Synopsis : Lors des négociations dans l’industrie métallurgique en 1978, un groupe d’activistes libertariens défendent leur vision radicale en opposition à leurs camarades d’usine, et deviennent les témoins désenchantés de l’atomisation du mouvement ouvrier.
Genre : Fiction
Durée : 19’
Année : 2023
Pays : Espagne
Réalisation : Irati Gorostidi Agirretxe
Scénario : Irati Gorostidi Agirretxe
Image : Ion de Sosa
Son : Iosu González
Montage : Sergio Jiménez
Interprétation : Santiago Fernández de Mosteyrín, Jaume Ferrete, Claugia Pagès, Iskandar Rementeria, Maite Ronse, Natalia Suárez, Marina Suárez
Production : Apellaniz & de Sosa, Pirenaika, Tractora
En sélection à la Semaine de la Critique, Contadores nous entraîne dans le mouvement ouvrier espagnol des années 1970 et nous conduit à nous interroger sur la force du collectif.
Produire et militer
Avril 1978, Guipuscoa, Pays basque espagnol. Des doigts sur des tours, d’autres sur des machines à écrire. Le principal syndicat d’une usine de compteurs d’eau vient, après des semaines de négociation, de signer un accord salarial avec la direction. Les ouvriers et ouvrières se divisent sur la démarche à suivre : accepter les accords ou continuer la mobilisation ? À l’usine comme à la maison, les débats s’enchaînent.
Le film de Irati Gorostidi Agirretxe rend un bel hommage au travail des métallurgistes, en filmant au plus près les mains sur les machines. En écho à ce travail de précision, des mains semblables tapent des tracts à la machine à écrire. Produire ou militer, ces gestes semblent les deux faces d’un même métier, qui épuisent celles et ceux qui l’exercent. D’où le dilemme qui vient diviser les ouvriers et ouvrières.
L’un des intérêts du film est de montrer l’inversion du rapport de domination, non pas entre l’ouvrier et son patron, mais entre l’ouvrier et son outil. Ce dernier est filmé en plans rapprochés, entouré de doigts qui semblent le servir plus que s’en servir. Qu’il s’agisse du tour ou de la ronéo, les gestes sont précis, mais répétitifs, et les mains s’agitent sans laisser de place aux corps qui les animent. Les ouvriers sont anonymisés, fondus dans un collectif qui laisse peu de place à l’individualité. Les bleus de travail se succèdent, des plans fixes captent des visages uniformes, difficiles à discerner.
Unité ou uniformité ?
Cette apparente uniformité est battue en brèche par les divergences stratégiques du mouvement ouvrier. Si Contadores s’ouvre sur les doigts d’un ouvrier qui a repris le travail, le plan suivant saisit ses collègues sillonnant l’usine en silence et à pas lents, en signe de protestation. L’immobilité des un.es s’oppose au mouvement des autres, qui se déplacent dans les ateliers à la manière d’un gigantesque serpent. Un plan fixe fait défiler les visages, peu identifiés, des réfractaires, à la manière d’une marche funèbre.
Le seul moment où les personnages se singularisent est celui qui rassemble, dans la chambre d’un appartement, quelques militants et militantes qui débattent de l’issue de leur mouvement. Les deux espaces du film, l’appartement et l’usine, fonctionnent en effet en miroir inversé : alors que l’usine est sombre et baignée dans des tons froids, le papier peint et la lumière de l’espace intime crée un univers chaud dominé par l’ocre. Le son des machines, seul bruit perceptible sur le lieu de travail, laisse place aux voix humaines qui débattent. Ainsi, l’espace intime semble véritablement celui de l’humanité, de la revanche des êtres humains sur la réification dont ils sont l’objet au travail. La caméra fait quelques plans rapprochés sur les visages, avant de se focaliser à nouveau sur des doigts qui manient la ronéo avec souplesse. Cette scène a quelque chose de La Chinoise, une Chinoise sobre et humble, qui montre sans fioriture les questions qui divisent le monde ouvrier.
L’objet de ce film était de rendre compte de l’atomisation d’un monde ouvrier désenchanté, qui ne parvient plus à s’entendre sur ses revendications et reprend le travail malgré des semaines de mobilisation. L’uniformisation créée par les plans fixes devient cependant polysémique : si elle peut signifier la réification des travailleurs et travailleuses induite par le travail à la chaîne, elle nous montre aussi, par-delà les différences tactiques, un monde qui reste unifié. L’uniformité peut alors céder la place à l’unité.
Une esthétique documentaire
La réalisatrice espagnole Irati Gorostidi Agirretxe avait également réalisé, avec Mirari Echávarri, San Simón 62, un film documentaire sur la retraite de leurs mères dans une communauté new age de Navarre, peu après la mort de Franco. Ce film de vingt-neuf minutes se singularisait également par sa grande précision dans la façon de filmer les gestes. Dans San Simón 62 comme dans Contadores, Irati Gorostidi Agirretxe montre un grand intérêt pour la période de l’après-Franco et pour le genre documentaire. Dans Contadores, en effet, les plans rapprochés sur les mains des ouvriers et les outils qu’ils manient participent d’une impression de film documentaire, comme si la réalisatrice avait mis à jour des archives. De même, des photos de presse de l’époque sont exhibées comme autant de documents qui viennent informer les luttes ouvrières de l’époque. L’image de Ion de Sosa, toute en simplicité, s’inscrit dans ce registre.
Contadores vaut essentiellement pour cette précision et cette opposition entre les espaces intime et public. La sobriété et le refus de l’esthétisation des luttes participent de cette esthétique documentaire, qui nous fait suivre avec attention les débats qui divisent les ouvriers et ouvrières métallurgistes.
Morad Mostafa est un réalisateur égyptien dont les trois premiers courts-métrages, What we don’t Know about Mariam (2021), Khadiga (2021) et Ward et la fête du henné ont été sélectionnés à Clermont-Ferrand. Son quatrième film, I promise you paradise, est présenté à la Semaine de la Critique 2023. Fidèle au chemin tracé par ses trois films précédents, Morad Mostafa nous livre ici un court-métrage fort et sobre, aux enjeux sociaux sublimés par la beauté formelle.
Eissa vient d’Afrique subsaharienne. Sans un mot, il sillonne une ville d’Egypte, à la recherche d’une embarcation qui permettra à sa compagne et sa fille de traverser la Méditerranée, promesse d’un avenir meilleur.
Sur cette trame relativement simple, Morad Mostafa nous fait suivre quelques heures du parcours du jeune Eissa. Un parcours semé d’embuches : il se relève tout juste d’une bagarre qui a valu la mort à trois personnes et a à charge un bébé qu’il s’agit de faire traverser la Méditerranée. Pourtant, si le décor multiplie quelque peu les marqueurs de pauvreté – murs qui s’effritent, carcasses de voitures abandonnées… -, le réalisateur évite l’écueil du film au thème éculé, qui ne tiendrait que grâce à son sujet.
Silence et immobilité
La gageure de réussir, à partir d’un tel pitch, un film qui séduit surtout par sa beauté formelle repose en grande partie sur les épaules du personnage et acteur principal Eissa/Kenyi Marcelino. La caméra s’accroche à son visage impassible, qui n’exprime ni doute ni douleur. Le court-métrage débute ainsi par un long plan fixe sur ce visage hiératique, qui aimante avec une belle simplicité le regard du public. Plus loin, son corps se détache des murs qui l’entourent comme s’il sortait de l’image.
Ce hiératisme et cette immobilité traversent finalement tout le film. Alors que l’on aurait pu imaginer fébrile l’attente des migrant.es, nous voyons Eissa et sa compagne on ne peut plus calmes, déterminé.es à accepter ce que le destin leur réserve. De même, la caméra les suit avec tranquillité, quand elle ne se contente pas de capter leur image en longs plans fixes.
Cette stabilité s’articule au silence des personnages : si bande son il y a, Eissa reste coi tout au long du film, et seule l’imagination du spectateur et de la spectatrice permet de lui prêter une intention. Seul parle un prêtre qui lui propose – ou enjoint – de lui confier son enfant. Ce refus des paroles rend ambiguës les actions des personnages, mais surtout ce titre, I promise you paradise : le paradis dont il est question est-il l’Europe ou celui promis par le religieux ?
Contraste et opposition
Si le charisme de l’acteur explique en grande partie l’importance qui lui est accordée, sa présence à l’écran est renforcée par le travail du décor et de la photographie. Celui-ci repose en effet sur une opposition subtile entre les scènes d’intérieur, baignées dans un rouge vermillon, et l’extérieur, où le ciel est d’un bleu soutenu.
Ce travail du contraste, au cœur de l’esthétique de Morad Mostafa, apparaît également au sein d’un même plan : la grotte sombre qui abrite un immense lieu de prières s’ouvre sur un ciel clair et dégagé, quand l’attente des migrant.es sur la plage d’Alexandrie a lieu sur une plage au sable blanc, qui s’oppose au bleu chargé du ciel. Ce travail d’opposition est toutefois toujours subtil, jamais trop prononcé, et apparaît sous nos yeux avec l’évidence de la simplicité.
Ce quatrième court-métrage, plein de promesses, nous engage à suivre de près Morad Mostafa, qui prépare son premier long, Aisha ne s’envolera plus.
Synopsis : Après un violent accident, Eissa, un jeune migrant de 17 ans venu d’Afrique se bat contre la montre en Égypte pour sauver ses proches, peu importe le prix à payer.
Genre : Fiction
Durée : 25′
Pays : Egypte, France, Qatar
Année : 2023
Réalisation : Morad Mostafa
Scénario : Morad Mostafa, Sawsan Yusuf
Image : Moustafa El Kashef
Montage : Mohamed Mamdouh
Son : Moustafa Shaaban
Interprétation : Kenyi Marcellno, Kenzy Mohamed
Production : Bonanza Films, Wrong Films, Film Clinic
Synopsis : Aux abords d’une mangrove, un groupe de filles vit au rythme du climat et des oies sauvages alentours. Elles s’observent vivre et grandir à des âges différents. Le temps passe, des tensions naissent et des rivalités s’installent.
Le court-métrage de la réalisatrice française Clémence BouchereauLa Saison pourpre, sélectionné à la Semaine de la Critique, est un film animé qui nous fait suivre une bande d’enfants dans la mangrove.
Un écran d’épingles
Clémence Bouchereau aime varier les techniques d’animation. Ses films précédents (Aux Gambettes gourmandes – 2012, Ride away – 2014 et le très beau Chloé Van Herzeele – 2019) reposaient ainsi sur du sable animé. Si, dans Chloé Van Herzeele, l’animation des grains de sable donnait vie à des pellicules de films, le traitement était tout autre dans Aux Gambettes gourmandes, qui nous racontait les fantasmes de deux client.es d’un restaurant, qui imaginaient leur rencontre. La fluidité des corps et des gestes naissaient des mouvements du sable, dont la labilité faisait apparaitre un bras ici, ou un sein là.
La technique du pinscreen, ou « écran d’épingles », que Clémence Bouchereau utilise pour La Saison pourpre, permet la même fluidité des gestes. Le pinscreen est un écran perforé d’épingles qui dépassent plus ou moins. Eclairées obliquement, ces épingles font apparaitre des zones blanches, grises et noires : plus elles dépassent, plus la zone est sombre. La présence des épingles donne toutefois aux parties blanches une impression de tremblé, de surface crayonnée qui participe d’une impression de flou : le blanc complet n’existe pas.
Ainsi en est-il de La Saison pourpre. Le prétexte narratif est simple : une bande d’enfants, menée par une jeune adolescente, survit seule dans la mangrove. Loin de nous embarquer dans un univers misérable, le film nous présente une bande joyeuse, qui chasse les oies à l’aide d’un arc et les mange en riant. Au fil du temps, les enfants grandissent et atteignent également l’âge de la puberté.
En effet, les corps des enfants entament progressivement leur mue vers l’âge adulte : si les premières images nous montrent le pubis de la jeune fille qui mène le groupe, les suivantes nous présentent plutôt des fragments de corps enfantins, tous semblables dans leur candeur. Ce n’est qu’à la fin du film que l’une des enfants aperçoit un liquide noirâtre entre ses jambes : le court-métrage de Clémence Bouchereau a bien quelque chose du récit initiatique.
La dialectique du visible et de l’invisible
Ce fil narratif minimal permet à la réalisatrice de faire montre des possibles esthétiques du pinscreen. Plus que la survie des enfants, c’est en effet cette technique qui semble le sujet principal du film. Aussi les corps des enfants, font-ils, comme dans Aux Gambettes gourmandes, l’objet d’un traitement particulier : un pied apparaît, tandis que le reste du corps se perd dans le gris clair du reste de l’écran ; plus loin, c’est une tête qui surnage seule, comme si son corps avait disparu.
La maîtrise technique de Clémence Bouchereau rend ce jeu sur l’exhibé et le dissimulé très subtil : grâce à un dégradé de gris, la séparation entre le pied visible et le reste invisible est floue, comme si nous étions dans un rêve où le réel reste confus. La fluidité entre les deux univers du visible et de l’invisible a partie liée avec le thème de la puberté, ou le corps évolue sans solution de continuité et où le désir naît de l’évanescent.
Un élément vient toutefois perturber cet univers onirique. Il s’agit là de l’eau, dont la surface, au contraire du camaïeu dû à la technique du pinscreen, crée une nette séparation entre l’humide et le sec. De fait, les enfants plongent et nagent sans cesse dans cette eau transparente, jouant à faire des bulles et à sauter de la rive. Si des traits relativement nets distinguent clairement l’air de l’eau, c’est surtout au son qu’est dévolu le rôle de de la précision.
La netteté des bruitages de Pierre Sauze s’oppose en effet à l’évanescence du dessin. Le bruit des bulles, le cri des oies ou les bourrasques du vent sont ainsi rendus sans confusion, accompagnant clairement ce que l’on voit à l’écran. La bande son s’y résume, puisque les personnages ne parlent pas. Savent-ils parler ou leur vie sauvage les a-t-elle privés de parole ? Nous ne le saurons pas et, en réalité, peu importe : les sourires et les éclats de rire suffisent à transmettre les émotions.
La Saison pourpre vaut essentiellement pour son jeu de dialectique entre le noir et blanc, entre le visible et l’invisible permis par la technique du pinscreen. La peinture de la relation entre la nature et l’humain induite par l’espace et les personnages vaut essentiellement comme prétexte à cette très belle animation. Le court-métrage s’inscrit dans la continuité de Aux Gambettes gourmandes pour son jeu avec l’évanescence.
Synopsis : Décembre 1999. Je me souviens que, au milieu de l’angoisse du bug de l’an 2000, je suis allé à l’anniversaire d’Enrico, un enfant qui vivait avec sa famille dans une vieille ferme isolée.
Sélectionné à la Quinzaine des cinéastes de la 76e édition du Festival de Cannes, le court-métrage Il compleanno di Enrico retrace un souvenir d’enfance du réalisateur Francesco Sossai en Italie à la fin des années 90. Tourné en pellicule, ce conte étrange guidé par des regards et des silences se déroule à la fête d’anniversaire d’Enrico à laquelle Francesco est invité. C’est dans cette ferme, dans les montagnes, qu’il est témoin de la disparition de la grand-mère de son ami.
Un trajet en voiture ouvre le film. Francesco, jeune garçon aux cheveux noirs et au visage couvert de taches de rousseur, fait part à son père de sa peur du bug de l’an 2000. Le récit se construit à travers son regard. Francesco observe attentivement tout ce qui l’entoure et nous fait part de l’expérience subjective et sensorielle d’un enfant. Des lors, tout semble prendre des dimensions importantes.
Francesco découvre la famille de son ami et ses dynamiques. Une sensation de malaise est perceptible dès son arrivée. Face aux autres enfants, à l’atmosphère familiale mais aussi face au regard d’Enrico. Le jeune garçon à la longue queue de rat ne semble pas ravi de sa présence et l’ignore sur le terrain de foot. Francesco entretient une relation ambiguë avec lui. Il imite sa coupe devant le miroir mais avoue également le détester alors qu’il joue avec sa nouvelle voiture télécommandée. Cette relation de haine et d’admiration dénote de la contradiction de l’enfance, à la fois sensible et cruelle. Une relation que semble entretenir Enrico avec son propre père, figure inquiétante qui viens interrompre le bruyant chahut des enfants. Les yeux cachés sous sa casquette, il tend simplement un cadeau à son fils, attend qu’il le remercie puis s’en va. Cette figure paternelle participe à un certain malaise présent tout au long du film.
La mise en scène réaliste par sa longueur et ses silences est parfois entrecoupée de cut brutaux – une balle de foot qui tape bruyamment sur un plaque métallique ou un téléphone qui sonne soudainement – brisant ainsi la pesanteur de la narration. Le calme gênant du récit et interrompu par ces images surprenantes et violentes qu’observe Francesco.
L’attention particulière portée sur l’image et le son créée ce point de vue subjectif et donne une impression de gêne et de crainte constante. Les plans statiques et les nombreux hors champ participent à cette atmosphère, comme si un drame allait avoir lieu.
Un noeud tragique se développe en effet, pas entre les enfants ou entre les parents mais autour du personnage de la grand-mère. Créature immobile et ridé qui ne s’exprime que par de plaignants gémissement. C’est après son interaction avec Francesco qu’elle disparaitra. La fête d’anniversaire est écourtée, les enfants s’en vont les uns après les autres et Francesco repart avec son père dans la nuit.
Francesco Sossai nous donne à voir un étrange événement autobiographique dont l’image, au grain marqué, nous reste en tête. Le film de se clôt sur le regard de Francesco, témoin d’une disparition comme celle d’un vieux monde auquel le bug de l’an 2000 viendrait se substituer.
Synopsis : Gabriel va mal, le monde va mal, tout va mal. Heureusement, des fois, les âmes en peine s’aimantent. Ainsi Margot embarque dans la nuit de Gabriel.
Présenté en séance spéciale à la Semaine de la Critique, Pleure pas Gabriel confronte deux voisins esseulés et déprimés : Gabriel (Dimitri Doré) et sa voisine Margot (Tiphaine Raffier). Mathilde Chavanne, la réalisatrice, avait signé un premier court Simone est partie, sélectionné à la Quinzaine des Réalisateurs en 2021.
L’impératif domine dans ce bas monde : pleure pas, lâche pas, maîtrise-toi. Gabriel, lui, ne va pourtant pas bien. Prof d’art plastique, il craque suite à un incident doublé d’une insulte d’un ado nommé Merlin. Son oeil en prend un coup, son moral aussi. Le soir, il avale quelques médocs et appelle les secours. En finir ? Non, pas vraiment. Plutôt mettre de côté sa solitude et attirer l’attention. « Pourquoi je suis tout seul, si seul ? », se met-il à chanter, avant d’être embarqué par les pompiers. Sa voisine du dessous, Margot, le croise à ce moment et l’accompagne, sur un coup de tête, aux urgences. Malgré les étages qui les séparent, ces deux-là se reconnaissent et se comprennent, le temps d’une nuit.
Simone est partie, le film précédent de Mathilde Chavanne abordait déjà la question de la solitude, sous l’angle de la vieillesse : des comédiens s’échangeaient des répliques des grands-parents de la réalisatrice, ils travaillaient leurs voix et leurs corps pour paraître bien plus vieux qu’ils n’étaient. Dans son nouveau film, elle aborde avec justesse, mélodie et humour le thème de la dépression et de la grande solitude avec ses deux comédiens : Tiphaine Raffier, également réalisatrice, auteur et metteur en scène, qu’on avait découvert avec son court La Chanson (Quinzaine des Réalisateurs 2018) et Dimitri Doré (foudroyant dans Bruno Reidal de Vincent Le Port).
On aime bien ce film pour plusieurs raisons. La déambulation dans un Paris nocturne, vide, l’intervention discrète et jolie de Blandine, la grand-mère de Margot (jouée par Martine Chevallier), la douceur et la tendresse du film, son mélange de chansons et de textes, la perception très fine de la solitude et de l’écart avec les autres. « Le monde brûle-t-il ? » apparaît à un moment sur une bannière d’écran télévisé. Peut-être que le monde va mal, mais heureusement, il reste encore quelques espoirs pour le raccommoder.
Pour la deuxième fois consécutive TikTok s’invite au Festival de Cannes. La plate-forme d’origine chinoise, qui s’est imposée dans le monde entier ces dernières années, ne cache plus son ambition d’atteindre les sphères artistiques. Le concours TikTok Short Film en est l’incarnation ; en partenariat avec le festival cannois, la plateforme met en place un concours en ligne qui récompensera les meilleurs films courts réalisés par les participants.
Le principe est simple, il suffit aux utilisateurs de poster un petit film racontant une histoire, de thème libre, en respectant cependant un format particulier : vidéo vertical, format court de plus d’une minute. Les participants doivent rendre leur contenu public et inscrire le hashtag #TikTokShortFilm dans la description en plus de remplir un formulaire en ligne. Ainsi, depuis janvier des dizaines de vidéos ont fleuri sur la plateforme, relevant de différents genres : horreur, thriller, romance, humour..
Trois prix seront décernés : le prix du « Grand Gagnant », suivi d’un chèque de 10.000 € et les prix secondaires du « Meilleur script » et de la « Meilleur réalisation » accompagnés tous deux d’un chèque de 5.000 €. Les lauréats seront ensuite invités à Cannes pour la cérémonie du TikTok Short Film ce mardi 23 mai. Les jurés devront choisir les gagnants parmi les participants représentant 44 pays dans le monde.
Cette initiative s’inscrit dans une politique de diversification et d’ouverture aux arts que la plate-forme, devenue ultra populaire, affiche depuis 2022 lors de la première édition du Short Film Festival et du lancement de la « TikTok Académie des créateurs » en partenariat avec l’école nationale supérieure Louis Lumière. La plateforme se caractérise justement par sa popularité aux deux sens du terme, son utilisation massive (1.7 milliards d’utilisateurs actifs dans le monde) en fait un média extrêmement puissant, mais qui reste de l’ordre du divertissement fait de manière « artisanale ».
Le rapprochement de TikTok avec le festival de Cannes se fait en même temps que l’annonce des cinéma MK2 de vouloir diffuser certains contenus présents sur YouTube. Il semble que la hache de guerre entre le cinema et les anciens modes de diffusion (salles de cinéma et télévisions) et les nouvelles plateformes (principalement les réseau sociaux et Youtube) soit enterrée et que l’heure soit à la réconciliation et à l’entre aide. Les différents supports ont visiblement choisi la collaboration dans le but d’apporter à l’autre ce qui lui manque: pour certain du crédit et de la reconnaissance et pour d’autre de la visibilité et une vague de fraîcheur.
Au-delà de la querelle des médias le « TikTok Short Film » représente une nouvelle démocratisation de l’art et de l’accès à la création. La plateforme a vraisemblablement l’intention de jouer sur son format court au rythme rapide et aux effets inventifs pour mettre en avant la plus-value d’une création artistique faite à partir de ses moyens. Comme Vine et Youtube avant elle, l’application entend montrer que la création filmique est accessible à tous. Longtemps portée par des initiatives individuelles et cantonnée à la récréation, la création sur TikTok se structure et tente de s’institutionnaliser, comme le démontre la création de sa propre académie et de son festival. Autant de démarches qui font miroiter une possible professionalisation des utilisateurs passionnés et inscrivent TikTok comme possible passerelle vers le 7eme art.
Synopsis : Entre toxicomanie, premières découvertes de la sexualité et état de guerre permanent, la cinéaste cherche sa jeunesse perdue en errant dans les rues de Jérusalem.
Via Dolorosa, c’est le chemin douloureux du Christ qui porte sa croix, mais aussi celui d’une jeune femme qui raconte son adolescence à Jérusalem : une route de souvenirs teintée de gris et de noir. Dans son court-métrage présenté à la 62ème Semaine de la Critique, la réalisatrice israélienne Rachel Gutgarts semble rendre hommage au passé tout en demandant un pardon particulier.
La confusion naît derrière des chuchotements et une image tremblante de lèvres agitées, qui demandent pardon de manière impérative. Au début du film, la distinction entre le passé et le présent est fine. Des personnages grisâtres veulent savoir ce que fait la réalisatrice : un « documentaire » sur sa jeunesse dans la ville.
Tout se mélange, et quand quelqu’un rappelle la mémoire d’un endroit, le spectateur plonge dans la vie de la nuit de Jérusalem il y a quelques années. La mémoire nous enveloppe et on se laisse emporter par la poésie incorrecte de la narratrice, comme lorsqu’elle urine dans les rues de Jérusalem et que nos yeux arrivent jusque sous sa jupe, où sa chatte se transforme progressivement en médaillon représentant la Vierge Marie et son fils.
La réalisatrice, spécialisée en sérigraphie animée, possède une identité graphique forte qui s’imprime dans la tête du spectateur. Cette image, sombre et tremblotante, donne autant l’impression d’archives de vieux films que de la frénésie de la fête. Sur fond de hard metal, motifs hallucinatoires et personnages au mouvement robotique, les drogues et le sexe sont abordés de manière subtile. On voit partiellement l’adolescente, qu’on suit dans la ville grâce à ses mains aux ongles vernis de noir et à la bouche remplie de bagues. L’ado agit, l’adulte parle, malgré l’importance de faire silence soulignée au début du film, ou plutôt celle de « se taire ».
L’animation prend alors l’allure d’un songe, parlant de lui-même sur cette jeunesse perdue et aux griffes de la violence. Rachel Gutgarts semble rendre une sorte d’hommage torturé à sa ville de jeunesse. On plonge dans les mémoires de boîtes de nuit, transports en commun ou encore monuments qui font la gloire de la ville, comme le mur des lamentations, auprès duquel on peut aussi bien pisser qu’arracher les mots coincés dans la pierre.
Rachel Gutgarts n’inscrit pas seulement son action dans la ville, mais dans un contexte politico-religieux violent où les crimes quotidiens sont de plus en plus banalisés. Derrière les prières de rabbins se cachent les discussions entre des jeunes, bastons ou viols marqués d’abord par la surprise, puis le rire de certains. Le silence fait écho aux paroles de la narratrice. Sa recherche du temps perdu pourrait mal se digérer, mais donne la justesse d’un recueil de souvenirs personnels et douloureux. On découvre, à l’image du film, une jeunesse dont la couleur est absente, marquée par la fête et le conflit, ou plus justement l’insouciance et la violence.
Car Via Dolorosa serait à Jérusalem le chemin de la Passion du Christ, on peut imaginer que Rachel Gutgarts prendrait aussi un chemin désolé (celui des souvenirs) pour rendre hommage à sa ville. Le chemin ici est profondément humain, insistant autant sur le pardon que sur la faute (l’erreur de jeunesse), voire le blasphème – une double face donnant toute la profondeur à ce court-métrage .
Synopsis : Fanny est une jeune infirmière dans un grand hôpital public. Chaque nuit, elle sombre dans le même cauchemar obsessionnel où elle assiste à sa propre métamorphose en arbre. Son quotidien rodé et solitaire vacille à mesure que le rêve empiète sur la réalité.
Genre : Fiction
Durée : 40′
Année : 2023
Pays : Grèce, France
Réalisation : Manolis Mavris
Scénario : Manolis Mavris
Image : Manu Tilinski
Son : Panagiotis Papagiannopoulos, Stelios Koupetoris
Instant suspendu de la réalité, où s’exercent librement nos fantasmes et les méandres de notre imagination, le sommeil constitue cette porte, ce passage vers un au-delà proche et irréel. Ce voyage est si fragile qu’il s’arrête au moindre clignement de cils. Fanny, l’infirmière protagoniste de Midnight Skin, fait toutes les nuits, le même rêve étrange. Transportée dans une forêt trouble, elle se transforme petit à petit en arbre. L’obsession tourne au cauchemar, le cauchemar en réalité ; à son réveil, ce n’est pas le drap chaud qu’elle retrouve, mais de la terre, des branches et des racines. À ses pieds, dans sa bouche, poussant sur son dos. Présenté à la Semaine de la Critique 2023 en séance spéciale, Midnight Skin est un court-métrage de 40 minutes réalisé par le Grec Manolis Mavris.
Oscillant entre le drame, l’horreur et le fantastique, le réalisateur condense un fait surnaturel (une femme se transformant en arbre) dans une oeuvre organique, anxiogène et poétique. Les violons stridents dans les plans couverts de feuillages nous font douter du caractère inoffensif de ce sommeil dans lequel Fanny se plonge d’abord avec tant de facilité. Hypnotisante, la forêt pénètre en nous par son tronc devenu ventre respirant et par l’angoisse provoquée par la vue de Fanny, désorientée, en pyjama, errant dans les bois. La solitude est un thème se révélant particulièrement frappant dans ce court-métrage ; Fanny est seule, déambulant dans les couloirs de l’hôpital public où elle travaille ou encore dans sa cuisine froide où elle se cloître le soir.
Le tragique provient ainsi de l’impossibilité de se confier, d’être soutenue dans cette inexorable métamorphose qui la contamine de jour en jour. Midnight Skin est un magnifique hommage au genre même du fantastique, dans sa subtile sobriété ; le surgissement de l’extraordinaire dans la banalité d’un quotidien. La tension ne réside pas de la recherche d’une cause rationnelle, mais se creuse progressivement quant à l’incertitude du moment de ce surgissement ; étant infirmière, Fanny est au contact direct et vital avec les patients, alors même qu’elle porte la mort en elle. Et puis le cauchemar commence à contaminer la réalité, dans le lit, dans le corps, face à la table d’opération.
Cette perte d’identité avait déjà été développée dans le court-métrage de Manolis Mavris, Brutalia, Days of Labour, présenté à la Semaine de la Critique 2021. Si l’utilisation de split-screens et d’une voix off contraste avec le silence de Midnight Skin, Brutalia met en scène des jeunes filles travaillant sans relâche telles des abeilles dans une ruche où les liens entre l’organique et le psychique façonnent les thèmes obsessionnels plus tard retrouvés dans Midnight Skin.
Le rythme lent de la narration aggrave ce passage vers cette idée obsédante qui prend racine dans le dos de Fanny, à chaque fois qu’elle s’endort. Le film joue néanmoins sur des enjeux troubles, basculant subtilement dans un récit empreint de poésie dans ces plans de nuit où Fanny erre seule dans les rues festives de la ville ; l’absence de dialogue et la relation étrange entre le corps de Fanny et les éléments organiques environnants nous embarque dans un voyage onirique d’une grande justesse. De la toile menaçante du Cauchemar de Füssli à la Métamorphose de Daphné en laurier narrée par Ovide et sculptée par Bernini, Manolis Mavris rend hommage aux mythes littéraires et picturaux de l’Histoire par un court-métrage fantastique, dans tous les sens du terme.
Bien que le festival cannois soit usuellement associé aux paillettes et aux divas de la Croisette, l’évènement qui rassemble chaque année des milliers de festivaliers n’en demeure pas moins un bastion du cinéma français et international. Malgré un élitisme de plus en plus décrié, en s’éloignant un peu du vacarme éblouissant qui entoure le tapis rouge, nous découvrons des sélections qui se soucient de diversité des genres, des identités et des formats cinématographiques.
Le court-métrage est notamment mis à l’honneur dans plusieurs sélections : la Semaine de la Critique, la Quinzaine des cinéastes, la Selection officielle et la Cinef consacrée aux films d’écoles. Ces deux dernières catégories seront évaluées par un jury, présidé par la réalisatrice hongroise Ildikó Enyedi, qui récompensera les projets les plus aboutis ou les plus prometteurs. Car le festival est, au-delà de la consécration professionnelle qu’il représente pour la plupart, aussi un gage de promesse. En effet, beaucoup de réalisateurs.ices repérés par leurs courts reviendront à Cannes avec leurs longs.
Format Court s’intéressera, comme d’habitude, à ces premiers pas en vous délivrant ses coups de coeur parmi les courts-métrages et certains premiers longs présentés dans les différentes sélections.
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Après les films de la Quinzaine des Cinéastes annoncés hier, voici les courts retenus à la Semaine de la Critique, en compétition et en séance spéciale.
En compétition :
Arkhé, d’Armando Navarro (Mexique)
Boléro, de Nans Laborde-Jourdàa (France)
Contadores, d’Irati Gorostidi Agirretxe (Espagne)
Corpos Cintilantes, d’Inês Teixeira (Portugal)
I promise you Paradise, de Morad Mostafa (Égypte, France, Qatar)
Krokodyl, de Dawid Bodzak (Pologne)
Prava istina priče o šori (The Real Truth about the Fight), d’Andrea Slaviček (Croatie, Espagne)
La saison pourpre, de Clémence Bouchereau (France)
Via Dolorosa, de Rachel Gutgarts (France)
Walking With Her into the Night, de Hui Shu (Chine)
Séance spéciale :
Midnight Skin, de Manolis Mavris (Grèce, France)
Pleure pas Gabriel, de Mathilde Chavanne (France)
Stranger, de Jehnny Beth & Iris Chassaigne (France)
Jeune réalisateur britannique d’origine canadienne, Anthony Ing est l’auteur d’un film étonnant repéré cette année à Berlin. Jill, Uncredited est un film de montage centré sur une figurante, Jill Goldston, ayant tourné dans un nombre invraisemblable de films, pubs et séries TV. Le film qui lui rend hommage a été diffusé dans le focus que nous avons consacré à la Berlinale lors de notre Festival Format Court d’avril. Anthony Ing était présent pour l’occasion. Rencontre.
Format Court : Comment l’idée de Jill, Uncredited t’est-elle venue ?
Anthony Ing : J’ai commencé à travailler comme producteur sur le film d’un ami. A l’origine, je suis intéressée par la musique, l’utilisation de matériaux déjà existants, les samples. Et ça fonctionnait bien avec le film que je commençais à produire. J’ai appris à monter. J’ai étudié la philosophie à l’Université mais à cette époque j’essayais de voir ce que je pouvais créer avec des samples, de la musique ou des sons. C’est très proche du montage. Ça m’a aidé à penser les choses dans le bon sens. J’ai appris en autodidacte.
On sent dans ton film un intérêt pour le montage, bien sûr, mais aussi pour les vieux films, comme dans ton film précédent, Day After Day. Pourquoi as-tu voulu y collecter tous les souvenirs de l’actrice Doris Day ?
A. I. : Au début, pour être honnête, je ne savais pas vraiment ce qui m’a amené là. Je n’avais vu aucun des films de Doris Day, sa carrière est intéressante parce qu’elle a travaillé constamment et ça s’est arrêté soudainement. Elle n’a pas beaucoup changé physiquement. Elle a fait des films d’un genre très spécifique, des films qu’on ne voit plus, assez conservateurs et américains. J’ai pensé que ce serait intéressant de voir quelqu’un aller de films en films. Quand j’ai vu la réaction au matériel et les thèmes qui revenaient encore et encore, ça a orienté le montage du film.
Ton travail m’a fait penser au film Staging death de Jan Soldat qui mêle archives et cinéma.
A. I. : Oui, j’ai vu ce film. Je suis toujours inquiet d’être trop influencé par des choses similaires, il faut essayer de cultiver quelque chose d’unique. Mais j’adore ce genre de films et je les regarde toujours.
Comment as-tu découvert Jill Goldston ? pourquoi as-tu voulu raconter quelque chose à son sujet ?
A.I. : Parfois, tu t’immerges dans ta recherche, dans ta création et tu espères qu’un jour ça te dise quelque chose. Il ne faut pas placer la forme avant le message mais parfois la forme est utile pour trouver le fond. J’avais cette idée de faire quelque chose avec un figurant il y a sept ans. J’ai abandonné cette idée, c’était une impasse, la tâche était immense.
Des années plus tard, je procrastinais en ligne. Je cherchais des vieux films et quelqu’un avait rempli sur IMDb les noms de personnes non créditées aux génériques de ces films. Il y a un forum en ligne, BritMovie, où des fans aiment identifier les figurants au second plan. Certains ont de l’intérêt pour l’industrie de l’époque. Des gens qui ont fait des petits rôlessont crédités. Jill Goldston était mentionnée sur ce site, il y avait quelques fans qui parlaient d’elle comme quelqu’un de très prolifique. J’ai discuté avec quelqu’un qui m’a donné son numéro. Je ne sais pas comment il l’avait. Je crois que les fans sont des gens obsessionnels, ils font des listes d’informations sur les acteurs. J’ai rencontré Jill et elle m’a donné une liste de tous les jobs qu’elle avait fait, il y avait presque 2000 lignes, de la TV, des pubs aussi. J’avais une liste avec des films identifiables à côté de beaucoup de choses plus obscures. J’ai cherché le matériel puis essayé d’identifier Jill dedans.
Comment as-tu pu accéder à ses films ? Comment as-tu enquêté et trouvé les images où elle apparaissait ?
A. I. : J’ai développé une méthode. Je ne regardais pas les films en etier, je passais rapidement et je regardais les scènes avec de la foule. Et dans ces scènes, j’avançais image après image. Ce qui est pratique avec Jill, c’est qu’elle a un visage reconnaissable. J’ai commencé à pouvoir la trouver même si elle était juste floue. Parfois, je devais vérifier avec elle, je lui envoyais une image et je lui demandais si c’était bien elle. Elle a fait tellement de petits rôles qu’elle a oublié ceux dans lesquels elle apparaît, pour la grande part, elle a été coupée au montage. Souvent, je regardais les films sans rien trouver.
Est-ce devenu une obsession ?
A. I. : Oh oui, c’est devenu une obsession ! C’était impossible de tout voir. Je ne savais pas exactement à quoi le film allait ressembler, je l’interviewais aussi. J’ai continué, c’est devenu une obsession de construire avec le plus de matériel possible. Je n’avais pas commencé à faire le film et pourtant, d’une certaine manière, je l’ai initié en collectant des images. Je ne savais pas si ça allait fonctionner ou pas mais je continuais en espérant qu’une fois avec suffisamment de matériel, je pourrais créer quelque chose.
Pourquoi était-ce important d’entendre le son du montage ?
A. I. : Ce que je voulais transmettre, surtout au début du film, c’est l’aspect tactile du processus de montage : couper les images, les ralentir, leur donner un autre sens. Au fur et à mesure du film, on devient plus familier avec elle, en connaissance, plutôt qu’avec l’idée simple d’une figurante qui apparaît au premier plan. On la connait, on découvre son histoire, et le film traite moins du processus. Tu penses d’abord au système du montage et, au fur et à mesure, à la personne.
Qu’as-tu appris à propos des figurants en faisant ce film ? Pour toi, ce sont des gens qu’on ne voit pas au début, mais que situés dans l’arrière-plan, ils permettent à ceux du premier plan d’exister.
A.I. : Ils sont tout à fait essentiels. Sans eux, le film n’existe pas. Une chose que j’ai apprise, c’est qu’ils sont bons pour la plus petite performance possible. Cette performance, on peut la considérer comme un premier rôle. Ce petit moment peut contenir beaucoup d’art. Quand j’ai discuté avec Jill de ses figurations, ce qui m’intéressait c’est qu’elle restait immergée. Quand elle jouait des scènes de fête, tout le monde célébrait cela et le moment était d’une authentique joie. Et c’est l’opposé lorsque c’est une tragédie. Jill a fait des scènes comme ça mais il y a quelques petites figurations qu’elle a refusé, pas à cause des conditions de tournage, mais surtout pour l’émotion de refaire une scène difficile. Les acteurs parlent de ça, c’est la même chose pour les figurants.
Jill a abandonné le cinéma maintenant. Pour une fois, elle est au centre d’un film. Tu as collecté les souvenirs de sa carrière. Quelle a été sa réaction devant ton travail ?
A. I. : Elle a vu le film à Londres, au London Film Festival. Elle a dit que c’était comme si elle voyait sa vie défiler devant ses yeux. Personne ne peut avoir l’expérience qu’elle a eu en voyant le film, elle connaît le contexte de chacune des scènes, les gens qu’elle a côtoyé, sont sur les images, ce sont ses amis. Elle a commencé vers les 17 ans et elle a arrêté à presque 70 ans. C’est toute une vie. Pendant la première du film, il y a une scène où elle est dans un cinéma. Je me suis tourné vers elle qui était dans un cinéma et qui se regardait être dans un cinéma. C’était surréaliste (rires) !
Quel est ton intérêt pour la création dans le court-métrage ?
A.I. : J’aime l’aspect du contenu dans le court. Certains sujets sont possibles en étant des courts parce que c’est le bon format. Quand j’ai commencé ce film, je ne savais pas quelle durée il pouvait avoir. Je l’ai pitché comme un moyen-métrage. Je ne savais pas encore ce que je faisais. Il y a des courts qui pourraient être des longs et des longs qui pourraient être des courts.
J’ai fait un peu de montage pour des reportages TV, j’ai aussi travaillé sur les archives de Charlie Chaplin. En ce moment, je travaille sur un projet qui est plus proche de l’exposition. D’une certaine manière, il y a des similitudes avec Jill, Uncredited. C’est une adaptation d’un roman anglais, oublié, des années 60. Je cherche à voir comment le sujet du roman peut s’appliquer de nos jours. Cette sensibilité se retrouve déjà dans Jill, Uncredited. Je sens que je ne vais pas arrêter les films d’archives mais je n’ai pas d’idée immédiate, pas de suite logique après Jill, Uncredited.
Pourquoi as-tu créé ta société Loop ? Pourquoi as-tu senti le besoin de produire tes films par toi-même, et de les distribuer ?
A. I. : Nous ne sommes pas vraiment faits pour l’aspect industriel du cinéma mais, à la base, on voulait mettre en place notre propre structure. On a commencé vers 2015, on a travaillé ensemble sur un film avant, on ne savait pas vraiment ce qu’on faisait mais c’était notre première collaboration. Nous avons apprécié travailler ensemble et on voulait avoir un espace pour créer les idées de chacun. On avait eu des expériences précédentes où il était difficile d’être créatif avec les autres entreprises. On a compris qu’il serait intéressant de fonder notre société. On échange les rôles, on fait beaucoup de choses nous-mêmes et on se débrouille, on trouve des moyens. ça crée un environnement de travail très sympa et surtout créatif.
Plusieurs de tes films, comme compositeur, réalisateur ou producteur, sont en ligne. Pourquoi ?
A. I. : Oui, c’est la vie des films. Les gens regardent les films qu’on fait. Après la carrière des films en festival, le plus important c’est surtout l’accessibilité pour tout le monde.
Synopsis : Un détective privé bruxellois est missionné sur la filature d’un homme soupçonné d’infidélité par sa femme. Mais lorsque la cliente s’immerge de manière inattendue dans l’enquête, le détective sort de sa zone de confort.
Genre : Fiction
Durée : 22′
Pays : Belgique
Année : 2021
Réalisation : Thomas Deknop
Scénario : Davey Snoek, Thomas Deknop
Image : Jonathan Wannyn
Son : Jeroen De Meyer
Montage : Jérôme Bartholomeüs
Musique : Annemie Hendrickx
Interprétation : David Mutamba, Sofie Decleir, Jobst Scnibbe, Priscilla Adade
Dans une épicerie, un homme achète de nombreuses sucreries pour une petite fête. On découvre que le but de son achat est de les manger pendant qu’il observe quelqu’un. Otis, détective privé, a été engagé par Kathleen pour en savoir plus sur les occupations de son mari. Le professionnel passe sa journée à le suivre, à l’observer et à prendre des photos. Et pendant ses longues attentes, il mange. Binge Loving joue avec des genres différents : le policier, le romance, la comédie. L’enquête du détective privé compose la proposition initiale de son récit, qui gagne en profondeur en explorant sa relation avec la nourriture, les sentiments d’une femme trompée, et le rapprochement entre le professionnel et sa cliente. Au dernier Festival Format Court, Thomas Deknop a récolté les fruits de son pari en remportant les prix du public, du jury étudiant et du jury presse.
Le réalisateur belge propose un univers visuel délicieux. La texture granuleuse de l’image avec l’usage des néons et des vitres procure à un quartier industriel un charme urbain entre le moderne et le vintage. La représentation des lumières de la ville et la bande musicale évoquent l’esthétique de Taxi Driver (1976). Les cadres sont précis, les personnages sont bien au milieu de l’écran. Le travail de profondeur de champ est aussi un point fort de l’esthétique du film. La caméra fixe, les zooms ainsi que les mouvements discrets du protagoniste accompagnement visuellement la douce musique jazz en arrière-plan.
La création sonore contribue à la cohérence de l’univers de Deknop en tous ses aspects, les ambiances les plus étonnantes étant la mastication et le grondement du ventre d’Otis. La musique jazz apaisante dialogue avec le rythme général du film, lent, tranquille et silencieux, tout comme le métier d’Otis, qui consiste à attendre calmement qu’un événement se déroule. Le principal avantage du protagoniste en tant que professionnel est sa discrétion. Il le dit lui-même : « être là sans être vu, c’est mon talent ».
Le mélange de différents genres cher au réalisateur crée un résultat original, qui traverse sans efforts la comédie, le drame, la solitude et le romance. Le charisme du personnage principal (David Mutamba) ajoute au charme du court-métrage. L’acte de manger dans cette histoire dépasse la volonté de satisfaire la faim. Il est un plaisir, une compagnie, un symbole dans la relation, soit par Otis qui rêve de frites, comme des étoiles, dans le ciel ou par Kathleen, qui associe l’affection aux repas pris à deux.