Le sergent Bulut, dont on ne connaît pas le prénom, surveille à longueur de journées et de nuits, les frontières qui bordent le village chypriote Lourujina, placé sous contrôle de la République autoproclamée turque. Perché dans sa tour de guet, celui qu’on observe observer est gagné peu à peu par la paranoïa de ce climat militaire omniprésent. Lauréat du Grand Prix du court-métrage à Cinémed 2024, The Watchman réalisé par Ali Cherri, illustre avec brio les différentes conséquences qu’une zone géographique touchée par les conflits militaires peut entraîner sur ses habitants.
Dès les premiers plans du court-métrage, les reliefs montagneux chypriotes sont inscrits dans les yeux rougis du jeune sergent. Les gouttes de sueurs perlent sur sa nuque après sa nuit de garde dans cet environnement aride et chaud. Il accuse le coup de cette surveillance exténuante qui le prive de sommeil. Les longs plans fixes silencieux témoignent également de la solitude du personnage. Cette solitude mêlée à de la nervosité atteint son apogée lorsqu’un oiseau décède dans la tour du sergent. On peut déceler une similitude entre le sergent perché dans sa tour en bois, et l’oiseau, un animal qui a pour habitude de se tenir en hauteur pour surveiller les alentours. Un gros plan centré sur le visage du sergent laisse d’ailleurs entrevoir les plumes de l’oiseau mort au premier-plan.
Cette omniprésence de la mort liée à la militarisation de la région touche également les villageois de Lourujina. Le protagoniste est invité à prendre le café chez une dame âgée qui se plaint de l’écho vide de sa maison dont les murs sont décorés par des portraits de sa famille absente. Elle s’inquiète pour ses enfants partis pour l’armée, qui pourraient trouver le même destin funeste que certains précemment tombés au combat. C’est peut-être ce climat et cette attente incessante qui amène le sergent à imaginer et anticiper l’arrivée de soldats ennemis.
Dans plan large somptueux (ou cauchemardesque ?), le sergent Bulut, de nuit, braque sa lanterne sur une rangée de soldats dont les mouvements synchronisés fascinants s’approche lentement de lui et de nous, spectateurs. On comprend que ces soldats terrifiants mais subjuguants sont probablement des fantômes de militaires morts au combat.
Cette rangée de soldats défunts peut rappeler cette célèbre scène tirée de l’un des huit courts-métrages qui composent le film Rêves (1989) réalisé par Akira Kurosawa, où un ancien commandant japonais se retrouve également face à un régiment de soldats-fantômes. On peut dresser un parallèle intéressant entre les deux courts-métrages. Les visages des soldats dans The Watchman semblent être en cire, dépourvus de yeux, arborant un teint blanc, fantomatique qui ne relève pas du vivant. Ils ne parlent pas et s’expriment à travers des bruitages que seul le sergent peut comprendre, comme si son destin était déjà lié à ces pantins. Cette scène relève de la peur, peut-être celle de devenir un mort parmi tant d’autres dans le chaos de la guerre.
Dans le film japonais, l’ancien commandant est confronté à une rangée de soldats défunts qui constituaient son régiment à l’époque de la Seconde Guerre mondiale. C’est ici, la culpabilité du commandant, qui se fait ressentir. Les soldats attendent ses ordres, et le vieil homme doit leur rappeler qu’ils sont morts et que lui seul, a survécu. Ils communiquent en japonais et le commandant se rappelle les noms des soldats. Ils ont donc un visage et un nom, contrairement aux militaires du court-métrage d’Ali Cherri.
Le jeune sergent a encore la vie devant lui, tandis que le passé militaire du commandant japonais est derrière lui. La forme de ces deux rêves est similaire, mais les émotions qui en transparaissent s’opposent.
La conclusion dans The Watchman ouvre plusieurs perspectives et interprétations possibles. On ne sait pas quelle voie prendra le jeune sergent, s’il sera attiré par ces étranges soldats qui veulent l’emmener avec lui, s’il s’éloignera de ce monde militaire ou s’il peut même faire un choix. Toutefois, Ali Cherri parvient parfaitement à nous immerger dans la psychologie et les émotions troubles du protagoniste impacté par les instabilités de cette région rongée par les conflits militaires. Très marquant, The Watchman mérite amplement son Grand Prix du court-métrage à Cinémed.