Rémi Brachet : « Il faut réfléchir à la manière de casser son regard »

Scénariste et réalisateur, Rémi Brachet vient de présenter Chère Louise, un film sur l’histoire imaginée de son arrière grand-mère tuée par son mari en 1949, sélectionné en compétition officielle courts métrages du 13e FIFIB (Festival International du Film Indépendant de Bordeaux). On y suit Louise en 1968, en vacances dans un camping en Italie avec son fils et ses petits-enfants, et la vie qu’elle aurait eu si elle n’avait pas été assassinée vingt ans plus tôt. Retour sur son travail et son approche, en regard de son film documentaire La Fin des Rois qui se penche sur la condition des habitantes dans la ville Clichy-sous-Bois en 2019.

Format Court : Dans Chère Louise, tu mets en scène le personnage de ton arrière-grand-mère en 1968, en imaginant les vacances qu’elle aurait pu connaître si elle avait vécu. Comment as-tu développé cette idée de scénario ?

Rémi Brachet : C’était d’abord conjoncturel : à la base, je mène cette enquête aux archives lors de mes études à la Fémis en 2014 en parallèle de mes autres activités professionnelles. J’ai d’abord été curieux après être tombé sur un article du journal Le Parisien de 1949 qui relatait le meurtre de mon arrière-grand-mère par son mari. Ma mère l’avait conservé lorsqu’elle a appris ce secret de famille. J’avais 14 ans à l’époque. De là, je commence à trouver plein d’articles de journaux, je vais voir les fiches d’état civil, je commence à trouver des choses sur mon arrière-grand-mère que je ne connaissais pas, comme le fait qu’elle était divorcée par exemple. Certains éléments étaient classés aux archives publiques, et ça ne s’arrêtait pas : plus je cherchais, plus je trouvais. Une fois l’histoire reconstituée, j’en ai parlé à mon grand-père, qui s’est beaucoup confié au fur et à mesure que je lui apprenais des choses. Ce travail s’est fait en pointillé, sans que je l’ai destiné à quoi que ce soit, je ne me disais pas que j’allais en faire un film. En 2020, mon grand-père décède. Je venais de finir mon film La Fin des Rois, puis je me suis rompu le tendon d’Achille, deux fois, le même. La guérison fut très longue, j’ai eu du temps. À l’époque, j’essayais de concevoir un long-métrage/documentaire, mais mon grand-père était mort, je manquais d’image : un truc classique ne marchait pas. Et puis je me suis dit : “Qu’est-ce qui se serait passé si elle avait vécu ? Qu’est-ce qu’un féminicide ?”. Quand les enfants en parlent, ils disent souvent qu’ils sont tristes de ne pas avoir vécu plus de choses avec leur mère. Je savais qu’il y avait quelque chose à faire avec l’uchronie.

Justement, comment écrit-on une uchronie ?

RB : Ce qui était cadrant, c’est qu’il n’y avait pas de changement de réalité. Je voulais imaginer mon arrière-grand-mère à 70 ans en 1968, dans notre réalité. Concernant son histoire, j’avais une sorte de fiche de personnage. Je savais qui elle était, et ce qu’elle ne pouvait pas être. Dans ma tête, c’était une femme qui n’aurait probablement pas beaucoup voyagé dans sa jeunesse, son fils (mon grand-père) serait resté avec sa première femme bourgeoise, qui aurait les moyens d’emmener sa mère en Italie. Et puis, j’ai imaginé quelles seraient ses vacances, ce qu’elle se serait autorisée.

« Chère Louise »

Que signifie produire de manière indépendante ?

RB : Lorsqu’on fait du court-métrage, il faut trouver les ressources pour vivre. Il faut trouver d’autres projets, se mettre sur d’autres activités. Il faut s’accorder du temps, que j’ai eu lors de ma blessure. Puis, j’ai écrit le film quand mon fils est né, ce qui m’a laissé du temps en sortant du congé paternité. Avec Chère Louise, on a suivi les parcours classiques de financement, avec le CNC par exemple. L’indépendance signifie que ton budget est contraint : tous tes choix artistiques doivent être faits pour maximiser l’usage de ton argent. Tourner en Italie était cher, donc on a tourné une partie en France. La voiture d’époque, les costumes, sont rares. Le cadre des vacances dans un camping simplifiait les choses, au contraire d’un tournage à Rome par exemple. C’est pour ça que je trouve la conception d’un film indépendant super intéressante : on projette des choses très intimes, avec des problèmes très pratiques, comme la création de décors, les cachets des acteurs…

En 2019, tu as fait une résidence de 8 mois dans le cadre d’un Contrat Local d’Éducation Artistique (CLEA) des Ateliers Médicis. Tu en as fait un moyen-métrage, La Fin des Rois, qui se penche sur la condition des femmes à Clichy-sous-Bois. Pourquoi as-tu candidaté ?

RB : J’avais déjà fait une résidence avec les Ateliers Médicis, dans une structure basée à Montfermeil et qui vise à rapprocher de structures culturelles les habitants qui en sont éloignés, pour créer un lien entre l’urbanité et la ruralité. La première fois, c’était dans une école au fond de la Moselle. En 2019, j’ai vu un appel d’offres dans le territoire de Clichy-Sous-Bois. J’avais un peu de temps, je me suis dit : “Pourquoi pas ?”. Ce que j’ai adoré dans le processus de réalisation, c’est le fait d’avoir du temps pour rencontrer les gens et passer énormément de temps avec eux sans la caméra. C’était un luxe.

« La Fin des Rois »

Dans La Fin des Rois, tu suis un atelier de théâtre dans un lycée, mais tu filmes des scènes d’une rare intimité, comme de véritables accouchements. Tu vas dans les appartements des gens, tu travailles avec les services municipaux… Il doit y avoir un travail de dialogue énorme.

RB : Oui. Par exemple, les services d’hygiène allaient dans les résidences dans un état de dégradation horrible, si bien qu’on ne les a pas montrés. Comme avec les accouchements, on ne sait pas qui on va rencontrer. À la différence de l’atelier avec les lycéens, on ne peut pas “pré-travailler” avec de vraies personnes. Le lien se fait avec les gens qui t’introduisent dans le lieu. Certaines personnes n’ont pas accepté qu’on filme chez eux, quand d’autres le faisaient en se disant que c’était l’une des missions du service hygiène, voire que ça allait les aider dans leurs démarches. L’enjeu était d’arriver chez les gens, se mettre dans un endroit sans les gêner. Être là était déjà une forme de violence ; ça nous a incité à une forme de pudeur.

Tu as beaucoup collaboré avec Héloïse Pelloquet, notamment sur La Passagère, Côté Cœur, Comme une grande et L’Âge des sirènes, que nous avions couvert à Format Court. Comment est-ce qu’on co-écrit une histoire ?

RB : Héloïse est ma compagne ; même si ça pourrait poser problème, on travaille souvent sur les mêmes projets : en tant que monteuse, elle a monté La Fin des Rois. Elle travaille avec les mêmes techniciens, les mêmes équipes depuis ses débuts. On retrouve les mêmes personnages, dans les mêmes territoires. Avec Imane [Imane Laurence, qui joue régulièrement dans les films d’H.Pelloquet], ça a été un travail de composition pour une actrice de 16/17 ans qui changeait. Dans La Passagère, un des seconds rôles, Jean-Pierre Couton (qui joue Tony), est un vrai sauveteur en mer, qu’on retrouve dans L’Âge des Sirènes. Le rôle a vraiment été écrit pour lui.

Vous partez des personnages, et vous créez des histoires autour.

RB : Je dirais même qu’on part des personnes. Dans La Fin des Rois, on part de vrais gens et on raconte quelque chose d’eux. Je trouve que ça permet d’être plus juste d’un point de vue moral et éthique. Partir de personnes qui existent est un garde-fou narratif et éthique. Cela crée une relation respectueuse entre toi et les gens que tu filmes.

« Comme une grande »

Je me souviens avoir été très touchée de la justesse des personnages des jeunes filles qui grandissent dans les courts que tu as co-écrit avec Heloïse. En tant qu’homme, comment imagine-t-on ces regards ?

RB : Ce sont des questions passionnantes. Déjà, c’est Héloïse qui réalise, qui travaille elle-même avec des équipes masculines. Je pense qu’il faut réfléchir à la manière de casser son regard. Par exemple, c’est très pertinent de penser le male gaze, mais ça reste un concept ; il n’y a pas d’omnipotence du regard du réalisateur ou de la réalisatrice sur un sujet. Le système a permis certains comportements à cause d’une politique des auteurs exacerbée, sans contre-pouvoir, alors qu’il y a de fait des rapports de domination sur les plateaux de tournages. Changer les comportements signifie aussi reconnaître les apports de chacun dans une œuvre collective. Par exemple, travailler avec des cheffes opératrices décentre le regard.

On peut réussir à redéfinir la construction du regard au cinéma en associant mieux les équipes, en arrêtant la toute-puissance de l’auteur lors du tournage, qui impose son désir aux comédiens. Ce n’est jamais que ton regard d’homme en tant qu’individu : la notion de désir n’est pertinente que si elle est pensée collectivement.

Pour Héloïse, c’est le contraire, et cela lui permet d’avoir plusieurs regards sur ce qu’elle fait. Il est important d’avoir le ressenti des gens, notamment des monteuses, sur certains plans, qui peuvent porter une certaine violence de représentation. Comment, en tant qu’homme blanc cis, changer la manière dont on regarde les choses ? Dans La Fin des Rois, je voulais me pencher sur la question du genre en banlieue, mais ce sont les habitantes qui m’ont guidé, et qui m’ont questionné sur la manière de filmer les gens indépendamment de leur genre, de leur origine. Car les films qui me touchent le plus sont ceux où les gens ne sont pas essentialisés. […] Par exemple, je trouve que le regard posé sur Arletty dans Les Enfants du Paradis en fait une figure forte. Mais il ne suffit pas d’être une femme pour penser les personnages féminins : l’enjeu principal est de décortiquer les rapports de domination et de représentation, et de les changer.

Pour décortiquer des rapports de force, il faut d’abord les conscientiser.

RB : Oui, et cela passe par la diversité des équipes. Certes, les choses changent du côté des comédiens, mais les scénaristes ou les chefs-opérateurs sont souvent des hommes blancs. Il s’agit aussi de permettre à des gens de tous horizons de faire davantage de films pour multiplier les regards. Pour moi, ça passe même jusqu’aux stagiaires qu’on choisit sur un plateau, sur la diversité des regards qu’on aura.

« Chère Louise »

Dans Chère Louise, le féminicide est traité comme un tabou absolu. Dans La Fin des Rois, lorsqu’on demande à Ouahiba, lycéenne, pourquoi elle s’est tue après son agression, elle répond que “les gens n’ont pas à savoir”. Comment comprendre le silence de la violence contre les femmes ?

RB : Pour moi, il s’agit d’abord des rapports de force et de domination. Est-ce qu’il y a la place, dans notre société, pour accueillir ces discours ? On le voit dans le procès de Mazan, combien il est difficile d’être crue et entendue. La société n’est pas prête à entendre cela. Cela me touche, car c’est une forme de responsabilité collective qu’on a de réussir à écouter. Je pense que Ouahiba, qui s’est affirmée au montage comme un personnage principal, se sentait assez en confiance pour se confier à nous sur son agression, puis à la caméra, ce qui a aussi été le cas de mon grand-père qui s’est senti assez en confiance pour se confier sur sa propre mère. […] Oui, je suis touché par la violence et le secret, et l’incapacité à les formuler et à les digérer en tant que société.

Propos recueillis par Mona Affholder

One thought on “Rémi Brachet : « Il faut réfléchir à la manière de casser son regard »”

  1. Très intéressant pour le spectateur de découvrir ce réseau d’interactions . On regarde dans une autre dimension. Merci.

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