L’Envoûtement de Nicolas Giuliani

Quelques pas dans la nuit, une pierre et une main qui l’enserre, voilà comment débute L’Envoûtement de Nicolas Giuliani, réalisateur de trois courts métrages : Petites Vallées, Les Louves et Elio, qui révélaient son affection particulière pour les grands espaces et la ferveur des liens entre les êtres, qu’ils soient familiaux ou amoureux. L’Envoûtement présélectionné en vue des César 2025, offre une histoire d’amour déchirante, rarement montrée au cinéma, filmée avec tendresse et pudeur.

Dans un établissement maraîcher accueillant et employant des personnes en situation de handicap mental, Bruno et Céline s’aiment. Bruno, atteint d’autisme, est un formidable jardinier. Passionné par la nature, il s’occupe avec beaucoup de dévotion de ses plantes, tandis que Céline veille constamment sur lui et le rassure. Dans ce couple, on ne se parle pas beaucoup, mais on se touche, on se palpe, on s’enlace. L’arrivée de Lucie, une nouvelle éducatrice, fascine Bruno jusqu’à le détourner de sa compagne, terrassée de se voir remplacer par une autre.

C’aurait pu être un documentaire autour du quotidien des personnes en situation de handicap dans cet ESAT de Dordogne (Établissement et Service d’Aide par le Travail), saisissant leurs gestes au travail et leurs petites tragédies. Et pourtant, le film de Nicolas Giuliani va au-delà et prend le pari de la fiction et d’une histoire d’amour fou, sans pour autant écarter le réalisme, ni la précision documentaire. Pour préparer son film, il a mis en place des ateliers d’initiation au cinéma dans l’établissement et s’est familiarisé avec le lieu, son esprit et ses êtres. Marion Carpentier (Céline) et Guillaume Drouadaine (Bruno) sont tous les deux des acteurs professionnels issus de la troupe Catalyse de l’ESAT des Foyers à Morlaix. Ils apportent à leurs personnages autant d’authenticité que de sensibilité.

Tout le film se noue autour des mains qui dévoilent et deviennent des paysages, des visages de l’amour. Par elles, au début du film, l’on découvre en suivant leur mouvement, l’identité du protagoniste à mesure qu’il porte une pierre proche de son visage. Ce sera aussi par un toucher de la plante teintée de terre, en écho à un plan du début du film, que Lucie devine la présence de Bruno dans son appartement. Lorsque celui-ci disparaît, il revient dans le champ du visible, au milieu des fleurs, par une main tendue.

L’envoûtement qui donne son titre au film, la fascination quasiment mystique que Bruno va développer à l’égard de Lucie, s’annonce par un contact entre les mains. Tandis que Bruno jardine, la main de Lucie fait irruption dans le champ. Elle est acceptée dans l’espace de Bruno lorsqu’il crée un agencement de deux pierres et qu’après avoir tâté et caressé la main de Lucie, il la dépose sur elles. Pour sceller cette première communion, il couvre la main de l’éducatrice de la sienne. Un peu plus tard, Lucie montre à Céline comment défaire des liens lorsqu’ils s’emmêlent : une résurgence allégorique de la déliaison de Bruno et Céline provoquée par l’arrivée de l’éducatrice.

Bruno va manifester pour la nouvelle arrivante, une adoration, comme un état de grâce, dont les rituels ressemblent à ceux de la religion chrétienne. Il répète comme en prière les paroles de Lucie,“Merci Bruno”. Il dérobe également une clé et une photo d’identité qu’il conserve dans une boîte à biscuits déterrée à la force de ses doigts. Son attention particulière aux objets les transforme en reliques. Il taille un arbre, afin de déposer l’image de Lucie et se prosterner devant, à genoux. La séduction exercée par Lucie sur Bruno est un désir sacré, déséquilibré et donc inachevé.

Par les mains, l’on se révèle, l’on se déclare. Tandis qu’on la somme de dire ce qu’elle sait de la fuite de Bruno, Céline oppose la rugosité de ses mains à la douceur de celles de Lucie : c’est dans ce hiatus que se joue le drame du film. Touchés par les mains, les objets prennent part à l’intimité. Les deux pierres de Bruno sont tapotées à plusieurs reprises par Céline, comme un totem se confondant avec l’être cher perdu. Lorsqu’elle porte le caillou à son oreille, comme pour entendre le lieu où se tient l’être aimé, la pierre se fait le relais d’un appel.

Il en va de même lorsque la casquette jaune divague dans les flots de la rivière jusqu’à ce jeune couple amoureux qui ne tardera pas à l’emmener dans leurs ébats. Ce double rappel de la relation privilégiée qu’il possède avec Céline : l’amour de deux inconnus et la personnification du couvre-chef met Bruno face à ses sentiments. Il se saisit de l’objet et l’emporte dans son autel, en le serrant contre lui, avec le même geste que pour les gants de Lucie, sur le cœur.

Au terme d’un sublime monologue, bouleversant, au clair de lune, Céline dépasse sa condition et proclame son amour, dans un élan qui affirme que quelque chose de Bruno vit en elle : “ Ton cœur est en moi, tout mon cœur bat pour lui.” La résolution d’un amour réciproque se fait encore une fois par une main, qui effleure la joue avant d’être suivie par celle de l’être aimé. Puis, vient l’étreinte.

Nicolas Giuliani consacre l’amour fou à travers les mains, la transcendance des objets, dans un film lumineux, humain et d’une délicatesse sidérante. L’amour, c’est sans doute cela, une traversée dans la nuit, dans un souffle, main dans la main.

Lou Leoty

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