JHR Films éditait cet été Bad luck banging or loony porn, de Radu Jude, en DVD, assorti de deux courts-métrages et d’un échange avec Olivier Père (Arte) et Carlo Chatrian (Berlinale). Un film sorti en 2021 et couronné d’un Ours d’or à Berlin.
Emi promène sagement dans les rues de Bucarest son tailleur gris et son masque anti-Covid, indifférente au brouhaha de la ville. Elle doit pourtant faire face à un problème de taille : une sextape tournée avec son mari dans l’intimité de la chambre à coucher s’est retrouvée sur internet. Comme si cela ne suffisait pas, les parents de ses élèves – elle est enseignante dans une école assez huppée –demandent sa démission au prétexte de la lutte contre l’immoralité et de la protection de la jeunesse.
Bad luck banging or loony porn nous présente cet événement dans un film tripartite, dont chaque volet vient enrichir le suivant. Si le premier nous montre les pérégrinations de Emi dans Bucarest, cherchant un soutien auprès de sa directrice d’école et amie, le deuxième nous propose un pot-pourri d’extraits télévisés – images d’archives, publicités… – véritablement indécents, au contraire de la gentille partie de jambes en l’air entre la professeure et son mari : des magasins regorgeant de marchandises qui côtoient la grande misère, le génocide des Juifs roumains en 1941 et la mise au ban des Roms. Par ce montage, Radu Jude interroge nos valeurs. La troisième partie nous plonge dans le faux procès de Emi au cours duquel les parents d’élèves sont invités à voter sur son éventuel licenciement.
Cette structure originale n’a rien d’anecdotique : c’est ce travail de montage et de collage, qui emprunte largement à l’esthétique surréaliste, qui donne du sens à l’injustice vécue par la professeure. La mauvaise foi des parents d’élèves, qui se prétendent tous outrés, apparait grâce au montage des séquences télévisées qui pointent l’omniprésence de l’obscénité dans la vie quotidienne. Surtout, la complaisance avec laquelle ils regardent la sextape incriminée, brandie comme pièce à conviction par l’une d’entre eux, montre leur hypocrisie.
La partie centrale permet aussi au spectateur peu au fait de l’histoire de la Roumanie de la découvrir et de comprendre ainsi les enjeux du procès de pacotille : rapidement, le débat délaisse la seule question sexuelle pour examiner la façon dont la professeure aborde la responsabilité roumaine dans la Shoah. Il s’agit là, encore aujourd’hui, d’un angle mort de l’historiographie officielle.
Notons enfin l’importance de la bande son et des couleurs dans la charge satirique du film : la première partie nous montre les rues de Bucarest envahies de couleurs criardes et de bruits assourdissants, invitation permanente à consommer. Les musiques additionnelles, de Beethoven à Bobby Lapointe en passant par Lili Marlene, déréalisent le film, lui conférant une dimension exemplaire, à la manière d’une fable. Les lumières roses de la dernière partie, qui nous entrainent dans le conte ou le film de superhéros, participent de cette dimension.
L’échange avec Olivier Père et Carlo Chatrian, qui s’est tenu lors du Festival de La Rochelle, approfondit les choix esthétiques du réalisateur comme ses engagements politiques, notamment le négationnisme concernant le rôle de l’état-major roumain dans le massacre de milliers de Juifs et l’esclavage subi par les Roms au début du XXe siècle. Si ce premier aspect a été longtemps étudié dans Peu m’importe si l’histoire nous considère comme des barbares, le second a fait l’objet d’un autre film, Aferim !.
Enfin, les deux courts-métrages proposés en bonus enrichissent le propos du film : Plastic semiotic filme en plans fixes des jouets contemporains (Playmobil, poupées Barbie…) pour mettre en lumière les totems et les tabous de notre société. Nous passons ainsi de scènes de sexe à des reconstitutions de publicités ou des exactions commises par les Occidentaux. Génocide indien, esclavage… ces petits morceaux de plastique que sont les jeux pour enfants parviennent, avec une facilité désarmante, à rendre compte des horreurs de notre monde. Quelles valeurs ces jouets transmettent alors à nos enfants ?
De son côté, The Marshal’s two exécutions, sorti en 2018, propose de redécouvrir l’exécution du général collaborationniste Antonescu en juxtaposant deux films : un premier, pris sur le vif, est constitué de cette exécution telle qu’elle a été filmée par le réalisateur Ovidiu Gologan ; le second relève en revanche de la reconstitution après coup. Il s’agit du film Le Miroir, de Sergiu Nicolaescu, sorti en 1994 et dont le propos est de faire l’apologie du général roumain. Le travail de montage effectué par Radu Jude, dépourvu de tout commentaire, est fascinant dans l’éclairage qu’il apporte sur l’héroïsation des criminels de guerre. Définitivement, Radu Jude apparait comme un maitre dans l’art du collage signifiant.
L’obsession de Radu Jude pour le passé et ses conséquences sur la société contemporaine apparait dans tous ses films. C’est par exemple le cas du court-métrage Potemkinistii, présenté à la Quinzaine des Réalisateurs cette année, et qui abordait l’ambigüité du legs laissé par les statues à la gloire du communisme : ces œuvres représentaient-elles un idéal de fraternité ou au contraire la réalité du pouvoir de Ceausescu ? Une interrogation mise en scène par un échange entre un sculpteur et une représentante du Ministère de la Culture roumain.
Ce DVD, par sa richesse, permet d’approfondir les préoccupations esthétiques et politiques de Radu Jude. En effet, si la politique est au cœur des interrogations du réalisateur roumain, elle est toujours servie par un travail formel exigeant.