Il y avait des films institutionnels plus scientifiques. On ne les a pas vraiment utilisés, ils expliquaient comment sont construites les fusées. Ensuite, des films amateurs tournés par des architectes et des ingénieurs français qui filmaient en super 8 avec un regard qui  ne nous plaisait pas du tout.

Pour ce qui est de la musique, comment avez-vous intégré en plus de la voix-off cette partition sonore dans le montage ?

M.J-B. : Au début, on ne voulait pas forcément de la musique. Pendant le processus de création, on regardait plein d’images, on essayait d’écrire cette voix-off et j’ai pris un temps, j’avais un trop plein. Je voulais monter quelque chose avec des images donc je suis retourné à Bruxelles et j’ai travaillé tout ça. J’ai composé une musique qui se trouve être la musique de fin avec la fusée qui décolle. J’ai montré à Audrey et on s’est dit que c’était pas mal. C’est comme ça que ça s’est construit, en commençant par la musique de fin. La musique du début, on l’a trouvée par des sources. C’est un morceau qui s’appelle Below the surface de Kyle Preston. À chaque fois, il fallait trouver, par le biais de la musique, la bonne note. Très vite, on peut tomber dans soit quelque chose de trop grave soit trop heureux. La musique originale des images est très entraînante. On l’a mise de côté. L’essentiel était de trouver une musique qui rend les images étranges. C’est comme ça qu’a été composée la musique.

A. J-B. : Il y a quand même l’idée de retranscrire la mélancolie d’une façon juste, pas trop emprunté, sans pathos. Ces images avaient été pensées dans un certain sens. Avec cette musique, on a enlevé la substance de la façon dont ces images avaient été pensées. Je pense à un plan très précis du film qui est issu d’un film qui a vraiment une visée à faire venir les gens de l’Hexagone en Guyane. C’est quand même un territoire qui souffre d’une image extrêmement négative, qu’on appelle « l’enfer vert ». Dès qu’on parle de la Guyane, c’est pour dire qu’il y a des bêtes partout, que tu ne fais pas un pas sans mettre le pieds sur une mygale ou un serpent, ce qui est complètement faux. La Guyane est enfermée dans une forme d’exotisme et de folklore assez fort, donc certaines personnes avaient fait une vidéo pour montrer à quel point la vie en Guyane est agréable, parce qu’on peut y faire du tennis, du bateau. À un moment, il y a un plan où des femmes font de la gym au milieu d’une jolie cité. Nous, quand on a regardé ces images avec la musique originale, on avait en mémoire les expropriés. On savait que pour que ça existe, il y avait des gens qui se sont fait dégager en six mois dans des maisons affreuses. Il y a des gens qui sont morts de ça. C’est un drame terrible. Voir ces vidéos positives nous a créé un trouble énorme. On avait besoin d’enlever la substance du pourquoi de ces images en y injectant une autre émotion par cette musique qui donne et incarne ce décalage. On en parle souvent en ce moment. Pacifiction de Albert Serra raconte cette étrangeté qu’entretient la France à ses territoires colonisés. Il ne nous l’explique pas de manière théorique mais nous fait ressentir l’anomalie qu’est la colonisation française, comme quelque chose qui ne va pas de soi. Ca ne va pas de soi que la France possède des territoires outra-marin, ce n’est pas « normal ». Ce sont des choses à interroger. Je trouve ça passionnant quand un film à travers la sensation, à travers l’émotion, nous donne accès à cette étrangeté sous-tendue par une grande violence. Cette musique permet vraiment de donner accès à cette sensation même si on n’explique pas théoriquement l’ensemble des enjeux politiques.

« Diane Wellington »

Est-ce qu’il y a des films qui vous ont particulièrement influencé ?

A.J-B. : Il y en a notamment un qui nous a beaucoup hanté, c’est Diane Wellington d’Arnaud Des Pallières, vraiment l’un de mes courts-métrages préférés. C’est un film qui a été fait avec des images d’archives et qui, en très peu de temps, avec très peu de choses, nous donne accès à travers le destin d’une jeune femme a une réalité de l’histoire américaine, a quelque chose de plus grand de l’Amérique des années 50-60. Il y a une puissance émotionnelle dans ce film. Dans ce cas-là, il n’y a pas de voix-off mais des cartons comme dans un film muet. C’est un film qui nous a extrêmement inspirés. Bouleversant, puissant. On l’a regardé et même on s’est dit qu’on allait plutôt faire des cartons (rires) ! Finalement, on a fait une voix-off mais c’est un film sur lequel on s’est pas mal reposé pour penser l’écriture. Il a entrainé des questions : d’où vient cette voix off ? À qui parle-t-elle ? Comment ? On ne voulait pas que ce soit juste une voix-off comme ça, qui parle de nulle part sans être ancrée dans quelque chose. C’est des questions que l’on avaient : d’où parle cette femme ? Pourquoi à ce moment-là prend-elle la parole ? Diane Welington est un film assez parfait en terme de dramaturgie et de structure de scénario. Je le trouve exceptionnel.

M.J-B. : Il y avait aussi Odyssey réalisé par Sabine Groenewegen. Il nous a influencé parce qu’il se situe au Surinam, qui est ce que l’on appelle la Guyane dite hollandaise, juste au-dessus de la Guyane française. Le film est aussi fait uniquement d’archives. Le point de vue en l’occurrence, ce sont des machines qui voient 600 ans plus tard, donc en 2600, des images d’archives d’une forme de colonisation hollandaise au Surinam. C’était intéressant d’avoir ce film aussi pour créer une étrangeté par rapport à ces images, pour raconter que ce qui est fait, le processus colonial, qui n’est pas normal, normalisé mais complètement abstrait, absurde.

Qu’est-ce que ça représente pour vous d’être sélectionné aux César ? Comme votre film a une forme quelque peu hybride, est-ce que vous assumez pleinement d’être dans cette catégorie du meilleur court-métrage documentaire ?

M.J-B. : Comme pour nous, c’était un film de commande, le film était prévu pour être montré à la Nuit Blanche en 2020 et être ensuite déposé au Musée des abattoirs à Toulouse. Il était plutôt considéré dans un contexte artistique. Nous, on voulait quand même le montrer, donc on a échangé avec l’Observatoire pour le diffuser en festival. C’est nous qui avons principalement fait ce travail de distribution. On a commencé à l’envoyer. On avait une liste d’une dizaine de festivals. On a été pris au début à Clermont-Ferrand en 2021 et deux autres festivals qui ont suivi après mais qui était principalement des festivals de documentaires : CPH:DOX à Copenhague et le festival Hot Docs à Toronto. Ce sont vraiment des festivals importants et depuis, on a eu énormément d’acceptation en festival, pour son histoire mais aussi pour le traitement un peu hybride. Ce n’est pas un documentaire au sens classique de reportage mais il y a un aspect sensoriel. Je ne sais pas si on peut dire expérimental, un rapport très sensoriel à une histoire réelle. C’est vrai qu’on a eu énormément de festivals jusqu’à Sundance, alors là on était… Et aujourd’hui, les César.

A.J-B. : Effectivement, ce n’était pas prévu… Moi, je suis très contente que l’on soit justement dans la catégorie « meilleur court métrage documentaire ». Le documentaire est quand même une forme de cinéma extrêmement riche et protéiforme qui sort d’une vision classique. On ne s’est pas fondu dans le quotidien d’une personne ou d’un groupe de personnes pour révéler quelque chose d’un quotidien. On est à un autre endroit du documentaire. C’est très juste que l’on soit dans cette catégorie. C’est un type de films. Le documentaire est protéiforme par essence. Je suis très contente que l’on puisse donner sa place à un type de documentaires un peu autre dans cette institution que sont les César. Je tressaille quand je vois des formes de documentaires audacieuses. Le court-métrage est quand même là pour ça. On a essayé quelque chose à travers ce documentaire. C’est ce qui est beau dans cette forme. Pour moi, ce qu’il y a au cœur du documentaire, c’est la mise en scène, que ce soit celle des personnages, de soi. Il y a énormément de mise en scène dans le documentaire. Il y a des mythes qui existent ou on croit que dans le documentaire, les personnages oublient la caméra. Je trouve que c’est un mythe et un écueil parce que personne ne peut oublier qu’il y a un cameraman et un ingénieur du son dans son salon, dans sa salle de bain ou au réveil, le matin. C’est impossible. La place de la caméra ou d’une équipe de tournage ou de la caméra pendant le tournage, c’est comme un invité chez soi. L’invité fait tellement partie du quotidien qu’il devient familier. Pour moi, le documentaire c’est ça. Quand un documentaire est réussi, c’est que les gens sont en confiance, qu’ils ont accepté l’équipe de tournage comme un invité chez eux. C’est là que l’on est dans la puissance même de tout ça. Les gens eux-mêmes se mettent en scène, c’est une co-mise en scène entre les personnages, le réalisateur, la réalisatrice. Un de mes réalisateurs de documentaires préférés, c’est Roberto Minervini et quand on voit ses films, on ne sait pas si c’est de la fiction ou du documentaire. C’est très troublant. La question de la mise en scène est puissante dans ses films tellement la ligne entre les deux est trouble. Moi c’est cette ligne entre le documentaire et la fiction que je trouve passionnante. Le documentaire, c’est du cinéma avant tout. Après, on joue avec les formes, on joue avec les degrés de mises en scène, que l’on souhaite révéler ou pas aux spectateurs, aux spectatrices. Tous ces jeux-là sont passionnants.

M.J-B. : Il y a un jeu super intéressant dans le documentaire mais il y a aussi parfois un certain danger quand le documentaire emprunte parfois trop à la fiction. Quand je repense au cinéma de Raymond Depardon que j’adore, c’est magnifique aussi de voir un réalisateur qui prend du temps avec quelqu’un sans qu’il y ait forcément une mise en place, une mise en scène précise empruntant tout de la fiction. Il pose sa caméra quasiment comme un photographe et il fait une photo longue durée en passant du temps avec quelqu’un. Il est sincère dans sa démarche. Il filme le réel, il le construit, le met en scène mais il y a aussi un rapport au temps que j’apprécie et qui ne doit pas toujours paraître trop maitrisé, trop contrôlé.

A.J-B. : Pour ajouter quelque chose sur notre présence aux César, je trouve ça émouvant qu’une histoire qui soit liée à la Guyane y soit représentée. Au-delà du fait que ce soit notre film et que ce soit une histoire de famille car notre père a beaucoup aidé à ce que l’on rencontre ces personnes, ça me touche de me dire que le travail que l’on a fait en famille est aux César. Ce sera cité ne serait-ce qu’une seconde pour les spectateurs et les spectatrices. La Guyane est un territoire qui est peu voire pas représenté. Il y a une série par-ci, un film par-là, qui doit y être tourné. Je dois en permanence quand on me demande d’où je viens – une question récurrente – dire où se trouve la Guyane aux gens, que la Guyane n’est pas une île, que c’est la plus grande frontière terrestre de la France avec le Brésil. C’est toujours bizarre de devoir expliquer pour un territoire français où il se trouve. Je suis donc assez émue que la Guyane soit citée à cet endroit, ça me touche. J’aurais aimé en étant plus jeune ou adolescente, ou dans mon parcours de cinéphile, voir davantage ça. Je suis contente de donner une visibilité sur ce territoire et surtout que ce ne soit pas un regard de l’extérieur. La Guyane est tout le temps représentée pour la forêt, pour le côté « dangereux », « violent ». Pourtant, toutes les histoires intimes, personnelles, les individus qui vivent là-bas, on ne parle pas d’eux. C’est toujours sensationnaliste. J’ai plus envie d’entendre des histoires de la Guyane qui soient proches des gens. Quel est ce territoire ? Qu’est-ce que les gens vivent ? J’espère qu’il y en aura plus après.

Quels sont vos projets pour l’avenir ?

M. J-B. : Je travaille sur un long-métrage qui se déroule aussi en Guyane. Je pars d’ailleurs dans deux semaines là-bas. C’est un projet de long-métrage pour lequel Audrey participe à l’écriture. On travaille donc de nouveau ensemble. C’est une histoire qui a trait à notre famille à travers la mort d’un cousin. Une histoire qui a marqué la Guyane parce que c’était quelques années avant les mouvements sociaux de 2017 qui ont été très marquants sur la question de la violence. Le film est un peu un portrait de ça, de notre famille, de notre cousin qui est mort trop jeune, à 18 ans. Il allait partir en France mais il s’est fait tuer juste avant. L’histoire suit notamment le point de vue de certains personnages, notamment son neveu qui vit aujourd’hui en France à  Stains en région parisienne et qui revient en Guyane avec ce désir de se rattacher à ce pays. Pour moi, c’est aussi une sorte d’alter ego. Il vit entre les deux et il essaye de se rattacher à la Guyane, à ses racines. C’est un film documentaire autour de ça.

A.J-B. : La co-écriture avec Maxime nous a pas mal occupé. Je viens tout juste de finir un film produit par Yukunkun dans le cadre d’une collection en partenariat avec le Conservatoire National Supérieur d’art dramatique. J’ai eu la chance d’avoir une carte blanche et de tourner un court-métrage très vite. C’est génial de pouvoir faire un court-métrage comme un geste ou il n’y a quasiment aucune discontinuité entre l’idée de départ et le tournage. C’est vrai qu’on sait que le court-métrage met en général du temps à se financer, à se monter. Ca peut mettre deux, trois, quatre ans. Là, j’ai pu faire ce film comme ça. J’avais envie d’écrire une histoire d’amour dans un contexte un peu apocalyptique. C’est ma deuxième fiction et j’ai pris un grand plaisir à travailler avec les élèves du Conservatoire qui sont vraiment impressionnants en terme de qualité de travail et d’intelligence émotionnelle de jeu. J’ai été impressionné par ça. Ca me donne envie de continuer à réfléchir à des projets de fiction. Là, je suis en tout début d’écriture d’un long-métrage de fiction et je travaille aussi sur un long-métrage documentaire. Je me focalise du coup plutôt sur l’écriture en ce moment.

Propos recueillis par Damien Carlet

Adrian Moyse Dullin. Partir d’une émotion qui nous est propre

Avec Haut les cœurs, son premier court-métrage, Adrian Moyse Dullin nous dresse un portrait des histoires d’amours chez les pré-ados à l’heure du numérique. Filmé entièrement dans un bus, un espace clos et oppressant, devenant un personnage à part entière du film, Haut les cœurs raconte l’histoire de Mahdi, pressé par sa sœur et sa meilleure amie de dévoiler ses sentiments à Jada. Adrian Moyse Dullin interroge entre autres dans ce film les rapports amoureux, la masculinité et les stéréotypes de genre.

À l’occasion de sa nomination aux César dans la catégorie « meilleur court-métrage » et à quelques jours de la cérémonie, nous avons interviewé Adrian à Paris. Il nous parle de son parcours, de ses projets, de ses désirs de cinéma et de sa façon de travailler.

©Yann Morrison

Format Court : Est-ce que tu peux nous parler de ton parcours ? Qu’as-tu fait avant de réaliser ce film ?

Adrian Moyse Dullin : J’ai fait des études plutôt littéraires : une licence de philosophie, et en parallèle une licence Cinéma/Théâtre. Puis, j’ai fait un Master à Sciences-Po Grenoble. Je n’ai pas fait d’école d’art au sens propre. À un moment, je voulais plutôt être prof de philo, mais l’exigence d’un parcours académique me faisait un peu peur. Je ne voulais pas forcément faire de carrière artistique mais paradoxalement je sentais que j’avais une nécessité à cet endroit, mais je ne savais pas comment ça marchait.

Je viens d’une famille de classe moyenne qui n’a pas fait beaucoup d’études et qui n’a pas du tout ces codes-là. Tout était assez nouveau pour moi quand je suis arrivé à Paris. Je voulais travailler dans le milieu culturel, mais je ne savais pas à quel endroit. Il m’a fallu du temps pour comprendre les codes et où je pouvais me sentir à ma place.
Il m’a fallu ensuite du temps pour que je m’autorise à écrire. Mais je pense que beaucoup d’auteurs passent par ces sentiments : avoir honte ou ne pas se sentir légitime. Il s’agit aussi de partir d’une émotion qui nous est propre, être sincère, se glisser dans les personnages puis cacher un peu tout ça derrière du romanesque…! C’est un travail minutieux de bien cacher ses émotions dans un projet.

Heureusement, il n’y a pas que les études qui nous définissent, mais peut-être que ça nous donne une grille de lecture dont il faut aussi savoir s’émanciper. Je dois dire que la philosophie, c’est très important pour moi  car de ma  petite expérience, quand je réfléchis aux films que je pourrais faire, je réfléchis aussi en terme de concepts philosophiques qui y sont débattus. Quand j’écris, je m’amuse parfois à imaginer le scénario comme une dissertation… Thèse, antithèse, synthèse ! Mon Dieu, ça parait tellement scolaire, dit comme ça !

Les philosophes utilisent beaucoup d’allégories pour donner corps à leurs idées. Les récits permettent de donner une image concrète à une notion morale qui est parfois abstraite. J’aime bien cette culture de la fable chez les philosophes ou les religieux. Ensuite, il y a mon histoire familiale. J’ai perdu mon père très jeune, de façon dramatique et ça me constitue. C’est le point de départ et le sujet de mon prochain film d’ailleurs.

Je peux aussi dire que ma première grande émotion au cinéma a été Titanic. Comme beaucoup de gens de ma génération. Je l’ai vu tellement de fois. J’avais 10 ans quand le film est sorti. C’était un événement. La mère de ma meilleure amie qui était ma voisine dirigeait le ciné-club du quartier et quand elle nous gardait, on traînait beaucoup au cinéma et à chaque fois que Titanic repassait, on y retournait. Ensuite, adolescent, j’ai découvert d’autres cinémas qui m’ont passionné. Les Dardenne, Kieslowski, Audiard ou encore les frères Coen par exemple.

D’où t’est venue l’idée de faire ce film avec un seul décor, un huis clos ?

A.M.D.: J’avais envie de raconter l’histoire d’un personnage qui s’émancipe du regard des autres, qui a peur d’aller au bout de son désir, qui a une angoisse et une honte très forte de lui et de son désir, de ce qu’il ressent. Un personnage qui vit un peu les choses pour lui mais qui a du mal à les exprimer. J’aimais aussi beaucoup le personnage de Kenza dans le film. Elle a un usage intrusif des réseaux, mais surtout c’est la figure du « coach » qui m’intéressait. Un personnage qui n’arrive pas à être sincère, à être juste alors qu’il pousse les autres à l’être. C’est aussi un caractère qui fait écho à la thématique. Au lieu d’être sincère, on se cache derrière des représentations ou des valeurs morales et des stéréotypes qui nous rassurent. Et puis, ça m’amusait aussi de discuter des stéréotypes de genre, de la bonne façon de faire une déclaration d’amour : les codes et les dogmes autour de la séduction. Voir à quel endroit dans une déclaration d’amour on va vers sa propre sincérité, sa propre vérité. Voir aussi comment on s’émancipe de tous ces clichés pour accéder à soi, à ce qu’on ressent, s’émanciper des représentations. Ça vaut aussi pour la création, la sexualité, la philosophie…

Souvent, quand j’écris, il y a plusieurs choses qui se télescopent. J’avais dés le début du projet, l’idée de la scène finale du film ou je pouvais jouer avec la « matière du cinéma ». Il y a dans cette scène un chassé-croisé de point de vues. Une compréhension multiple de l’histoire : celle de Mahdi et Jada sur le trottoir, celle des spectateurs du bus et des réseaux sociaux. Chacun a sa propre vérité. Une scène qui posait cette question : comment le regard des autres modèlent nos actions ? J’étais vraiment excité à l’idée de tourner cette scène et je ne savais pas si elle allait marcher visuellement.

Concernant le bus, j’aimais beaucoup l’idée du huis clos, pas simplement pour l’aspect technique mais surtout parce qu’il dit quelque chose du personnage principal. Il se sent piégé par le bus, perçu comme espace mental, paranoïaque. Un petit théâtre où tout ce qu’on fait dedans se voit. Et comme le personnage est terrifié par le regard des autres, il va devoir traverser son angoisse.

Avec Emma Benestan avec qui j’ai co-écrit le scénario, on a tout fait pour ne pas sortir de ce bus, pour rester enfermé dedans. Comme dans un thriller, le bus devient un personnage qui met la pression…

J’ai pris beaucoup le bus quand j’étais adolescent. Pour aller au collège et au lycée. Il s’y passait toujours des choses. Plein de péripéties me sont arrivées dans des bus à cet âge-là. C’était aussi un temps suspendu entre l’autorité du collège et celle de la cellule familiale.

Le bus, c’était une zone de non droit. Il n’y avait pas de régulateur. C’était la jungle, l’endroit où les pulsions primaires se manifestaient. Il devenait parfois le théâtre d’harcèlement, d’humiliations ou de révélations. Bref, c’est un espace vraiment intéressant à analyser. Après, j’écris également beaucoup à partir des décors… Par exemple, mon prochain film, je l’écris à partir d’une plage, un espace de normativité, où l’on affiche les corps.

Tu as été épaulé sur le scénario par Emma Benestan. À quel moment est-t-elle arrivée et comment t’a-t-elle aidé dans l’écriture et la co-scénarisation ?

A.M.D.: Elle m’a énormément aidé, elle a été décisive. On était au stade du dialogué, j’avais déjà une version de scénario avec une histoire qui se passait dans un bus avec des jeunes qui discutent de la meilleure manière de se faire une bonne déclaration d’amour. J’avais la trame du film. J’étais déjà embarqué avec mon producteur (Punchline Cinema) et je cherchais vraiment à rentrer encore plus en profondeur dans l’intériorité des personnages, dans les situations et dans la thématique des stéréotypes de genres.

Emma, elle, avait déjà travaillé avec des jeunes, elle avait l’expérience de ce type de film et surtout elle m’a aidé à explorer les personnages en profondeur. Elle aime beaucoup les comédies romantiques. On a les mêmes goûts pour les mêmes cinéastes qui sur le papier sont très différents. De Rohmer à Kechiche, en passant par Salvadori ou encore Douglas Sirk qu’Emma adore. On aime les personnages qui mentent, qui disent l’inverse de ce qu’ils pensent, tout un cinéma que moi j’aime et auquel on pensait en écrivant. Des mélodrames, des comédies romantiques, des drames. On a eu un vrai échange intellectuel. On a vraiment beaucoup discuté du fond du film, des thématiques, de la honte, de la virilité, de la fragilité, de la vulnérabilité, de ce qu’on a essayé de mettre dans les personnages, de les charger. J’ai tellement aimé écrire avec elle que j’ai eu envie d’écrire mon prochain film avec elle et j’ai eu de la chance qu’elle accepte.

Comment s’est passée la rencontre avec tes producteurs.rices ?

A.M.D.: C’est Victor Seguin qui a travaillé avec Lucas Tothe chez Punchline qui nous a mis en relation. J’ai fait lire mon scénario à Victor et il m’a aiguillé vers Punchline Cinema. Ils avaient déjà tourné Marlon de Jessica Palud ensemble. J’avais adoré ce film. Il m’a dit que Lucas serait vraiment le bon producteur pour ce film, que ça allait lui plaire. Je lui ai envoyé le projet et il m’a rappelé le lendemain. C’était fou. 
On a signé assez vite. Je pense que ce qu’il l’a touché, c’est de discuter de ces thématiques de la virilité, de l’adolescence. Ses films parlent beaucoup de ça.

Ce sont des sujets qui me passionnent : comment à partir du collège, la masculinité se construit parfois de façon toxique, comment des jeunes garçons arrêtent progressivement de se parler de leurs émotions entre eux ? Comment aussi, à cet âge-là la puberté sépare les hommes et les femmes. J’ai vu un documentaire sur Jane Campion et elle dit quelque chose de très inspirant : « la puberté sépare les hommes et les femmes. Toute leur vie, ensuite, les hommes et les femmes passent leur temps à essayer de se retrouver ». J’ai trouvé ça super beau et je pense qu’avec Lucas, on a ce même goût d’aller explorer cela. Et puis, j’imagine que pour un producteur, c’est excitant, ce challenge de tourner intégralement dans un bus et de faire du casting sauvage !

En parlant de casting justement, comment avez-vous trouvé les acteurs du film ?

A.M.D.: Marion Peyret a fait le casting. Elle a fait un travail incroyable, en plein confinement. On a commencé le casting en février 2020. Pendant un mois, on a commencé à chercher en agence. Quelques mois plus tard, nous sommes partis en casting sauvage. Ça été très long de trouver la bonne combinaison d’actrices et acteurs, mais surtout d’aller caster aux bons endroits. On était en plein confinement, donc on a du être malin, on a passé des annonces sur les réseaux mais surtout trouver des relais qui allaient nous aider à diffuser nos annonces tels les grands frères, les grandes soeurs… Le travail de Marion a été décisif.  Ensuite, le casting trouvé, il a fallu former les personnes qu’on a retenues…. Et ça a été une sacrée aventure. Aucun n’avait joué, ni fait de théâtre. Nous avons passé plusieurs semaines à travailler. J’ai fait aussi intervenir Eleonore Gurrey qui fait du coaching d’acteurs. Elle leur a fait faire des exercices de théâtre, plein de jeux. Son travail a été très important aussi. On a ensuite travaillé l’intelligence émotionnelle de chacun mais aussi la cohésion du groupe. Il fallait qu’on y croit, qu’ils sont frères et soeurs et meilleures amies. On a donc travaillé les interactions entre les personnages dans d’autres situations que celles du scénario. On s’est imaginé des scènes familiales, des scènes entre copains et copines, à l’école, au sport, chez eux tout seuls. On s’est raconté plein de choses qui ne sont pas dans le film mais qui sont venus nourrir l’interprétation de leurs personnages. On a fait plein d’improvisations hors champs, très peu sur les situations du film car j’avais peur d’user le texte. Ce travail là a été très important car il a permis aux acteurs et actrices de s’imprégner de leurs personnages, de les ancrer dans un réel multidimensionnel. Puis, j’ai passé beaucoup de temps avec eux, pas forcément à travailler mais à aller faire des blagues, à aller au McDo, à traîner un peu ensemble avec eux et leurs potes. On se racontait nos histoires, on s’imprégnait de l’univers des uns et des autres. Je leur ai beaucoup parlé de l’univers de leurs personnages. J’ai aussi fait en sorte qu’ils puissent se réapproprier leurs rôles et qu’ils aient envie de les défendre.

Vous avez tourné à cheval sur un confinement, comment s’est déroulée l’ambiance sur le tournage ?

A.M.D.: On a tourné en plein deuxième confinement en novembre 2020, on avait évidemment très peur que quelqu’un tombe malade. Nous étions enfermés dans un bus pendant 10 heures et bien content de sortir à la fin de la journée ! Avec les acteurs, le gros du travail avait été fait en prépa et le tournage a été très rapide, il a duré 5 jours. On n’a pas eu le temps d’essayer beaucoup de pistes de jeux sur le tournage. On a vraiment bénéficié du travail de préparation qu’on a fait en amont avec les acteurs et le chef opérateur Augustin Barbaroux. Il est très fort en caméra à l’épaule et il sent très fort les émotions. Il a amené cette fluidité à l’image. Je voulais que la caméra donne l’impression d’être dans le groupe avec les acteurs. Puis, on a réfléchi à la meilleurs grammaire visuelle pour donner à voir l’angoisse du personnage principal. On a volontairement choisi un bus très grand et tourné en longue focale les scènes qui ne sont pas dialoguées, dans le but de cloisonner les espaces.

Qu’est-ce que ça représente pour toi d’être dans le dernier carré des César et comment vis-tu ces dernières semaines, cette dernière ligne droite avant la cérémonie ?

A.M.D.: C’est un privilège d’être nommé aux César. C’est un cadeau pour le film et ça lui donne une grande visibilité ! C’est très angoissant aussi parce que c’est une responsabilité, c’est une grosse machine et aussi une émission de TV…  Mais ce n’est que du bonus ! Moi, je n’ai pas du tout grandi dans une famille ou l’on regardait les César et la première fois que j’ai regardé la cérémonie en entier, c’était l’année dernière car j’avais des amis nommés. Bien sûr, avant je regardais les discours des personnalités récompensées car je trouve toujours ça inspirant, mais là, je vais vivre ça de l’intérieur pour la première fois, j’ai hâte de voir ça. Ce que je peux dire aussi et que j’ai retenu depuis les nominations, c’est les rencontres qu’elles ont provoqué. Ça c’est exceptionnel, c’est une vraie chance ! Après, beaucoup de films formidables n’y sont pas et moi, je veux surtout pouvoir continuer à faire des films. Je prends cette nomination comme une récompense pour le travail effectué sur ce film et surtout un encouragement à en écrire d’autres.

Propos recueillis par Damien Carlet

Regards Satellites, regards stimulants

La Seine-Saint-Denis accueillait au début du mois les 23e Journées cinématographiques, un festival qui a à cœur de mettre en lumière des artistes peu distribué.es. Révélateur de ce voyage hors des sentiers battus, le titre de cette vingt-troisième édition est « Regards satellites ». C’est bien à un regard en biais, hors des focus habituels, que ces journées nous ont invité.es.

Le choix des cinémas partenaires est lui-même emblématique de cette échappée hors les murs : toutes situées en Seine-Saint-Denis, les salles de cinéma concernées – L’Ecran, Le Studio, L’Etoile et Espace 1789 – font le choix de programmations exigeantes tout au long de l’année et sont membres de l’association Cinéma 93, qui a pour ambitions de prendre part à la diffusion du cinéma sur le département, de travailler autour de l’éducation artistique et de soutenir la jeune création grâce à l’Aide au film court.

Un festival politique

C’est cette année sous le parrainage prestigieux de Ken Loach que s’est ouvert le festival. Le choix de ce cinéaste social fait sens, dans le département le plus pauvre de France métropolitaine. A l’occasion, plusieurs films phares du réalisateur ont été projetés, comme La Part des anges (2012), Sweet sixteen (2002) ou les documentaires Les Dockers de Liverpool (1996) et Which side are you on ? (1984).

La Part des Anges, Ken Loach

Cet ancrage dans le quotidien des classes populaires apparaît aussi dans le projet de la Cinémathèque idéale des banlieues du monde, lancée initialement par la documentariste et désormais réalisatrice de fiction Alice Diop. En partenariat avec le Centre Pompidou et pilotée par les Ateliers Médicis, cette Cinémathèque a pour objet de faire connaitre des œuvres peu connues autour de cinq séances. Preuve de l’enjeu politique de cette proposition, l’une de ces séances a été consacrée au Collectif Mohamed, monté à la fin des années 1970 dans le Val-de-Marne afin de permettre aux jeunes des quartiers défavorisés de documenter eux-mêmes leur histoire. Ce refus de laisser d’autres parler pour soi entre en résonance avec bien des combats politiques actuels, féministes, sociaux ou décoloniaux. L’histoire de Zyed et Bouna, mondialement connue depuis les « émeutes » de 2005, fait aussi l’objet d’une séance à L’Ecran avec la projection du Transformateur de Pierre-Edouard Dumora (2021) et de Kindertotenlieder de Virgil Vernier (2021).

Cette dimension politique apparaît également dans les « cartes blanches » : le festival Chéries Chéris, spécialisé dans le cinéma queer, a projeté le libano-germano-espagnol La Guerre de Miguel, d’Eliane Raheb (2023) le 8 février à L’Ecran. Le même jour, l’archiviste audiovisuelle Annabelle Venturin a présenté un programme dit « Regards inversés », où les descendant.es de personnes colonisées et objets d’études des anthropologues européen.nes ont à leur tour, par leur film, pu proposer leur vision des pays dominants. Cet engagement décolonial s’ancre, lui aussi, dans des réflexions contemporaines.  Une séance a également été programmée en hommage aux Ouïghours le 6 février, avec la projection de quatre courts-métrages : Bek, de Jing Yi ; Hair, de Pexriye Ghalip et Ina, Maria by the sea, de Tawfiq Nizamidin et Nurshad, de Ikram Nurmehmet.

Hommage au cinéma indépendant

Les « satellites » dont il est question sont aussi, bien entendu, ces films de la marge, qui jouent avec les cases, voire refusent d’y entrer. Aussi le festival a-t-il organisé des rencontres avec quatre cinéastes indépendant.es : Alain Cavalier, Françoise Romand, Marie-Claude Treilhou et Fronza Woods. Françoise Romand a présenté les courts-métrages Dérapage contrôlé (1993), Les Miettes du purgatoire (1993) et Fronza Woods les courts-métrages Killing time (1979) et Fannie’s film (1981).

La Nuit non-alignée, organisée en partenariat avec Culturopoing, a également rendu hommage à des films qui se jouent des codes, avec des cinéastes comme José Mojica Marins, Nobuhiko Ôbayashi, Lindsey C. Vickers ou Saul Williams et Anisia Uzeyman.

Outre Atlantique, nous naviguons entre Patrick Wang et la projection de son premier long-métrage In the family (2014) et un focus « Winnipeg », qui a vu notamment la projection de plusieurs courts-métrages : 1919 de Noam Gonick (1997), The Head of the world de Guy Maddin (2001), Mynarski chute mortelle de Matthew Rankin (2014) et Controversies de Matthew McKenna. Le dernier de ces films, Controversies, livre la bande-son d’une émission de radio diffusée à Winnipeg de 1971 à 1998, Action line Morning. Nous entendons alors les témoignages des auditeurs et auditrices livrer au talk-show leur désarroi devant le prix du gaz ou l’importance du racisme… Des questions toujours d’actualité, mises en valeur par une mise en scène à première vue simple, constituée d’images fixes qui semblent dire l’attente et la difficulté d’imaginer une sortie à un quotidien dur et décevant.

The Return of tragedy, Bertrand Mandico

C’est surtout grâce à l’hommage à Elina Löwensohn que le court-métrage a trouvé sa place dans ce festival. Comédienne face à la caméra de Michael Almereyda (Nadja, 1994) ou Philippe Grandrieux (Sombre, 1998), elle a beaucoup travaillé ces dernières années avec Bertrand Mandico. Aussi le focus qui lui a été consacré, en sa présence, fait-il la part belle à cette collaboration, qu’il s’agisse d’Elina Löwensohn, actrice dans The Return of tragedy (2020), qui voit deux policiers d’opérette interrompre une étrange cérémonie qui consiste à gonfler à l’hélium des viscères, ou d’Elina Löwensohn réalisatrice dans ce qu’elle appelle un « triptyque poétique », trois courts qui mettent en scène le rapport d’un.e narrateur.rice à la vue à partir d’un poème de Mandico écrit pour l’occasion. Ce poème, qui passe volontiers du coq-à-l’âne à la manière des premiers films surréalistes, se prête particulièrement bien à cette transposition cinématographique. Dans le premier volet, « J’ai grandi », est proposée une inversion des genres avec un Bertrand Mandico habillé en mariée et se mirant dans une glace. Dans le deuxième, « L’Epieur », est évoqué ce qui ressemble à un stéréotype de paradis perdu, à travers une petite fille qui s’amuse dans un espace champêtre. L’intérêt du film provient alors du hiatus entre la bande son et ces images idéalisées. Enfin, cet univers se teinte de noir et blanc dans le dernier opus, « Memory ». On retrouve dans ce triptyque les obsessions du mentor : le coq-à-l’âne, l’absurde, mais aussi l’hypersexualisation. La composition de la séance met d’ailleurs en avant cette filiation : entre Rien ne sera plus comme avant et The Return of tragedy, était projeté Boro in the box, qui raconte, depuis sa naissance, l’histoire d’un réalisateur cloitré dans une boîte de bois, obsédé à la fois par la « violence » et la « vulgarité » (les mots sont ceux de la voix off). Cette séance dédiée à Elina Löwensohn, suivi d’un échange avec elle, apparaît donc comme un détour dans un monde étrange et absurde.

Les 23e journées cinématographiques ont ainsi présenté à Saint-Denis, Aubervilliers, La Courneuve et Saint-Ouen des séances variées dont certaines font la part belle au court-métrage et à l’étrange univers que celui-ci peut créer. Ces regards « satellites », hors des productions habituelles, nous convient à des hors-pistes stimulants.

Julia Wahl

Emilie Pigeard. L’animation, le médium qui explore les souvenirs

Récompensé du César du Meilleur court-métrage d’animation 2023, La vie sexuelle de Mamie revient sur la condition des femmes slovènes au XXe siècle. Mêlant histoires personnelles et dessins d’enfants, le film est réalisé par Urška Djukić et Emilie Pigeard, qui est également illustratrice du film et qui nous parle de son travail dans l’animation.

Format Court : Tu as récemment travaillé sur La vie sexuelle de Mamie avec Urška Djukic. L’un des thèmes principaux est notamment la violence en un cycle qui se répète ; l’enfant voit la violence de son père, la femme voit celle de son mari… Comment as-tu appréhendé le dessin dans un thème aussi lourd ?

Emilie Pigeard : À la base, le film est une co-réalisation avec Urška [Djukic]. Elle est venue avec une idée issue d’un livre slovène. C’était une sorte de recueil de témoignages de femmes au milieu du XXe siècle qui racontent leur sexualité, qui n’était pas très épanouie. Ce n’est pas une généralité, mais elles n’avaient pas beaucoup de pouvoir sur leur sexualité. Elles étaient souvent dominées par leur mari. L’orgasme est très récent dans la recherche scientifique, elles ne savaient même pas ce que c’était. Ce livre, sorti dans les années 70, regroupait des expériences différentes autour de la sexualité. Certaines étaient bonnes, tout n’était pas tout noir. On nous a souvent reproché de ne montrer que le négatif, quand il y avait aussi des témoignages positifs. Mais une grande partie du livre était très dure. Ma co-réalisatrice voulait montrer ce genre de témoignages ; elle en a pris quelques-uns, et ça a fini par faire une histoire commune. On est parti de ce petit personnage surnommé “Vera”, une petite fille qui voit ses parents et qui grandit au fil du film, et vit ces témoignages de femmes qui ont vécu ces expériences. Dans l’animation, ce que j’aime, c’est raconter des souvenirs. C’est un super medium pour retracer des témoignages. J’ai un peu travaillé sur les dessins d’enfants, sur ces histoires de femmes avec un style un peu plus dur, plus noir, pour me rapprocher de ces témoignages difficiles. Je voulais que ce soit des dessins d’enfants marqués par cette noirceur.

Ton style est très pétillant, dynamique et coloré. Pourtant, durant la scène de viol qui y est montrée, il y a un travail presque anti-figuratif ; tout est noir, on ne voit rien. Comment l’as-tu pensée ?

E.P. : C’est plutôt Urška qui a réalisé cette scène ; elle a enregistré les comédiens en Slovénie. Mais pour être honnête, on a énormément cherché cette scène, et on ne l’a jamais réellement trouvée. En animation, on fait des animatiques (storyboard filmés). Tout le long, on avait plus ou moins tous les éléments du film et on savait comment raconter l’histoire. On savait que la scène de viol allait y être, mais aussi qu’elle allait être différente, d’une autre forme que le dessin animé. J’ai travaillé plusieurs styles différents, on a essayé de faire une sorte de pellicule animée à la McLaren, qui a gratté sur la pellicule… On a essayé de faire des choses très abstraites, de la photoscopie, où je faisais des interventions dessus, des trucs un peu plus de l’ordre du collage. J’ai passé beaucoup de temps à chercher cette scène. Mais on a pas réussi à trouver.

Pourquoi ?

E.P. : À chaque fois, il y avait un truc qui ne matchait pas. Quand on regardait, on se disait que ce n’était pas assez fort, que ca n’allait pas, que c’était trop explicite, trop illustratif… Au bout d’un moment, elle a eu cette idée du noir total et par les voix et le sonore, ça faisait l’effet qu’on voulait, donc on l’a gardée. Mais cette version n’est pas utilisée dans la version télévisée. Pour une télé, une minute de noir n’était pas possible. La direction d’Arte n’était pas d’accord. On a dû faire une autre version, un autre montage sans noir. Les gens se rappellent plus de la version cinéma, de ce noir, que de l’autre version.

Quand tu dessines, as-tu en tête les voix et les sons ou est-ce rajouté après coup ?

E.P. : J’anime beaucoup avec des sons que j’ai en tête. Je rythme avec ce que je peux faire en amont, mais dans le film, on a toujours fait le son après, jamais en amont parce que j’anime d’une manière très organique et ce serait compliqué compliqué d’avoir un son et d’animer par dessus. J’ai besoin d’une totale expressivité, une liberté dans mon animation. C’était aussi un travail slovène, où ma co-réalisatrice est allée chercher un musicien, Tomaz Grom, qui travaillait sur des sons très organiques. Je trouve qu’il a fait un travail remarquable. Pour le sound-design, un ingé-son a fait des petits bruits. Il y a beaucoup d’animateurs qui ont peur de faire le son après, mais j’aime ce travail de laisser l’expressivité. Ca en fait quelque chose de dangerous, où tu ne sais pas si ça va matcher. Mais à 80%, on fait le son puis les images dans l’animation.

On dit que l’animation permet de se libérer des contraintes de la réalité. Tu parlais plus tôt des souvenirs ; qu’est-ce que l’animation t’apporte, quelle est sa plus grande force ?

E.P. : J’aime le médium de l’animation pour ces souvenirs, dans l’aspect documentaire. En France, elle se développe à une grande vitesse. Si aujourd’hui, les gens veulent en faire, il y a une réelle expressivité, un travail super intéressant dans l’animation. Je vois des animateurs qui font des choses incroyables, c’est un secteur en devenir pour moi. Je veux aller dans le champ des souvenirs, et je trouve ce medium tellement puissant que je veux encore plus fouiller dedans, pour voir ce qu’il peut donner.

Dans ton autre film, Bamboule, il y a beaucoup d’humour, ce qu’on retrouve aussi dans La vie sexuelle de Mamie, par exemple avec les petits soldats qui entrent dans le vagin de la femme. C’est une scène aussi absurde que tragique ; est-ce pour y mettre de la distance ?

E.P. : Oui, je pense que c’est aussi pour cela que ma co-réalisatrice et moi nous sommes aussi bien entendues. Quand elle me lisait les témoignages, on se disait que c’était très dur, et on voulait apporter un décalage pour ne pas rester que dans la violence. Aujourd’hui, on a le recul de se dire qu’un autre regard peut être porté, que ces femmes soient passées par là et que c’est horrible : le décalé permet de dire plus de choses. Avec ma co-réalisatrice, on était complètement d’accord sur ça.

Comment s’est passé le premier contact avec Urška ?

E.P. : On s’est rencontrées à un festival de films en Sicile, le Magma Film Festival, que je conseille à tout le monde. C’était le genre de festival qui prend à cœur d’encadrer ses réalisateurs ; le matin, on nous propose une activité, on nous emmène sur l’Etna, on nous fait visiter, puis de 19h à minuit on est en salle de projections avant d’aller en ville boire des coups.. J’adore vraiment ce festival et je n’ai malheureusement pas eu la chance d’y revenir avec mon film. C’est là que je l’ai rencontrée, et on voulait y retourner ensemble. On a eu un crush artistique, où je montrais Encore un gros lapin, mon film de fin d’études qui a tourné en festival et qui m’a permis de me faire connaître en tant que réalisatrice. Urška commençait déjà à faire des mixs animation/live, et elle aimait bien mon style. Elle m’a contactée 1 an et demi plus tard, et j’ai dit “Vas-y”. On a travaillé petit à petit ensemble. Les gens ne le savent pas, mais le film n’avait pas du tout cette gueule-là au début. On devait faire du 50/50, du live avec de l’animation. On a vendu ce film à tout le monde; notre idée se passait dans un Ehpad, où des vieilles femmes filmées parlaient de leurs souvenirs, des garçons, avant qu’on passe à l’animation. Mais c’est en 2020 qu’on a voulu filmer, où ce n’était pas du tout autorisé de filmer dans les Ehpad. On a du faire avec ce qu’on avait, elle a dû chercher des archives en Slovénie (qu’on voit au début). Le film n’est plus du tout en 50/50, plutôt 80% animation et 20% d’archives. Il s’est complètement transformé.

Finalement considères-tu cela comme une bonne chose ?

E.P. : Oui, j’aime beaucoup la gueule que ça a, j’aime les images. Je me dis qu’il aurait peut-être été moins fort avec de la fiction ou du live. Mais ça a beaucoup changé l’organisation du film ; la réalisation s’est plus tournée vers moi, avec l’animation.

Le film était présenté comme cela aux chaînes de télévision ?

E.P. : Oui. Durant le Covid, les chaînes faisaient comme elles le pouvaient. Elles avaient déjà pré-acheté le film, on avait l’argent. Mais on avait pas d’autre choix, c’est une réalité que nous avons dû assumée. C’est Arte qui nous a finalement choisi.

Tu fais beaucoup d’animation traditionnelle, et peu de motion design.

E.P. : Oui, j’en fais en freelance pour une boîte de production, et j’en ai fait au début. J’étais derrière un logiciel, After Effects, et je faisais bouger des images pour de la pub.. Mais dans mes films, j’essaie de tout faire à la main, je suis assez amoureuse du traditionnel, des formes de l’animation qui viennent du papier, de l’encre, du crayon de couleur… Le film est entièrement fait à la main, avec environ 15 000 dessins. C’est tout un processus qui est différent, notamment du parcours de l’animation “classique” dans les boîtes de production. Ça m’intéresse, ça me fatigue aussi au fur des années (rires) ! C’est beaucoup plus long et contraignant ; tu fais tout à la main, tu scannes, tu numérises, tu imprimes. Pour La vie sexuelle de Mamie, j’ai tout animé sur un logiciel numérique, TVPaint, ce qui me permettait d’avoir le timing, de voir si l’animation marchait.. Je montrais l’animation à Urška, et on la validait ensemble. À partir de là, j’imprimais tout, puis je donnais tout à des coloristes, Camille Sallan et Sofia El Khyari. Je leur montrais ma technique; on dessinait avec des gommes qu’on trempait dans une encre, ce qui faisait ce trait incertain. Elles reprenaient toutes mes images, et les refaisaient une à une, frame by frame. On scannait, puis on les mettait dans After Effects…

Le jeu de perspectives marque, et les transitions surprennent beaucoup ; il y a-t-il beaucoup de montage, et comment cela se passe-t-il ?

E.P. : Il y a peu de montage. Là, je travaille énormément, je concentre le plus d’énergie dans l’animatique, que je pousse énormément, contrairement à certaines boîtes de production ou films d’animation. Je les pousse jusqu’à les animer parfois, je veux toucher au maximum le montage, les transitions. Je passe parfois plus de temps sur l’animatique que sur le film lui-même (rires) ! Puis je réanime certaines séquences que je peaufine, puis vient le travail du clean [nettoyage]. C’est là où je vois si le film marche ou non, si les transitions sont bonnes, si le timing l’est aussi. C’est un travail très important pour moi.

Tu as réalisé des films et tu as été en co-réalisation. Comptes-tu davantage réaliser dans le futur ?

E.P. : Je me suis rendue compte que j’adore réaliser, et que j’adore travailler avec des gens avec de vraies idées. Pour Bamboule, j’ai rencontré Fabrice Luang-Vija, le scénariste. On se connaissait déjà, et je connaissais son chat Bambou. On délirait dessus, et on en a fait une sorte de documentaire animalier. Bambou est devenu Bamboule, Fabrice écrivait et je me suis appropriée la chose. Dans le deuxième film, c’est Urška qui est venue avec une idée d’écriture que je me suis appropriée… J’aimerais bien passer par la phase d’écriture, faire tout le processus de A à Z, que je sois seule aux manettes de mon film. J’ai déjà une idée qui se profile, où je ferais tout, toute seule.

Combien étiez-vous pour faire La vie sexuelle de Mamie ?

E.P. : Nous n’étions pas nombreux. J’aime bien animer, et j’ai ce truc de la BD où j’aime être seule dans la réalisation. J’étais la seule animatrice, avec deux coloristes. On nous a aidées pour le compositing, au niveau de l’image ; le compositing operator vient peaufiner, étalonner, rendre plus belle l’image. C’est un travail assez important qui se fait à la fin. Après, il y a eu tout un travail de son, de musique.. C’était une petite équipe.

Sais-tu déjà avec qui tu souhaiterais travailler pour ton prochain film ?

E.P. : Oui, au fur et à mesure, tu commences à te connaître. Sur Bamboule, il y avait Jean Marc Fort, un musicien avec qui j’adore faire du son ; il habite dans le Lubéron, et a une cave avec des milliards d’instruments. Je fais un peu de trompette et de guitare. J’adore la musique, et j’attends le moment de la musique avant de faire un film. Dans Bamboule, je chantais, et ça m’éclate de faire ça. Pour La vie sexuelle de Mamie, Urška a pris ce meilleur moment (rires) ! Le son est vraiment le truc le plus délirant dans l’animation. Quand j’anime, j’ai cette petite musique dans ma tête, mais quand quelqu’un les met et que tes animations prennent vie, c’est magique de voir que tu as tout mis ensemble et que ça marche. C’est le plus excitant, là où ça prend forme.

Quelle est l’émotion que tu ressens alors ?

E.P. : Je suis un enfant, une gamine de 9 ans qui voit ses animations bouger (rires) ! C’est comme si tu voyais tes personnages Playmobil prendre vie ! Je me rappelle de ces moments-là, et je me dis que c’est tellement excitant que ça me motive à faire des films (sourire). C’est ce qui est incroyable dans le cinéma d’animation, un art qui prend forme avec ce que tu ajoutes.

Propos recueillis par Mona Affholder

Article associé : la critique du film

Margot Reumont. Le dessin, la liberté

Margot Reumont est une réalisatrice française vivant en Belgique depuis ses études d’infographie à Saint-Luc et d’animation à la Cambre. Son film d’études Si j’étais un homme, un documentaire animé ayant tourné en festival, interrogeait des jeunes femmes sur la façon dont elles se seraient imaginées en mode masculin.

Câline, son premier court-métrage professionnel, évoque de façon douce et crue à la fois l’inceste et l’enfance. Le film est en lice pour le César du meilleur court-métrage d’animation 2023. Rencontre avec sa réalisatrice au studio bruxellois L’Enclume où elle a commencé comme stagiaire avant d’y revenir comme coordinatrice de production, avec son chien Fika.

Format Court : Qu’est-ce qui t’a donné envie d’étudier l’animation à La Cambre, puis de rester vivre en Belgique ?

Margot Reumont : Après le bac, je n’avais pas trop d’idées. À 18 ans, je voulais partir de là où je venais, de la campagne. J’étais dans une petite ville au lycée, je voulais m’éloigner de là où j’étais. Ma sœur était dans une école de cinéma à Bruxelles. C’était l’occasion de la rejoindre, je n’avais pas de projet précis. À ce moment-là, je ne savais pas que je voulais faire de la réalisation, mais juste une école d’art. Je suis rentrée à l’école Saint-Luc sans avoir fait beaucoup de recherches (rires) ! J’y ai fait mes premières années d’études en infographie parce que ça touchait un peu à tout. C’était une sorte d’année préparatoire, j’aimais beaucoup les cours théoriques. À ce moment-là, je m’intéressais un peu plus à la culture et je comprenais ce que je voulais. C’est à la fin de ce cursus que j’ai fait un stage au studio L’Enclume.

Pensais-tu que la Cambre était l’option la plus évidente pour travailler dans ce milieu ou t’es-tu intéressée aux films de l’école ?

M.R. : Lors de mon stage, je m’étais essayée à l’animation mais je me suis vite tournée vers la narration et le visuel. J’ai été prise en cours de cursus à la Cambre parce que j’avais fait quelques années de préparation à Saint-Luc. Je suis rentrée dans cette école en ayant l’impression d’avoir fait trois ans de préparation, comme si je rentrais dans un atelier.

Pendant tes études, tu as réalisé Si j’étais un homme. Ça fait une bonne dizaine d’année qu’on observe un intérêt pour le documentaire animé et ton film s’inscrit dans cette voie. Comment ce projet est-il apparu ?

M.R. : J’ai découvert après coup que c’était du documentaire animé (rires) ! J’ai dû être beaucoup influencée par les films à La Cambre. J’étais attirée à l’époque par les films à voix-off avec une rythmique. Je me souviens qu’à ce moment-là, le film Procrastination (de Johnny Kelly) m’avait marquée. La réponse entre ce qui est dit et l’image m’intéressait. Pour le fond, je me posais des questions sur moi-même, sur les normes, et je ne me rendais pas compte que c’était l’identité de genre que j’abordais. Au début, je pensais faire un film drôle, je ne m’imaginais pas qu’il serait aussi sérieux. Puis j’ai ajouté des détails, comme des moustaches sur les gens. J’ai ensuite lancé un appel à interviews, même à des gens que je ne connaissais pas.

Comment ça s’est passé ?

M.R. : J’ai fait un appel sur les réseaux. J’avais d’abord prévu une série de questions sur l’enfance des personnes interviewées, sur leur famille, je voulais savoir si elles avaient ressenti des différences d’éducation. Puis, j’ai demandé : « si tu étais un homme, aurait-ce été différent ? ». J’avais des interviews de 30 minutes, très intimes, où des filles pleuraient. Je me disais : « c’est énorme ce que je suis en train de faire ». Je ne voulais pas trop théoriser, je voulais garder cette première impression d’aborder la spontanéité de dialogue. J’ai sélectionné quelques interviews puis j’ai fait un montage.

As-tu répondu à tes propres questionnements ?

M.R. : J’ai l’impression d’y avoir répondu avec mes dessins. Comme si j’avais infusé ma personnalité dans les dessins qui illustrent les témoignages des autres.

Tu as tenté l’animation en volume avec ton film de fin d’études, Grouillons-nous. Qu’est-ce qui fait que tu as voulu revenir au dessin avec Câline, ton premier film professionnel ?

M.R. : C’est ce qui me vient naturellement, c’est ce qu’il y a de plus libre. On est pas contraint par la réalité.

Comment es-tu arrivée à ce dernier projet ?

M.R. : À la sortie des études, avec des copains, on s’est dit qu’on allait se mettre ensemble vu que l’animation est un long processus qui demande beaucoup de compétences différentes. J’ai travaillé sur de nombreux projets collectifs, notamment Câline. Bruno Tondeur a fait partie du projet, c’était mon co-auteur graphique, il a fait tous les décors et il m’a beaucoup aidée.

Vous avez des univers très différents, lui est très pop. Qu’est-ce qui vous a amené à travailler ensemble ?

M.R. : Je suis un peu timide dans mon dessin. Je ne suis pas toujours très sûre de moi dans ce que je dessine, et j’avais besoin d’un regard illustrateur. Bruno faisait aussi de l’animation et j’avais besoin d’être accompagnée. J’avais besoin de m’appuyer sur quelqu’un. En faisant les décors, on s’est rendus compte que ça influençait tout le graphisme et on a fait beaucoup de ping-pong entre les dessins. Il a fait quelques croquis pour les personnages et je me les suis réappropriée pour que ça me ressemble plus, qu’il y ait une base extérieure. Vu que Câline était un projet personnel, son apport me permettait de prendre un peu de distance .

Quel regard tes coproducteurs (Lardux Films, Zorobabel, Ozú Productions) ont-ils apporté sur ce projet ?

M.R. : Ils m’ont beaucoup aidée à ne pas me perdre dans le film ; j’ai beaucoup tâtonné, j’ai changé de version, j’avais peur de ce que j’allais écrire. Ils m’ont servi de phare dans la nuit.

Avais-tu déjà écrit sur l’inceste ?

M.R. : Je n’y avais pas pensé avant la fin de mes études. Ce qui me revenait souvent, c’était le sujet de l’enfance, et de la nostalgie que j’avais envers elle, et envers les câlins. J’adorais les câlins. J’avais envie de transmettre des choses liée à l’enfance mais elles s’accompagnaient d’une pointe de tristesse, de quelque chose qui n’est plus, qui a changé. En dehors de l’inceste, ça concerne tout le monde. On grandit, on voit moins ses parents..

…Comme si les câlins passaient de l’autre côté ?

M.R. : Oui, c’est sur ce que les câlins veulent dire quand on est adultes. C’est avec ces questionnements que je suis allée en résidence d’écriture. Delphine Maury, la coach, avait ce côté maternel où on veut se confier à elle. Dès le premier entretien, je lui ai parlé de ça, puis de ma vie, je me suis confiée… Elle m’a dit qu’il fallait que je raconte ça. Je lui ai raconté plein d’expériences de vie qui ne sont pas dans le film. Je tournais autour du sujet. C’est devenu une très longue histoire, avec plein de personnages différents, aux histoires très différentes, c’était très long (rires) ! Je voulais décentrer le sujet, et puis je l’ai finalement mis de côté.

Il y a eu plusieurs événements, mais #MeToo fut très important. J’avais l’impression de raconter une histoire très individuelle, alors que le mouvement touchait plus de gens. Je cherchais un cadre de scénario qui me permettait de mettre en forme le sujet et c’est à ce moment-là que j’ai dû faire le tri, pour en faire le début d’une histoire. Je voulais faire une colonne vertébrale, une sorte de squelette de cette maison, de ce personnage qui y revient, qui trie ses affaires, et en sortir différents objets qui lui rappellent ses souvenirs.

Pourtant, le principe des cartons, c’est souvent qu’on garde des choses qu’on veut jeter, mais qu’on ne rouvrira plus.

M.R. : Mon père est né en Afrique. Il a dû partir rapidement d’où il était, et a tout laissé derrière lui. Il ne garde pas tout, mais il nous a dit de ne pas nous sentir obligés de tout jeter lorsqu’on a fait nos cartons, qu’on les rangerait et qu’on mettrait nos noms sur les boîtes. Il nous a dit qu’il avait regretté d’avoir perdu certaines choses. Ça lui tenait à cœur qu’on ne jette pas nos affaires.

Quel est ton intérêt pour la forme du court métrage ?

M.R. : J’ai l’impression qu’on a moins la pression commerciale avec un court-métrage qu’avec un long. On peut plus expérimenter. Mais c’est dur d’exprimer quelque chose en une quinzaine de minutes. L’animation prend beaucoup de temps, on est toujours surpris par ça (rires) !

Prévois-tu de faire un autre court ? Quels ont été les retours que tu as eus avec Câline ?

M.R. : Pour Si j’étais un homme, les gens étaient contents. Il y avait eu des retours directs. Pour Câline, c’était plus compliqué, il y a une sorte de pudeur. Les gens sont mal à l’aise. Je reçois souvent des messages par Instagram ou Facebook de personnes qui sont très touchées, des messages très positifs, mais c’est souvent après un moment, pas en direct. Ça m’a surprise.

Cependant, les deux films ne disent pas la même chose. Câline est frontal, n’est pas dans l’ellipse.

M.R. : Oui, mais le dessin met une distance.

Plus que si tu avais fait appel à des acteurs ?

M.R. : Oui, mais ça m’intéresse quand même. Je trouve qu’il y a une limite dans l’animation par rapport à certaines émotions de jeu. On est parfois obligé d’exagérer, par les voix… Dans Câline, toutes les scènes de la chambre entre le père et la fille, j’avais pensé à les faire tourner par des acteurs, mais le tournage m’a fait peur (rires) ! Mais j’ai adoré tourner des voix. Etre face à des êtres humains m’a rassurée. Je voulais avoir des acteurs qui ne soient pas des doubleurs, pour avoir un jeu plus naturel. J’avais déjà beaucoup écrit, il y avait peu de places pour l’improvisation, sauf pour le début et la fin du film.

Est-ce tu as le sentiment que la nomination aux César t’apporte de la visibilité, de la reconnaissance ?

M.R. : Oui. Tous les films nommés sont projetés dans les villes de France. Ça apporte beaucoup de visibilité.

Après Câline, que comptes-tu faire ?

M.R. : Un autre court-métrage, Et ben moi mon père, où des enfants dans une cour de récré se vanteraient de leur père. Un peu comme pour Si j’étais un homme, je referai des images qui ne correspondraient pas du tout au discours : les pères seraient des losers attachants qui réparent des machines à laver qui ne marchent pas à la fin… Je m’inspirerai de mon père. J’aimerais bien découper les points de vue, avoir des portraits très différents. J’aime bien finalement les histoires de famille (rires) !

Propos recueillis par Katia Bayer
Retranscription : Mona Affholder

(Bio)diversité et féminisme à la Berlinale

La 73ème édition de la Berlinale vient d’ouvrir ses portes, accueillant une grande diversité de courts, dans le fond comme dans la forme. Dans la catégorie Berlinale Shorts des courts en compétition, il y a du bizarre, du macabre, du surprenant, et aussi un peu d’ennui parfois… Et puis, il y a des films forts de proposition, loin des codes des supports traditionnels, et une pluralité de regards sur des sujets sociaux importants. C’est d’eux dont nous parlerons aujourd’hui.

The Waiting est le dernier court réalisé et écrit par le réalisateur allemand Volker Schlecht. À la fois documentaire et animation, le film à forme hybride présente une histoire fascinante sur fond blanc. Sur fond de voix-off, une biologiste décrit ses études au sujet des grenouilles en Amérique centrale. Elle fait un compte-rendu scientifique de son expérience, entre « la casita » sur la montagne, l’université de Miami et Panama. Champignons, maladies infectieuses détaillées et absence de traitements dans le monde sauvage… The Waiting prend l’apparence d’un thriller documenté sur la disparition des grenouilles.

Ce qui est raconté est certes intéressant, mais n’est pas aussi important que ce qui est regardé. Sur fond blanc, les formes apparaissent lentement, dédoublées voire démultipliées, happant et hypnotisant le spectateur. Images abstraites ou grenouilles se transformant en sumos, les esquisses se développent et grandissent sur l’écran à l’image des maladies infectieuses. Comme dans une transe, on se laisse emporter par ces formes mouvantes et autonomes et la voix claire de la biologiste. On ressort avec le souvenir des espèces disparues, imprimé sur l’épiderme, et surtout la question : qu’est-ce-qu’on vient de voir, ou plutôt, qu’est ce qu’on attend ?

Ours, de son côté, est le projet de fin d’études de la talentueuse Morgane Frund. Il s’agit d’un court-métrage rempli d’interrogations, pour le spectateur comme pour la réalisatrice. Va-t-on nous parler de ce qui nous appartient, des nôtres, ou de ces grandes créatures poilues ? À l’écran, des vieux films capturent des empreintes sur la terre ou des ours en baignade, entre le Canada et la Russie. Avec un rayon de nostalgie, la réalisatrice présente Urs Armein, un cinéaste amateur lui ayant livré ses cassettes personnelles pour son projet d’études. Elle montre alors son processus de réflexion, visionnant les films, et se demandant ce qu’elle veut raconter avec.

Les vieilles images défilent, et on passe des traces d’ours aux pieds féminins, talons aiguilles ou tongs, zooms sur des poitrines de jeunes femmes. Ces portraits volés, Morgan Frund ne sait d’abord pas quoi en faire. Elle s’interroge alors sur la représentation de la femme, interroge l’homme qui les a capturées, puis oubliées dans ses cassettes de voyageur. Le documentaire animalier devient un dialogue sur le regard, ce male gaze si appuyé et totalement insouciant de l’être.

Les vidéos, qui combinent voyeurisme et passion de la nature, sont traitées avec simplicité et même brio. Prenant la forme d’archives, elles ne rajoutent pas de la lourdeur au court, ce qui aurait pu arriver avec un tel sujet. Le spectateur se surprend même à aimer voir à travers les yeux d’Urs, tout en conscientisant le problème de ce regard. Le côté moralisateur du film aurait pu être dérangeant si l’échange de points de vues entre Morgane et Urs n’était pas constant. Il ne s’agit ni de prendre des pincettes pour poser des questions et y répondre, ni de se disputer pour savoir qui aura raison. On suit naturellement le fil de la discussion, faite d’affirmations mais surtout de questions.

L’ébauche de réflexion partagée donne une grande force au court, notamment avec une harmonie de la parole comme dans l’image : l’équilibre entre les cassettes du passé et le film du présent, le visage du cinéaste et celui de la réalisatrice, les silhouettes des ours et celles des femmes.

Amel Argoud