Un cœur perdu et autres rêves de Beyrouth de Maya Abdul-Malak

En lice pour le César du meilleur court métrage documentaire de l’édition 2025, Un cœur perdu et autres rêves de Beyrouth confronte les vestiges parcellaires des témoignages anonymes et les images d’une ville qui, après la guerre, le sang et les décombres retrouve une apparente tranquillité, spectrale. Que reste-il de nos récits, des corps meurtris, de nos autres rêves ? Dans quelle rue, quelle vague, quelle promenade de Beyrouth subsistent-ils ?

La cinéaste de deux films documentaires, Au pays qui te ressemble qui sondait le souvenir collectif libanais et Des hommes debout, Maya Abdul-Malak questionne ici les virtualités de la mémoire, dans une capitale sublime, nocturne, estivale, dont la beauté recèle les meurtrissures du traumatisme libanais.

Le ton est donné dès l’ouverture, une voix dit que les voitures l’empêchent de passer, c’est la parole qui a du mal à se frayer un chemin dans le présent, c’est la grande histoire des après, leur tragédie aussi. Veut-on entendre le récit des horreurs, de la perte, alors que le repos semble être accordé ?

Le film va tisser des histoires éparses parfois proches du conte ou de la fable. De cet enchevêtrement résulte un objet sonore hétérogène, brouillé, face à des images par contraste souvent fixes, cadrées, stylisées. Une séquence est en cela assez exemplaire de ce jeu d’opposition : deux femmes sont assises dans une automobile, quasiment immobiles tandis qu’elles subissent le zapping frénétique de la radio. Le contraste est brutal : il y a tout un monde entre l’immuabilité plastique et le brouillage sonore, qui s’allume et s’éteint, passe des ondes éclectiques, musique américaine, libanaise, sur lesquelles se déposent et ajoutent à la confusion, les coups de klaxon de la chaussée. L’impureté de la guerre affronte la stabilité retrouvée, cela passe par une disjonction sur l’ensemble du film entre le son et l’image, mis face à face. C’est un écho de la guerre civile, un même corps tiraillé, en rupture, fragile. Le cinéma en réponse métaphorique se déchire aussi en deux, d’un côté sa voix, de l’autre son image.

Le dispositif que propose le film est assez admirable, poétique autant que politique. L’image ne va avoir de cesse de répondre aux témoignages racontés. Dès lors, les larmes deviennent cette étendue de mer éperdue, les sanglots versés se noient dans les vagues turquoises ensoleillées. L’image fait prendre corps à l’immatériel de la mémoire de manière allégorique, sans schématisme, en usant de la mise en scène et de la chair de la ville. Cela n’est pas sans douleur, et ancre le paradoxe qu’exprime le documentaire : un corps perdu dans l’eau devient celui d’un enfant qui profite d’un après-midi d’été, les fantômes se mêlent aux vivants, le souvenir traumatique à la nécessité d’aller de l’avant.

Les rues de Beyrouth sont tristes, étroites, des fanions pendent comme une fin de fête, vide, désertée. Néanmoins, le film de Maya Abdul-Malak se ponctue de quelques épisodes emplis d’espoir comme cette java fiévreuse aux corps enchantés qui ondulent, en gros plan. La séquence est en rupture esthétique avec un film qui prenait plutôt le pari de tenir à distance les corps, de les saisir au cœur de la capitale : elle en est d’autant plus saisissante.

Alors qu’aujourd’hui la paix demeure gracile au Liban depuis les tirs israéliens de la fin 2023, le Beyrouth de Maya Abdul-Malak pourrait être le théâtre de lendemains meilleurs. Au crépuscule de ses tourments, on fume le narguilé, une petite fille se déguise en princesse pour être prise en photo. Aux abords d’une plage, on retrouve le répit, les récréations, les activités anodines, déliées de la survie nécessaire en temps de guerre. Sur le sable, le temps s’épaissit. Mais on se souvient au creux de l’oreille, en observant le coucher de soleil et les jeux d’enfants, que ceux-ci se transformaient chaque soir en rivières de sang. Même lorsque la beauté drape l’image, on nous murmure ce que furent les jours sur leur déclin à Beyrouth, les rêves déchus, les rives assassines. L’image ne peut se dérober au son.

Pourtant, les gens courent sur la promenade et ce n’est pas pour s’enfuir. Ce n’est pas la peur qui fait crier les enfants. “ Ça me soulage de voir la mer et les gens qui se promènent normalement.” Mais la flânerie n’est plus la même, comme dans le court-métrage de Lucien Bourjeily, Minerva (2021), les visages des disparus entachent les murs. L’image se fait mémoire, devant les affiches, on énonce ce qu’est une guerre civile : un déchirement. “ J’explose. Mon corps entier explose. Je le vois en morceaux autour de moi. Me suis-je fait exploser moi-même ?”.

La nuit venue, sur la promenade, un homme tient plusieurs ballons allumés, il avance lentement pour sortir du cadre. Demain est possible, en liesse peut-être, en faisant corps avec son histoire, si l’image demeure un lieu de mémoire, si Beyrouth comme elle le peut, retrouve son coeur, et ses rêves, aux creux des vagues, à corps perdu.

Lou Leoty

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